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Le Liban à l’épreuve de la révolution syrienne

Par Yara El Khoury
Publié le 02/01/2013 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 14 minutes

LEBANON, Tripoli : Lebanese army soldiers man a checkpoint at the entrance of Tripoli’s Bab al-Tebbaneh mainly Sunni Muslim neighbourhood, on December 10, 2012, as Lebanese armed forces entered the areas of clashes between Sunni Muslims and Alawite co-religionists of Syrian President Bashar al-Assad, in the northern city. The December 9 sectarian clashes, linked to the 21-month conflict in Syria, killed six people and wounded 40, a security official said.

AFP PHOTO/STR

Des lendemains hypothétiques pour la Syrie

La révolution syrienne va se terminer un jour. Ce constat s’accompagne d’un autre, non moins évident : nul ne peut se targuer à l’heure actuelle de pouvoir avancer un pronostic sérieux sur son épilogue, même si au moment où ces lignes sont écrites, la chute du régime de Bachar el-Assad semble inéluctable. Les révolutions de Tunisie, d’Egypte et de Libye ont généré des lendemains désenchantés, notamment pour tous ceux qui s’étaient nourris d’illusions, qui avaient vraiment cru que des démocraties libérales (et laïques) pouvaient naître des décombres de dictatures gangrénées par l’intégrisme et la corruption. Ceux-là ont oublié les leçons d’histoire apprises sur les bancs de l’école : les droits de l’homme de 1789 se sont fourvoyés dans la Terreur en 1793, puis la France a mis un siècle avant de trouver sa voie. Un siècle, c’est trop long, à notre époque où tout va si vite. Néanmoins, les précédents tunisien, égyptien et libyen sont très instructifs : la Syrie après Assad va se présenter sous les traits d’un chaos inextricable mais temporaire, et prendra tout le temps qu’il faudra pour panser ses blessures et se redéfinir, dans le désordre. Et voilà précisément ce qui inquiète la communauté internationale.

De fait, les chancelleries du monde entier apparaissent dans l’expectative. La génération de chefs d’Etats actuellement au pouvoir, et leurs équipes, n’ont jamais connu qu’une Syrie bien tranquille en surface. Non que sa politique étrangère ait été d’une constance univoque ; elle a varié quelque peu selon les circonstances mais elle est restée néanmoins cohérente sur les grandes lignes d’un arabisme ostentatoire mais notablement statique. Sa politique intérieure n’alimentait plus les conversations depuis que le président Hafez al-Assad avait écrasé dans le sang les révoltes qui ont menacé son pouvoir de la fin des années 1970 jusqu’en 1984. La situation interne a suscité un regain d’intérêt fugace au moment où l’arrivée au pouvoir de l’actuel président Bachar al-Assad en l’an 2000 a laissé entrevoir une lueur de libéralisation, vite éteinte.

La Syrie est complexe et elle se situe dans une région infiniment complexe. Quelle que soit la lecture que l’on puisse en faire, les événements qui s’y produisent retiennent de près l’attention des décideurs et des observateurs car ce pays se situe à la confluence de diverses et épineuses problématiques : au Sud, il est bordé par la question palestinienne, lancinante et irrésolue, donc perpétuellement explosive, et le minuscule royaume hachémite de Jordanie qui, depuis qu’il existe, se bat pour ne pas disparaître ; au Nord, les relations avec son voisin turc sont faites de contentieux territoriaux et hydrauliques très anciens ; à l’Est, l’Irak se déchire et se consume sous l’effet de l’incendie allumé par les « politiques pyromanes » de la droite américaine ; plus à l’Est, il y a l’allié iranien de la Syrie, son programme nucléaire, mais aussi ses problèmes internes, la déliquescence de son économie et de sa société ; et pour finir, à l’Ouest, il y a le fragile Liban qui fait figure, invariablement, de caisse de résonance de toutes les problématiques précitées. De fait, le Liban ressent très fortement les secousses qui menacent d’emporter le régime syrien. Nous tenterons d’exposer la situation en examinant successivement la question des frontières syro-libanaises, puis les clivages politiques libanais liés à des rapports historiques mouvementés avec Damas.

La région transfrontalière syro-libanaise : interface majeure de la crise

Si l’on regarde une carte du Liban, l’on constate que ce petit pays est bordé de frontières taillées en une dentelle maladroite et irrégulière. Le promontoire rocheux sur lequel est juchée sa capitale Beyrouth est le Finistère de l’antique Croissant fertile, croissant d’une portion non négligeable des crises du monde contemporain. De par sa situation géographique, le Liban ne pouvait pas rester à l’abri des soubresauts occasionnés par les événements de Syrie. Les deux pays sont mitoyens, séparés par une ligne frontalière très longue et extrêmement poreuse qui, pour l’Etat libanais, constitue sa limite territoriale au nord et à l’est.

Soixante ans après l’indépendance du Liban et de la Syrie, des portions de leur frontière commune sont toujours mal délimitées et demeurent source de litige entre les deux Etats. Ce flou juridique combiné à un vide sécuritaire endémique favorise les contrebandes en tous genres dans lesquelles Libanais et Syriens sont également impliqués, et ceci n’est pas chose nouvelle. Ce qui est nouveau en revanche, c’est que les agents de l’Etat syrien ont perdu le quasi monopole qu’ils exerçaient sur la circulation illégale d’hommes et de marchandises ; désormais, des groupes soupçonnés par Damas de liens avec des puissances étrangères – Qatar et Arabie saoudite en tête – opèrent dans cette zone de non droit, et y font transiter les combattants et les armes. Le pouvoir syrien, par la voix de son ambassadeur au Liban, ne cesse de réitérer ses appels aux autorités libanaises afin qu’elles contrôlent leur côté de la frontière ; mais il semble oublier que c’est lui, au temps où il régnait en maître au Liban, qui a persévéré dans son opposition systématique aux modestes tentatives des pouvoirs publics libanais visant à rétablir un semblant de souveraineté sur ces régions périphériques contiguës à la Syrie.

En plus de ces problèmes de sécurité que nous venons d’exposer, une véritable situation de crise humanitaire prévaut dans la zone transfrontalière. En effet, les postes frontières situés au nord et à l’est du Liban voient affluer les vagues de réfugiés syriens. Les plus fortunés arrivent à bord de leur véhicule personnel, ils louent des appartements dans la région métropolitaine du Grand-Beyrouth et inscrivent leurs enfants dans les écoles ou universités du Liban. Les autres, le plus grand nombre, arrivent à pied ou dans des moyens de transports de fortune à bord desquels s’entassent femmes, vieillards et enfants en bas âge qui, généralement, ne peuvent pas aller plus loin que les régions situées juste au-delà de la frontière. Là, ils sont logés dans des bâtiments publics ou chez l’habitant, lui-même déjà bien démuni, et ils sont pris en charge avec les maigres moyens dont peuvent disposer les municipalités et les associations. Les services de l’Etat libanais, la Croix-Rouge et le HCR tentent eux aussi de répondre à la détresse de ces personnes, mais il est certain que le flot de réfugiés qui arrive sur le territoire libanais est tel que le Liban seul n’est pas en mesure d’y faire face. L’économie libanaise repose sur les services et les recettes du tourisme qui assurent des rentrées d’argent précaires et très dépendantes du contexte politique global. En ce moment, du fait de la crise syrienne et de ses propres dysfonctionnements internes, l’économie du Liban est exsangue et la grogne sociale est potentiellement explosive, avec pour toile de fond des clivages politiques sur lesquels nous reviendrons.

En plus des réfugiés et du drame humanitaire qu’ils représentent, la crise syrienne charrie un amoncellement de faits divers quasi quotidiens au Liban. Des effractions qui vont du simple délit à l’acte criminel se multiplient, mettant souvent en cause des individus de nationalité syrienne. Abondamment commentés par la presse et l’ensemble des médias libanais, ces manifestations d’une insécurité grandissante suscitent l’émoi et une situation proche de la psychose au sein de la population qui s’alarme du nombre croissant de Syriens démunis et livrés à eux-mêmes qui peuplent les rues. Les Libanais voient, impuissants, la révolution syrienne déborder sur leur territoire, et qui plonge leur pays au bord de la guerre civile. Ceci est un second volet, politique cette fois, des effets de la crise syrienne sur le Liban. Il fait l’objet de la prochaine partie.

Guerre civile non déclarée au Liban

La révolution syrienne actuelle est en train de solder une situation née de la guerre dont le Liban a été le théâtre de 1975 à 1990, car les clivages qu’elle engendre sur la scène libanaise ont des racines qui remontent à cette période. Dès l’éclatement du conflit libanais, la Syrie entre en scène, en médiateur d’abord, puis en intervenant, alliée d’abord aux milices chrétiennes en 1976. En 1978, la paix séparée de Camp David entre Israël et l’Egypte radicalise la politique d’Assad, et renverse les alliances : il soutiendra désormais les milices qui se battent aux côtés des Palestiniens, tout en conservant des amitiés parmi ses anciens alliés chrétiens, notamment le clan Frangieh qui domine la région du Liban-Nord.

L’année 1982 constitue le tournant de la guerre du Liban : Israël envahit le territoire libanais et en expulse les troupes syriennes présentes depuis 1976 ; l’OLP quitte le pays sous la supervision d’une force multinationale ; Béchir Gemayel, principal artisan de l’intervention israélienne, est élu président puis est assassiné. Cet épisode de la guerre change radicalement la donne : massacres de Sabra et Chatila, création du Front de résistance nationale contre Israël, naissance du Hezbollah et d’une résistance ouvertement islamiste, retrait unilatéral d’Israël de la montagne en 1983 et d’une partie du Sud en 1985, générant dans son sillage les massacres intercommunautaires dont les victimes seront en majorité les chrétiens, multiplication d’attentats spectaculaires contre la force multinationale et les troupes israéliennes, les contraignant à quitter le Liban. Israël ne conservera qu’une bande frontalière qu’il évacuera en 2000.

A la faveur de ce chaos généralisé, la Syrie fait un retour progressif au Liban, retour qui sera complet en 1987. Elle enregistre un succès notoire en obtenant l’abrogation par le président libanais Amine Gemayel de l’accord libano-israélien du 17 mai 1983, mais cumule les revers : l’OLP de Yasser Arafat échappe à son contrôle et se réimplante au Liban où elle se lance dans une lutte fratricide contre les groupes palestiniens armés par le pouvoir syrien ; l’Accord Tripartite signé par Damas avec les principales milices chiite, druze et chrétienne est renversé suite à un putsch interne au camp chrétien. Ce texte visait à assurer à la Syrie une position prépondérante au Liban, en tissant la toile d’une coopération étroite dans tous les domaines. A l’époque, en 1985, les chrétiens du Liban se sont alarmés des accords à venir qui devaient jumeler les systèmes éducatifs des deux pays. Leur souci de protéger l’indépendance de leurs écoles instituées par les missionnaires européens du XIX ème siècle, où la langue française et sa culture sont prépondérantes, a alimenté une fronde qui a facilité le putsch qui a rejeté l’accord et renversé ses signataires chrétiens, à savoir l’équipe du commandant en chef des Forces Libanaises, Elie Hobeika. Ce dernier est remplacé par Samir Geagea, auteur du putsch, partisan d’une ligne dure anti-syrienne.

Tirant les enseignements du revers qu’il venait de subir, Hafez el-Assad parvient à ses fins en 1989, en faisant signer aux parlementaires libanais réunis à Taëf un accord qui reprend toutes les clauses de l’Accord Tripartite, sans les dispositions touchant à l’enseignement. L’accord de Taëf est signé dans un contexte trouble : en effet, le fauteuil présidentiel est vacant depuis fin septembre 1988. En raison des exigences contradictoires émises par la Syrie et les Forces libanaises de Samir Geagea, le président sortant Amine Gemayel n’a pas de successeur. Il confie le pouvoir au commandant en chef de l’armée, le général Aoun, qui se retrouve investi des fonctions de Premier ministre chargé d’organiser des élections présidentielles. Refusant de démissionner, le Premier ministre en exercice Sélim el-Hoss se maintient à la tête d’un gouvernement composé de ministres musulmans. Le général Aoun préside une équipe ministérielle composée de militaires chrétiens. La division du Liban est entérinée.

Très vite, le général Aoun s’écarte de la mission qui lui avait été assignée, et se met en devoir de régler d’autres problèmes. Affichant le souci de délivrer les chrétiens du racket organisé que leur font subir les Forces Libanaises, il déclare la guerre à Samir Geagea en février 1989. Un mois plus tard, constatant son impuissance à réduire la puissante milice, il lance l’armée libanaise dans une guerre de libération contre l’occupant syrien. Les régions chrétiennes sont soumises à un pilonnage systématique ordonné par Assad, et ce pendant de longs mois. Au cours de l’été, les bons offices d’un comité de médiation arabe font cesser les combats. Le concert des Etats arabes, Arabie saoudite en tête, servie par un certain Rafic Hariri, organise alors la rencontre de Taëf. L’accord paraphé est rejeté par le général Aoun qui repart en guerre contre les Forces libanaises. Ce combat fratricide marque l’épilogue sanglant de la guerre du Liban. Le 13 octobre 1990, l’armée syrienne fait irruption dans les régions chrétiennes et déloge le général Aoun du palais présidentiel afin de permettre au nouveau président Elias Hraoui de s’y installer. Deux ans plus tard, un attentat contre une église permet à la justice libanaise, qui agit à l’ombre du pouvoir pro-syrien, de déclencher une procédure judiciaire qui conduira Samir Geagea en prison. Les frères ennemis chrétiens maronites disparaissent ainsi de la scène politique, l’un en exil en France, l’autre dans une geôle du ministère de la Défense.

Mettant à profit un blanc-seing reçu des Etats-Unis au moment de la première guerre du Golfe, quand elle choisit de rejoindre les rangs de la coalition internationale mise en place pour forcer Saddam Hussein à retirer ses troupes du Koweït, la Syrie règne désormais sans partage sur un Liban pacifié, où Rafic Hariri fait figure de Premier ministre omnipotent, promoteur du projet de reconstruction du centre-ville de Beyrouth. Le Liban quitte le devant de la scène médiatique internationale ; officiellement, il ne s’y passe plus rien hormis les escarmouches sporadiques opposant le Hezbollah à Israël, qui attirent parfois des ripostes musclées des Forces de défense israéliennes contre les infrastructures libanaises.

Au début des années 1990, le Liban s’enfonce ainsi dans la torpeur, prenant la cessation des combats pour une paix stable et durable. Le réveil n’en sera que plus dur dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001. La droite américaine au pouvoir veut instaurer la démocratie dans le Grand Moyen-Orient, par le moyen de la guerre contre l’Afghanistan et l’Irak. « Personne n’aime les missionnaires armés », martelait Maximilien Robespierre en 1792. L’Amérique de George W. Bush est imperméable à ce genre d’injonction. Les chrétiens du Liban se reprennent à espérer, leur combat contre la Syrie pourrait enfin porter ses fruits. A l’automne 2004, Damas entrevoit la prolongation du mandat d’Emile Lahoud, président de la République libanaise. Pourtant, les temps ont changé et la communauté internationale, sous la houlette de la France et des Etats-Unis, intervient : le 2 septembre 2004 est votée la résolution 1559 du Conseil de Sécurité qui rejette les projets syriens et enjoint à Damas de retirer ses quelque 14 000 soldats présents sur le sol libanais. Cette résolution fait écho au Syrian Accountability and Lebanese Sovereignty Act voté par le Congrès américain en 2004, qui accuse la Syrie de soutenir des groupes terroristes, de développer des armes de destruction massive et d’importer illégalement le pétrole irakien.

Au cours de ce même automne 2004, un premier attentat secoue Beyrouth : Marwan Hamadé, personnalité politique druze proche du leader Walid Joumblatt et du quotidien libanais an-Nahar qui lève le ton contre la présence syrienne au Liban, échappe de justesse à la mort. Les auteurs de l’attentat qui suivra, le 14 février 2005, ne rateront pas leur cible : Rafic Hariri meurt dans une déflagration qui secoue Beyrouth et change le cours de l’histoire du Liban. Il n’était plus Premier ministre ; ses différends avec la Syrie au sujet, entre autres, de la prolongation du mandat du président Lahoud, l’avaient contraint à quitter le pouvoir. Sa mort révèle une réalité longtemps ignorée, celle de la haine sourde que nourrit la communauté sunnite du Liban contre le régime alaouite de Syrie qui, tout au long de la guerre, s’est évertué à affaiblir les sunnites libanais. L’assassinat de Hariri brise les digues d’une colère contenue depuis trop longtemps. Le printemps de Beyrouth voit déferler une marée humaine au cœur de la capitale, qui réclame le retrait des troupes syriennes du Liban. Et ce retrait va s’opérer effectivement. Avant la fin du printemps, les soldats syriens sont de retour chez eux, mettant fin à une occupation vieille de trente ans.

Pourtant, la Syrie ne compte pas que des ennemis au Liban. En trente ans, le régime a tissé des liens dans toutes les communautés. Des amitiés authentiques existent, de même qu’une connivence idéologique ou une simple concordance d’intérêts. Aux manifestations du mois de février qui réclament le départ des troupes syriennes répondra un rassemblement gigantesque organisé le 8 mars par les alliés de la Syrie au Liban : le Hezbollah chiite, l’autre grande formation chiite, Amal, le parti communiste libanais, le Parti populaire syrien, les partisans maronites de la famille Frangieh et d’autres personnalités chrétiennes, une partie des druzes affiliés à la famille Arslane … La riposte ne tardera pas : le 14 mars, le camp opposé, celui qui réclame justice contre la Syrie désignée comme l’auteur de l’attentat qui a coûté la vie à Rafic Hariri (la présomption d’innocence est une notion mal intégrée au Liban), organise la contre-manifestation qui regroupe les sunnites, les druzes de Walid Joumblatt et les chrétiens du parti Kataëb et des Forces libanaises, ceux du général Aoun aussi, qui ne tardera pas à faire un retour triomphal au pays. Peu après Samir Geagea sort de prison ; la rue chrétienne exulte, elle a retrouvé ses héros. La guerre des chiffres bat son plein, chacun des camps se prévaut du plus grand nombre de manifestants, mais la réalité est là, criante : les Libanais sont désormais divisés entre le 8 mars et le 14 mars. Parler de « Libanais » est un abus de langage, cela revient à scinder la totalité de la population d’un pays dans deux camps inconciliables, alors que rien n’est plus faux. Ils existent, ces Libanais qui se veulent neutres, mais le clivage ne leur permet pas de s’exprimer. Il étend ses tentacules à travers l’université, le monde syndical, les médias, les professions libérales, les ménages, … Désormais chacun doit afficher son camp. Le général Aoun finira par trouver le sien : son retour au Liban ne signifie pas pour autant qu’il a fait table rase de son passé avec les Forces libanaises de Samir Geagea ; elles non plus d’ailleurs. Le passif de la guerre est si lourd que la nouvelle donne ne parvient pas à l’évacuer. Le général Aoun se choisit une autre ligne politique, plaide pour le rapprochement entre les communautés, notamment avec la communauté chiite longtemps marginalisée dans sa périphérie, signe une entente avec le Hezbollah, fait un pas vers la Syrie qui l’accueille parmi ses alliés, effectue une visite à Damas, une autre à Téhéran, au grand dam d’une partie de ses partisans qui ne comprennent pas son geste.

Des lendemains hypothétiques pour le Liban

Les élections législatives du printemps 2009 permettent au 14 mars de former un gouvernement dirigé par Saad el-Hariri, le fils de Rafic Hariri. Ce gouvernement sera renversé à la fin de l’année suite au revirement politique de Walid Joumblatt qui s’éloigne de ses alliés du 14 mars. Un gouvernement dominé par le Hezbollah et la formation du général Aoun voit le jour. Il continue de tenir les rênes du pays dans une situation de plus en plus chaotique. Dans le Liban divisé autour de la responsabilité syrienne dans l’attentat qui a coûté la vie à Rafic Hariri, la révolution syrienne radicalise les alignements et fait éclater la violence. Les attentats contre des personnalités réputées hostiles à Damas se poursuivent, le dernier en date remonte à deux mois. Des détracteurs du régime syrien seraient menacés ; le gouvernement se met en devoir de les protéger, lui que le 14 mars soupçonne de couvrir les assassins.

Régulièrement, deux villes s’embrasent : Tripoli au nord où vivent dans deux quartiers voisins une communauté sunnite et une autre, alaouite ; Saïda au sud où un imam sunnite harangue de temps en temps ses fidèles et les incite à affronter le Hezbollah chiite soutenu par Damas. Le Parti de Dieu est en mauvaise posture, la menace qui pèse sur le régime d’Assad le touche également. Il s’est révélé incapable d’obtenir la libération d’un groupe de pèlerins chiites, ou du moins présentés comme tels, qui ont été enlevés par les rebelles syriens à leur retour des villes saintes d’Irak il y a six mois, et qui sont depuis retenus en otages dans une localité proche de la frontière turque. Certaines sources font état de la participation de ses combattants aux combats en Syrie aux côtés de l’armée restée loyale au régime. Des sources rapportent également que des Libanais sunnites armés par la famille Hariri prêtent main forte aux rebelles. Certains sont morts en territoire syrien il y a une semaine. La nouvelle de leur décès a embrasé Tripoli pendant plusieurs jours. La lutte sans merci que se livrent le 8 mars et le 14 mars se déroule indistinctement des deux côtés de la frontière. Le premier camp se refuse à envisager un changement de régime à Damas, le second appelle ce changement de ses vœux. C’est le Liban tout entier qui retient son souffle, attendant le dénouement de la crise.

En 2020, l’Etat libanais fêtera cent ans d’une existence mouvementée, lui qui a été proclamé par les autorités du mandat français le 1er septembre 1920, conçu dès le départ comme une entité multiconfessionnelle. Il a survécu et surmonté ses divisions en réajustant constamment l’équilibre entre les communautés religieuses qui le composent, le principe étant qu’aucune communauté ne doit disparaître de la mosaïque subtilement dessinée, avec pour conséquence le non-renouvellement des élites politiques qui représentent les différentes communautés. Faut-il s’en réjouir ou le regretter ? La stabilité du pays est à ce prix-là. Quelle que soit l’issue de la révolution syrienne, elle ne pourra pas emporter l’un des deux camps qui s’affrontent au Liban, sinon c’est le Liban qui disparaît. Toutefois, l’assurance de pouvoir continuer à exister en dépit de ce que réserve l’avenir suffit-elle à calmer les esprits ? Les communautés libanaises ont déjà survécu à bien d’autres défis, mais elles semblent n’en tirer aucun enseignement. N’en soyons pas étonnés ; elles ne sont toujours pas parvenues à s’inventer une histoire commune, un manuel scolaire unique à mettre entre les mains de leurs enfants.

Publié le 02/01/2013


Yara El Khoury est Docteur en histoire, chargée de cours à l’université Saint-Joseph, chercheur associé au Cemam, Centre D’études pour le Monde arabe Moderne de l’université Saint-Joseph.
Elle est enseignante auprès de la Fondation Adyan, et consultante auprès d’ONG libanaises.


 


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