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Le « Peuple de la Vérité » : entre islam chiite, zoroastrisme, culte de Mihtra et christianisme, qui sont les Yârsâns (1/3) ? Présentation ethno-géographique et spirituelle du yârsânisme

Par Emile Bouvier
Publié le 04/06/2021 • modifié le 07/06/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

En raison de son syncrétisme religieux très riche, mêlant des éléments du zoroastrisme à d’autres de l’islam chiite ou encore du christianisme et du culte de Mithra, le yârsânisme s’avère l’objet de discriminations depuis de nombreuses années et ses fidèles se montrent donc très secrets vis-à-vis de leur foi et de leur pratique. L’actualité des dernières années, notamment la guerre contre l’Etat islamique, est venue toutefois mettre en lumière cette minorité : les Kaka’i, considérés par Daech comme des apostats, ont ainsi fait l’objet de menaces régulières d’attaques de la part de l’organisation terroriste s’ils ne se convertissaient pas à l’islam [3].

Cet article, dont l’objectif n’est pas de présenter de façon exhaustive le yârsânisme, exposera tout d’abord les particularités ethno-géographiques des yârsâns et leurs principaux préceptes spiritueux (première partie) avant d’étudier plus en détail les pratiques religieuses inhérentes au yârsânisme (deuxième partie) ; pour finir, seront exposées les problématiques politiques et sécuritaires se posant aux yârsâns aujourd’hui en Irak et en Iran (troisième partie).

1. Présentation ethno-géographique

Les Yârsâns sont appelés de différentes manières à travers le Moyen-Orient : si le présent article entend évoquer ceux habitant dans la plaine de Ninive s’appelant eux-mêmes les Kaka’i, ces derniers répondent également à l’appellation kurde de Yârsâns ou encore persane de Ahl-e Haqq (« Peuple de la Vérité », littéralement). En fonction de celui qui les désigne, et comme preuve du syncrétisme religieux tout particulier au fondement de leur foi, les Kaka’i portent également le nom de « Ali-Ilahi » (« Ceux qui défient Ali », essentiellement utilisé par les détracteurs musulmans du yârsânisme), « Sha Ytânparass » (« les adorateurs du diable », utilisé notamment par des groupes comme Al-Qaeda ou l’Etat islamique) ou encore « les Nazarenes » (les chrétiens) [4].

Minorité religieuse avant d’être une minorité ethnique, les Kaka’i seraient originaires initialement d’Iran : fondée au XIVème siècle par Sultan Sahak, leader religieux kurde originaire d’As-Souleymanieh, la religion Kaka’i se répandra essentiellement dans les montagnes du Kurdistan correspondant, peu ou prou, aux actuelles provinces iraniennes du Kurdistan et de l’Azerbaïdjan occidental, et à l’est de l’Irak, en particulier aux alentours de Kirkouk et As-Souleymanieh [5].

Le nombre total de pratiquants du yârsânisme à travers le Moyen-Orient est estimé à environ quatre millions, dont trois millions en Iran [6], bien que l’ampleur exact de leur communauté ne soit pas connue. En Irak, ils seraient entre 120 000 et 150 000 [7], vivant principalement au sud-est de Kirkouk, dans les plaines de Ninive près de Daquq et Hamdaniya, et dans des poches de moindre importance à Diyala, Erbil et Sulaymaniyah. Ils sont généralement considérés comme ethniquement kurdes [8], parlant un dialecte connu sous le nom de kurde méridional [9] et qui leur est relativement propre. Certaines communautés sont cependant arabophones tandis que d’autres parlent le gorani [10] (une large part des yârsâns parle le gorani, notamment en Iran), une langue d’origine iranienne [11] considérée par certains chercheurs [12] comme un dialecte du kurde, parmi le kumrnacî, le sorani ou encore le kurde méridional.

Les origines du dogme yârsân trouvent leurs origines dans les anciennes religions indo-iraniennes et plus particulièrement dans le culte de Mithra [13] et le zoroastrisme [14]. Des éléments des religions musulmane (chiisme notamment), chrétienne et juive sont également observables dans le yârsânisme [15]. Les piliers de cette religion, très mystique et que certains chercheurs catégorisent comme un « culte des anges » au même titre que l’alévisme ou le yézidisme par exemple, reposent sur la croyance en une divinité nommée Ya, l’Essence divine, créatrice du monde [16].

2. Principaux préceptes spirituels

Selon l’eschatologie yârsâne, il n’y avait, au Commencement, qu’un monde recouvert d’eau. Au fond de cet océan se trouvait une perle, au cœur de laquelle se trouvait l’Essence divine. Celle-ci aurait d’abord donné naissance à ses sept compagnons, les Haftan (« sept corps »). Ensuite, à la demande des Haftan, la divinité serait sortie de la perle et aurait pris la forme de Khavankar (parfois orthographié « Khawandagar ») [17], le « Seigneur dieu » ; ce Dieu aurait créé le monde en brûlant la perle : la fumée aurait donné naissance au ciel, aux étoiles et aux nuages, et la cendre à la Terre. Les Haftan lui auraient ensuite demandé de créer l’Humain, ce qu’il fit avec un morceau d’argile jaune, avant de l’implorer de se manifester en une forme humaine. Dieu souhaita alors insuffler une âme dans le corps d’un homme, ce qu’elle refusa de faire ; face à l’obstination de l’âme, les Haftan seraient entrés dans le cœur de l’homme et y aurait joué de la musique. Lorsque l’âme aurait entendu la musique, elle serait entrée en transe et aurait rejoint le corps de l’homme dont elle reste, aujourd’hui encore, prisonnière [18].

Le yârsânisme soutient alors l’existence de sept théophanies [19], c’est-à-dire d’apparitions, de révélations de Dieu, lors de sept « époques » différentes [20]. La première est celle de Khavankar, évoquée supra ; la deuxième est celle de l’imam Ali (d’où le fait que les détracteurs du yârsânisme puissent appeler ses fidèles « Ali-Ilahi », « Ceux qui défient Ali ») ; les plus importantes théophanies sont les troisième et quatrième, respectivement Shah Khushin [21] (au XIème siècle), à qui est attribué le premier pacte avec la divinité, la consécration du tambour (dont il sera fait mention infra) et l’introduction des rassemblements religieux, et Sultan Sahak [22] (XIVème siècle), qui renouvela le contrat avec la divinité et formalisa le dogme yârsân. Selon la tradition, les mères de ces incarnations n’ont pu être fécondées que par Dieu et sont donc nécessairement vierges, à l’instar de la Vierge Marie dans le christianisme [23].

Le yârsânisme est également un culte des anges. Les Haftan, compagnons de la divinité, ont leur propre avatar. Lors de la quatrième période, celle de Sultan Sahak, ses trois compagnons, fréquemment mentionnés dans les poèmes et les chansons, apparaissent sous les traits de Pir [24] Benyamin [25], Pir Davud [26] et Pir Musi [27]. D’autres anges se démarquent dans la religion yârsân : les haftavaneh (les « Sept puissants »), les haftsardar (les « Sept commandants », les qavaltas [28], etc [29].

Un autre aspect fondamental du yârsânisme est la métempsycose, c’est-à-dire la réincarnation de l’âme après la mort dans un autre corps humain, ou dans celui d’un animal. Le cycle des âmes dan la religion yârsâne couvrirait ainsi une période de 50 000 ans et inclurait 1 000 réincarnations : la 1001ème sera éternelle et prendrait place le Jour de la Résurrection, qui sera également celui du Jugement dernier [30]. Le cycle de réincarnations n’est pas strictement lié à celui de la vie : en plus des réincarnations consécutives à la mort d’un individu, la métempsycose peut se produire à la suite d’une maladie ou à la fin d’un rêve. Les réincarnations peuvent être également perçues comme des Illuminations, c’est-à-dire comme des moments où le fidèle est touché par le divin ; elles agissent comme autant de bornes dans la vie d’un fidèle si celui-ci agit de façon droite et pieuse. Son âme, dans son voyage jusqu’à l’état divin, est en effet supposée croître jusqu’à la perfection à travers les séquences de réincarnation.

Lire la partie 2 : Le « Peuple de la Vérité » : entre islam chiite, zoroastrisme, culte de Mihtra et christianisme, qui sont les Yârsâns (2/3) ? Pratiques religieuses, maîtres et saints

Bibliographie :

 Dick, Samme. "Rekindling the Flame : Zoroastrianism in Iraqi Kurdistan." Kurdish Studies 7, no. 2 (2019) : 161-188.
 During, Jean. "A critical survey on Ahl-e Haqq studies in Europe and Iran." Alevi identity : Cultural, religious and social perspectives (1998) : 105-26.
 Ghaderi, Farangis. "The literary legacy of the Ardalans." Kurdish Studies 5, no. 1 (2017) : 32-55
 Karaca, Ibrahim. "EHL-İ HAKLAR’DA TOPLUMSAL İLİŞKİLER." Asya Studies 4, no. Special Issue (Özel Sayı) 1 (2020) : 51-55.
 Leezenberg, Michiel. Gorani influence on Central Kurdish : Substratum or prestige borrowing ?. Universiteit van Amsterdam. Instituut voor Taal, Logica en Informatie [ITLI], 1993.
 Miran, Rashad S. "MATERIALS AND SOURCES ON AHL-I HAQ IN KURDISTAN."
 Rodziewicz, Artur. "The nation of the sur : The Yezidi identity between modern and ancient myth." In Rediscovering Kurdistan’s Cultures and Identities, pp. 259-326. Palgrave Macmillan, Cham, 2018.
 Tavadze, G.. (2019). Spreading of the Kurdish language dialects and writing systems used in the middle east. Bulletin of the Georgian National Academy of Sciences. 13. 170-174.
 van Bruinessen, Martin. "When Haji Bektash still bore the name of Sultan Sahak. Notes on the Ahl-i Haqq of the Guran district." Bektachiyya : études sur l’ordre mystique des Bektachis et les groupes relevant de Hadji Bektach. Istanbul : Éditions Isis (1995) : 117-38.
 Yalçın, Nihat, and Yashar Behnoud. "Müziğin Kutsallığı Bağlamında Ehl-i Hak Cem Makamlarının Müziksel ve Ritüelik Analizi." Journal of Alevism-Bektashism Studies 13 (2016) : 132-202.

Publié le 04/06/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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