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Le « Peuple de la Vérité » : entre islam chiite, zoroastrisme, culte de Mihtra et christianisme, qui sont les Yârsâns (2/3) ? Pratiques religieuses, maîtres et saints

Par Emile Bouvier
Publié le 07/06/2021 • modifié le 07/06/2021 • Durée de lecture : 6 minutes

1. Les pratiques religieuses

Les pratiques religieuses s’effectuent principalement lors d’assemblées d’initiés appelées « jam » (fortement similaires au cem des Alévis [lien vers un artice consacré aux Alévis : https://www.lesclesdumoyenorient.com/La-communaute-alevie-de-Turquie-politisation-et-redefinition-de-ses.html]) au cours desquelles sont réalisées des offrandes et des prières [1]. Les Yârsâns s’engagent à respecter un certain mode de vie, articulé autour de la droiture, de l’intégrité, de la modestie et de la solidarité. Ces règles sont scellées par un pacte qui unit Dieu, ses compagnons (les Haftans) et le fidèle. Ce contrat a été formalisé d’abord par Shah Khoskin au XIème siècle sous le nom de « Sajnari » puis renouvelé et développé par Sultan Sahal au XIVème siècle sous le nom de « Pardivari Bayabas » [2]. Toutes les règles et croyances yârsânes sont compilées dans le « Kalâm-e Saranjâm » (le Livre), un recueil des propos sacrés tenus par différents saints et maîtres du yârsânisme [3].

Le jam agit comme une assemblée mystique de fidèles initiés. Ceux-ci, hommes comme femmes, doivent en effet être adultes et avoir été initiés par un maître spirituel (Sayyed, Pir ou Dalil) [4]. Leur âme doit être pure et leur corps lavé [5]. Ils doivent vouloir se rapprocher de Dieu et porter un morceau de tissu autour de leur taille en guise de signe de soumission [6]. Tous les participants au jam doivent unir leurs pensées afin de ne former qu’un seul être. Durant la cérémonie, la musique joue un rôle central puisque, de même que la musique a permis à Dieu de créer l’Humain selon la religion yârsâne, c’est à travers la musique que les participants accèdent à la Vérité [7].

A cet égard, l’instrument central d’un jam est le tanbûr [8] ; celui-ci, loin d’être l’instrument à percussion homophone, s’avère être une sorte de luth à manche longue, très répandue en Asie centrale, au Moyen-Orient et dans les Balkans. Avant qu’il ne soit joué, le tanbûr est passé de main en main entre fidèles ; ils le touchent, l’embrassent et le donnent ensuite au musicien qui commence alors à en jouer en chantant le kalam, les mots sacrés [9].

2. Les saints et maîtres : présentation des personnages incontournables du yârsânisme

La communauté yârsân est divisée en onze branches (khandan, littéralement des « maisons », des « dynasties »), chacune conduite par des maîtres dont la généalogie remonte aux origines du yârsânisme [10]. Ainsi, les Yârsâns commémorent leurs maîtres au même titre que leurs saints. Plusieurs maîtres se démarquent dès lors au sein de la religion yârsâne. Le premier d’entre eux, Bahlul, vécut à Kermanshah (actuel Kurdistan iranien) au VIIIème siècle durant le règne du calife abbasside Harun al-Rashid (17 mars 763-24 mars 809). Le calife, à qui les activités religieuses de Bahlul déplaisaient, aurait condamné à mort ce dernier ; celui-ci aurait alors feint la folie afin d’échapper à la peine capitale [11].

Shah Khoshin et Sultan Sahak constituent également des maîtres fondamentaux pour les fidèles du yârsânisme. Shah Khoskin serait en effet la troisième théophanie ; de son vrai nom Mobarak Shah, il serait né au début du XIème siècle dans la région du Lorestan (actuellement une province occidentale de l’Iran, parcourue des mont Zagros) où son grand-père maternel, Mirza Amana, était chef de village [12]. Selon les textes sacrés yârsâns, la mère de Khoshin l’aurait conçue tout en restant vierge ; son mari, indigné, l’aurait en conséquence abandonnée dans les montagnes. Elle aurait erré en larmes jusqu’à ce qu’un ange lui apparaisse et lui dise qu’elle allait donner naissance à un enfant de la lumière. Mirza Amana aurait ainsi élevé son enfant seule ; Sultan Sahak grandira jusqu’à découvrir le yârsânisme, dont il formalisera les canons et la consécration du tambour dans les jam.

Sultan Sahak, la quatrième théophanie, est la plus importante figure du yârsânisme, notamment car il est celui qui a renouvelé le contrat avec Dieu et structuré le dogme yârsân au XIVème siècle. Sa mère, Khatun Dayrak, vivait dans la maison d’un dénommé Shaykh Issa dans la ville de Barzandja, en Irak. Après la mort de Shaykh Issa, des désaccords croissants apparaîtront entre Sultan Sahak et ses plus jeunes frères, poussant le futur maître yârsân à quitter la maison familiale et à s’installer dans le village de Sheikhan [13]. Il y serait mort centenaire et un mausolée y a été construit pour abriter sa sépulture sur les rives du Sirvan, près de la frontière de l’Iran avec l’Irak. Ce mausolée est, aujourd’hui, l’un des principaux lieux de pèlerinage du yârsânisme [14].

Un dernier maître notable, et dont le mausolée en Iran à Takht-e Sarana constitue désormais l’un des lieux de pèlerinage les plus importants du yârsânisme, est le dénommé Baba Yadgar : né au XIVème siècle dans le village de Sheikhan, il aurait été désigné par Sultan Sahak comme son successeur. A la mort de Sahak, Baba Yadgar aurait quitté son village natal afin de se rendre à Zahab, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Kermanshah. Il vivra là-bas plusieurs années avant de s’installer dans le village de Sarana, au pied du mont Dalahu, où il mourra [15].

Aujourd’hui, le yârsânisme serait parcouru de trois courants, qui se distinguent essentiellement par leur position vis-à-vis de l’islam [16]. Le premier est celui de l’Ahl-e Haqq, dont les deux derniers maîtres, Nimatullah Jayhunabadi et son fils Ostad Nur Ali Elahi [17] (1895-1974), auteur d’un ouvrage célèbre chez les Yârsâns (« Démonstration de la Vérité » [Borhan ol-Haqq], Téhéran, 1963), cherchent à se rapprocher davantage dans leurs pratiques de l’islam chiite, essentiellement dans un effort visant à protéger la communauté en la fondant davantage dans le paysage musulman irakien. Il s’agit essentiellement d’un courant animé par des intellectuels, relativement peu suivi par les Yârsâns « authentiques », c’est-à-dire fidèles aux rites originels, et qui constituent le deuxième mouvement. Ils sont constitués principalement de fermiers et d’artisans profondément attachés à leur religion et nient tout lien avec l’islam. Le troisième mouvement enfin, celui des Tayifasan, constitue une forme de compromis entre ces deux mouvements [18] et se montre constitué davantage de fidèles habitant dans de grands centres urbains que le deuxième mouvement [19].

Lire la partie 1 : Le « Peuple de la Vérité » : entre islam chiite, zoroastrisme, culte de Mihtra et christianisme, qui sont les Yârsâns (1/3) ? Présentation ethno-géographique et spirituelle du yârsânisme

Bibliographie :
 Acker, Vanessa G. "Religion among the Kurds : internal tolerance, external conflict." Kennedy School Review 5 (2004) : 99-110.
 De Zeeuw, Hans. Tanbûr Long-necked Lutes Along the Silk Road and Beyond. Archaeopress Publishing Ltd, 2019.
 During, Jean. "A critical survey on Ahl-e Haqq studies in Europe and Iran." Alevi identity : Cultural, religious and social perspectives (1998) : 105-26.
 During, Jean. "Le système des offrandes dans la tradition Ahl-e Haqq." In Syncretistic Religious Communities in the Near East, pp. 49-64. Brill, 1997.
 Hosseini, S. Behnaz. Yārsān of Iran, Socio-Political Changes and Migration. Palgrave Macmillan, 2020.
 Hosseini, Seyed Ehbehnaz. "The oral transmission of Yārsāni’s traditional education." FRITILLARIA KURDICA (2017) : 20.
 Kehl-Bodrogi, Krisztina, Barbara Kellner Heinkele, and Anke Otter Beaujean, eds. Syncretistic Religious Communities in the Near East : Collected Papers Od the International Symposium" Alevism in Turkey and Comparable Syncretistic Religious Communities in the Near East in the Past and Present" Berlin, 14-17 April 1955. Vol. 76. Brill, 1997.
 Kreyenbroek, Philip G. "The Yezidi and Yarsan Traditions." The Wiley Blackwell Companion to Zoroastrianism 68 (2015) : 499.
 Mir-Hosseini, Ziba. "Breaking the seal : The new face of the Ahl-e haqq." In Syncretistic Religious Communities in the Near East, pp. 175-194. Brill, 1997.
 Mir-Hosseini, Ziba. "Faith, ritual and culture among the Ahl-e Haqq." Kurdish culture and identity (1996) : 111-134.
 Mir-Hosseini, Ziba. "Inner truth and outer history : The two worlds of the Ahl-i Haqq of Kurdistan." International Journal of Middle East Studies 26, no. 2 (1994) : 267-285.
 Şarman, Nurdan. "Yarsanlar ve Kürdistan’da Esrime/Mistik Bir Tür Olarak Yarsan Müziği."
 van Bruinessen, Martin. "When Haji Bektash still bore the name of Sultan Sahak. Notes on the Ahl-i Haqq of the Guran district." Bektachiyya : études sur l’ordre mystique des Bektachis et les groupes relevant de Hadji Bektach. Istanbul : Éditions Isis (1995) : 117-38.
 Weightman, S. C. R. "The Significance of Kitāb Burhān Ul-Ḥaqq." Iran 2, no. 1 (1964) : 83-103.
 Zavieh, Seyedeh Sara Seyedahmady, Mohammad-Reza Darvishi, and Azadeh Mehrpouyan. "Tanbur as stringed music instrument : role, qualities, influences on Yarsanism." International E-Journal of Advances in Social Sciences 2, no. 4 (2016) : 49-59.

Publié le 07/06/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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