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« Certains d’entre nous se font pousser une imposante moustache pour prouver leur attachement à notre religion ; d’autres se la taillent afin de ne pas être identifié comme Kaka’i et de subir des discriminations », expliquait en mai 2019 à la BBC [1] Farhad al-Kake, l’un des responsables de cette communauté religieuse en Irak.
De fait, si les Kurdes constituent à bien des égards la minorité la plus connue et la plus médiatisée d’Irak, en raison principalement de son ampleur démographique [2], la mosaïque des minorités ethniques irakiennes ne s’arrête pas seulement aux Kurdes (qui comptent eux-mêmes d’ailleurs plusieurs « sous-ethnies » à l’instar des Feylis : de nombreuses minorités, aux envergures et origines très variables, cohabitent depuis parfois plusieurs siècles dans le pays des deux fleuves. C’est le cas notamment des yârsâns - ou « Kaka’i » en Irak - dont la religion, le yârsânisme, est originaire de l’actuel Iran mais s’est étendue au Kurdistan irakien au fil des siècles.
En raison de son syncrétisme religieux très riche, mêlant des éléments du zoroastrisme à d’autres de l’islam chiite ou encore du christianisme et du culte de Mithra, le yârsânisme s’avère l’objet de discriminations depuis de nombreuses années et ses fidèles se montrent donc très secrets vis-à-vis de leur foi et de leur pratique. L’actualité des dernières années, notamment la guerre contre l’Etat islamique, est venue toutefois mettre en lumière cette minorité : les Kaka’i, considérés par Daech comme des apostats, ont ainsi fait l’objet de menaces régulières d’attaques de la part de l’organisation terroriste s’ils ne se convertissaient pas à l’islam [3].
Cet article, dont l’objectif n’est pas de présenter de façon exhaustive le yârsânisme, exposera tout d’abord les particularités ethno-géographiques des yârsâns et leurs principaux préceptes spiritueux (première partie) avant d’étudier plus en détail les pratiques religieuses inhérentes au yârsânisme (deuxième partie) ; pour finir, seront exposées les problématiques politiques et sécuritaires se posant aux yârsâns aujourd’hui en Irak et en Iran (troisième partie).
Les Yârsâns sont appelés de différentes manières à travers le Moyen-Orient : si le présent article entend évoquer ceux habitant dans la plaine de Ninive s’appelant eux-mêmes les Kaka’i, ces derniers répondent également à l’appellation kurde de Yârsâns ou encore persane de Ahl-e Haqq (« Peuple de la Vérité », littéralement). En fonction de celui qui les désigne, et comme preuve du syncrétisme religieux tout particulier au fondement de leur foi, les Kaka’i portent également le nom de « Ali-Ilahi » (« Ceux qui défient Ali », essentiellement utilisé par les détracteurs musulmans du yârsânisme), « Sha Ytânparass » (« les adorateurs du diable », utilisé notamment par des groupes comme Al-Qaeda ou l’Etat islamique) ou encore « les Nazarenes » (les chrétiens) [4].
Minorité religieuse avant d’être une minorité ethnique, les Kaka’i seraient originaires initialement d’Iran : fondée au XIVème siècle par Sultan Sahak, leader religieux kurde originaire d’As-Souleymanieh, la religion Kaka’i se répandra essentiellement dans les montagnes du Kurdistan correspondant, peu ou prou, aux actuelles provinces iraniennes du Kurdistan et de l’Azerbaïdjan occidental, et à l’est de l’Irak, en particulier aux alentours de Kirkouk et As-Souleymanieh [5].
Le nombre total de pratiquants du yârsânisme à travers le Moyen-Orient est estimé à environ quatre millions, dont trois millions en Iran [6], bien que l’ampleur exact de leur communauté ne soit pas connue. En Irak, ils seraient entre 120 000 et 150 000 [7], vivant principalement au sud-est de Kirkouk, dans les plaines de Ninive près de Daquq et Hamdaniya, et dans des poches de moindre importance à Diyala, Erbil et Sulaymaniyah. Ils sont généralement considérés comme ethniquement kurdes [8], parlant un dialecte connu sous le nom de kurde méridional [9] et qui leur est relativement propre. Certaines communautés sont cependant arabophones tandis que d’autres parlent le gorani [10] (une large part des yârsâns parle le gorani, notamment en Iran), une langue d’origine iranienne [11] considérée par certains chercheurs [12] comme un dialecte du kurde, parmi le kumrnacî, le sorani ou encore le kurde méridional.
Les origines du dogme yârsân trouvent leurs origines dans les anciennes religions indo-iraniennes et plus particulièrement dans le culte de Mithra [13] et le zoroastrisme [14]. Des éléments des religions musulmane (chiisme notamment), chrétienne et juive sont également observables dans le yârsânisme [15]. Les piliers de cette religion, très mystique et que certains chercheurs catégorisent comme un « culte des anges » au même titre que l’alévisme ou le yézidisme par exemple, reposent sur la croyance en une divinité nommée Ya, l’Essence divine, créatrice du monde [16].
Selon l’eschatologie yârsâne, il n’y avait, au Commencement, qu’un monde recouvert d’eau. Au fond de cet océan se trouvait une perle, au cœur de laquelle se trouvait l’Essence divine. Celle-ci aurait d’abord donné naissance à ses sept compagnons, les Haftan (« sept corps »). Ensuite, à la demande des Haftan, la divinité serait sortie de la perle et aurait pris la forme de Khavankar (parfois orthographié « Khawandagar ») [17], le « Seigneur dieu » ; ce Dieu aurait créé le monde en brûlant la perle : la fumée aurait donné naissance au ciel, aux étoiles et aux nuages, et la cendre à la Terre. Les Haftan lui auraient ensuite demandé de créer l’Humain, ce qu’il fit avec un morceau d’argile jaune, avant de l’implorer de se manifester en une forme humaine. Dieu souhaita alors insuffler une âme dans le corps d’un homme, ce qu’elle refusa de faire ; face à l’obstination de l’âme, les Haftan seraient entrés dans le cœur de l’homme et y aurait joué de la musique. Lorsque l’âme aurait entendu la musique, elle serait entrée en transe et aurait rejoint le corps de l’homme dont elle reste, aujourd’hui encore, prisonnière [18].
Le yârsânisme soutient alors l’existence de sept théophanies [19], c’est-à-dire d’apparitions, de révélations de Dieu, lors de sept « époques » différentes [20]. La première est celle de Khavankar, évoquée supra ; la deuxième est celle de l’imam Ali (d’où le fait que les détracteurs du yârsânisme puissent appeler ses fidèles « Ali-Ilahi », « Ceux qui défient Ali ») ; les plus importantes théophanies sont les troisième et quatrième, respectivement Shah Khushin [21] (au XIème siècle), à qui est attribué le premier pacte avec la divinité, la consécration du tambour (dont il sera fait mention infra) et l’introduction des rassemblements religieux, et Sultan Sahak [22] (XIVème siècle), qui renouvela le contrat avec la divinité et formalisa le dogme yârsân. Selon la tradition, les mères de ces incarnations n’ont pu être fécondées que par Dieu et sont donc nécessairement vierges, à l’instar de la Vierge Marie dans le christianisme [23].
Le yârsânisme est également un culte des anges. Les Haftan, compagnons de la divinité, ont leur propre avatar. Lors de la quatrième période, celle de Sultan Sahak, ses trois compagnons, fréquemment mentionnés dans les poèmes et les chansons, apparaissent sous les traits de Pir [24] Benyamin [25], Pir Davud [26] et Pir Musi [27]. D’autres anges se démarquent dans la religion yârsân : les haftavaneh (les « Sept puissants »), les haftsardar (les « Sept commandants », les qavaltas [28], etc [29].
Un autre aspect fondamental du yârsânisme est la métempsycose, c’est-à-dire la réincarnation de l’âme après la mort dans un autre corps humain, ou dans celui d’un animal. Le cycle des âmes dan la religion yârsâne couvrirait ainsi une période de 50 000 ans et inclurait 1 000 réincarnations : la 1001ème sera éternelle et prendrait place le Jour de la Résurrection, qui sera également celui du Jugement dernier [30]. Le cycle de réincarnations n’est pas strictement lié à celui de la vie : en plus des réincarnations consécutives à la mort d’un individu, la métempsycose peut se produire à la suite d’une maladie ou à la fin d’un rêve. Les réincarnations peuvent être également perçues comme des Illuminations, c’est-à-dire comme des moments où le fidèle est touché par le divin ; elles agissent comme autant de bornes dans la vie d’un fidèle si celui-ci agit de façon droite et pieuse. Son âme, dans son voyage jusqu’à l’état divin, est en effet supposée croître jusqu’à la perfection à travers les séquences de réincarnation.
Lire la partie 2 : Le « Peuple de la Vérité » : entre islam chiite, zoroastrisme, culte de Mihtra et christianisme, qui sont les Yârsâns (2/3) ? Pratiques religieuses, maîtres et saints
Bibliographie :
– Dick, Samme. "Rekindling the Flame : Zoroastrianism in Iraqi Kurdistan." Kurdish Studies 7, no. 2 (2019) : 161-188.
– During, Jean. "A critical survey on Ahl-e Haqq studies in Europe and Iran." Alevi identity : Cultural, religious and social perspectives (1998) : 105-26.
– Ghaderi, Farangis. "The literary legacy of the Ardalans." Kurdish Studies 5, no. 1 (2017) : 32-55
– Karaca, Ibrahim. "EHL-İ HAKLAR’DA TOPLUMSAL İLİŞKİLER." Asya Studies 4, no. Special Issue (Özel Sayı) 1 (2020) : 51-55.
– Leezenberg, Michiel. Gorani influence on Central Kurdish : Substratum or prestige borrowing ?. Universiteit van Amsterdam. Instituut voor Taal, Logica en Informatie [ITLI], 1993.
– Miran, Rashad S. "MATERIALS AND SOURCES ON AHL-I HAQ IN KURDISTAN."
– Rodziewicz, Artur. "The nation of the sur : The Yezidi identity between modern and ancient myth." In Rediscovering Kurdistan’s Cultures and Identities, pp. 259-326. Palgrave Macmillan, Cham, 2018.
– Tavadze, G.. (2019). Spreading of the Kurdish language dialects and writing systems used in the middle east. Bulletin of the Georgian National Academy of Sciences. 13. 170-174.
– van Bruinessen, Martin. "When Haji Bektash still bore the name of Sultan Sahak. Notes on the Ahl-i Haqq of the Guran district." Bektachiyya : études sur l’ordre mystique des Bektachis et les groupes relevant de Hadji Bektach. Istanbul : Éditions Isis (1995) : 117-38.
– Yalçın, Nihat, and Yashar Behnoud. "Müziğin Kutsallığı Bağlamında Ehl-i Hak Cem Makamlarının Müziksel ve Ritüelik Analizi." Journal of Alevism-Bektashism Studies 13 (2016) : 132-202.
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Notes
[2] Avec près de huit millions d’âmes, la population kurde représente environ 20% de la population irakienne, constituée en 2019 d’un peu de plus 39 millions d’habitants : https://www.worldometers.info/world-population/iraq-population/
[3] https://www.kurdishinstitute.be/en/isis-threatens-to-attack-kakai-religious-minority-in-iraq-sozbin-celeng/
[4] Kreyenbroek, Philip G. "The Yezidi and Yarsan Traditions." The Wiley Blackwell Companion to Zoroastrianism 68 (2015) : 499.
[5] Kreyenbroek, Philip G. "“God First and Last". Religious Traditions and Music of the Yaresan of Guran."
[6] Selon des chiffres avancés en 2019 par la BBC : https://www.bbc.com/news/world-middle-east-50378946
[8] Acker, Vanessa G. "Religion among the Kurds : internal tolerance, external conflict." Kennedy School Review 5 (2004) : 99-110.
[9] Soane, Ely Bannister. "A Southern Kurdish Folksong in Kermanshahi Dialect." The Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland (1909) : 35-51.
[10] Leezenberg, Michiel. Gorani influence on Central Kurdish : Substratum or prestige borrowing ?. Universiteit van Amsterdam. Instituut voor Taal, Logica en Informatie [ITLI], 1993.
[12] A l’instar de Giorgi Tavadze par exemple : Tavadze, G.. (2019). Spreading of the Kurdish language dialects and writing systems used in the Middle-East. Bulletin of the Georgian National Academy of Sciences. 13. 170-174.
[13] Le culte de Mithra, ou mithraïsme, est une religion initiatique relativement obscure et dont les origines exactes restent peu connues ; pratiquée par les légionnaires romains du 1er au 4ème siècle après Jésus-Christ, certains vestiges permettent de remonter encore plus loin (notamment les statues phrygiennes du Mont Nemrout en actuelle Turquie , érigées sur l’ordre du Roi Antiochos 1er de Commagène au 1er siècle avant JC), notamment aux origines du zoroastrisme, dont il s’inspire à bien des égards.
[14] Le zoroastrisme, ou mazdéisme, est une religion dualiste de l’Iran ancien, encore pratiquée de nos jours par de très faibles minorités dans le nord de l’Irak et en Iran essentiellement ; cette religion tire son nom de celui de son prophète et fondateur, Zoroastre (ou Zarathoustra), né dans le nord-est de l’Iran au cours du IIème siècle av. JC.
[15] Dick, Samme. "Rekindling the Flame : Zoroastrianism in Iraqi Kurdistan." Kurdish Studies 7, no. 2 (2019) : 161-188.
[16] Miran, Rashad S. "MATERIALS AND SOURCES ON AHL-I HAQ IN KURDISTAN."
[17] Ghaderi, Farangis. "The literary legacy of the Ardalans." Kurdish Studies 5, no. 1 (2017) : 32-55.
[18] Rodziewicz, Artur. "The nation of the sur : The Yezidi identity between modern and ancient myth." In Rediscovering Kurdistan’s Cultures and Identities, pp. 259-326. Palgrave Macmillan, Cham, 2018.
[19] Yalçın, Nihat, and Yashar Behnoud. "Müziğin Kutsallığı Bağlamında Ehl-i Hak Cem Makamlarının Müziksel ve Ritüelik Analizi." Journal of Alevism-Bektashism Studies 13 (2016) : 132-202.
[20] L’un des axes majeurs du yârsânisme est celui des « époques » : selon les textes religieux, l’univers évolue au fil de sept époques, au cours desquels Dieu serait apparu sous différentes formes primaires et secondaires, allant de la création de l’univers à nos jours.
[21] van Bruinessen, Martin. "When Haji Bektash still bore the name of Sultan Sahak. Notes on the Ahl-i Haqq of the Guran district." Bektachiyya : études sur l’ordre mystique des Bektachis et les groupes relevant de Hadji Bektach. Istanbul : Éditions Isis (1995) : 117-38.
[22] Ibid.
[23] During, Jean. "A critical survey on Ahl-e Haqq studies in Europe and Iran." Alevi identity : Cultural, religious and social perspectives (1998) : 105-26.
[24] Un « Pir » désigne un leader spirituel et religieux dans des religions comme le yârsânisme, l’alévisme ou encore le soufisme.
[25] Pir Benyamin est né au XIIIème siècle près du mont Shahu (Chaîne de l’Elbrouz), dans la région de Horaman. Il a été reçu par Sultan Sahak dans le village de Sheikhan avant de devenir l’un de ses compagnons. Son mausolée est situé à Karind Gharb, à une centaine de kilomètres de Kermanshah.
[26] Pir Davud est le troisième compagnon de Sultan Sahak, né au XIIIème siècle dans le village de Davdan, dans la région de Horaman ; son mausolée est situé dans le village de Skeikhan, sur les rives du fleuve Sirvan.
[27] Pir Musi est originaire du Kurdistan syrien ; Sultan Sahak fera de lui son scribe. Il est enterré à Karind Gharb, aux côtés de Pir Benyamin.
[28] Les Qavaltas désignent un groupe de fidèles yârsâns enfouis sous la neige pendant trois jours alors qu’ils allaient rendre visite à Sultan Sahak ; ils seront finalement sauvés par des partisans de ce dernier. Une commémoration annuelle leur est consacrée et porte le nom du leader de leur groupe : Qavaltas.
[29] Ibid.
[30] Karaca, Ibrahim. "EHL-İ HAKLAR’DA TOPLUMSAL İLİŞKİLER." Asya Studies 4, no. Special Issue (Özel Sayı) 1 (2020) : 51-55.
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