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La gestion des ressources en hydrocarbures du Moyen-Orient et des structures nécessaires pour leur acheminement à travers le monde se trouvent au cœur de plusieurs problématiques. Les discours fondés sur les Droits de l’Homme, la Souveraineté Nationale, l’ordre et la Loi internationale et les Résolutions du Conseil de Sécurité des Nations unies (1) ne reçoivent pas toujours un écho favorable auprès des firmes énergétiques multinationales et auprès des grandes puissances étatiques qui les soutiennent.
Comment s’organise l’ensemble des systèmes d’acheminement des hydrocarbures dans la région ? Quelles sont les incidences régionales et internationales de ces systèmes d’acheminement, en particulier des projets qatari et iranien ?
Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord représentent la moitié des réserves mondiales d’hydrocarbures, mais uniquement le 1/5 de la production. Grâce à ces énormes réserves, la production d’hydrocarbures dans la région peut rester stable ou augmenter, si la conjoncture le requiert, d’autant plus que de nouveaux champs pétroliers ont été récemment découverts à l’est de la méditerranée (en Egypte, au Kurdistan irakien et en Iran) (2).
Cependant, le Moyen-Orient n’est pas un marché énergétique intégré mais un assemblage d’îlots. A part les connections limitées de l’Algérie et du Maroc vers la Tunisie et le Qatar aux Emirats arabes unis, il y a peu d’oléoducs et de gazoducs dans la région (3).
Les gazoducs égyptiens qui lient ce pays à la Jordanie et à Israël ne sont pas fiables en raison des très nombreux sabotages et de l’absence de ressources gazières égyptiennes à l’exportation. L’Egypte, Dubaï, Koweït et la Jordanie se sont équipés de terminaux pour l’exploitation du gaz naturel liquéfié ; Abou Dhabi, le Maroc et Bahreïn vont le faire. L’Arabie saoudite utilise ses hydrocarbures pour alimenter son système électrique.
L’Iran, dont les réserves prouvées de pétrole le classe au quatrième rang dans le monde avec environ 150 milliards de barils en 2014 et même au troisième rang si les réserves canadiennes de pétrole non conventionnel sont exclues, représente environ 10 % des réserves mondiales prouvées de pétrole. Cependant, le marché iranien est limité pour des raisons internes et internationales.
Les projets d’importations de gaz naturel liquéfié en provenance des Etats-Unis reflètent le déclin énergétique de la région. A signaler que les investissements au Moyen-Orient dans le secteur des hydrocarbures par les entreprises étrangères sont interdits ou sévèrement limités, ce qui justifie l’absence de l’utilisation d’une technologie de pointe dans ce secteur. La frénésie des produits énergétiques subventionnés a provoqué le gaspillage de ces ressources limitant de ce fait les exportations. Enfin, les discordes politiques empêchent la mise en place de projets transfrontaliers rentables.
Le second plus important exportateur mondial d’hydrocarbures, le Qatar, et le huitième plus important, l’Algérie, sont durement touchés par la baisse du prix du pétrole, spécialement en Algérie dont les exportations diminuent. L’exportation du gaz naturel liquéfié (LNG) par Doha est toujours rentable mais le Qatar n’est plus l’arbitre du marché du LNG comme il l’était 5 ans auparavant (4), même s’il reste le premier exportateur mondial dans ce secteur. Dans quelques années, l’Australie pourra faire concurrence au Qatar. A long terme, l’Afrique de l’est (Mozambique et Tanzanie) et la région ouest du Canada pourraient aussi devenir très compétitifs sur le marché du LNG.
En Europe, il est possible que le géant russe Gazprom décide de baisser ses prix sur le marché afin de sauvegarder ses parts de marché et éviter que les Européens recherchent d’autres fournisseurs. Cette stratégie est suivie par l’Arabie saoudite pour son pétrole, ce qui contraint les Américains à rechercher de nouveaux marchés pour leur gaz naturel liquéfié (5).
La Turquie est un marché en pleine croissance. Le pétrole du Moyen-Orient peut être exporté en Europe en passant par la Turquie. Quant aux marchés qui se développent, ce sont ceux du sud et de l’est de l’Asie. L’Iran construit ainsi un Pipeline vers le Pakistan et étudie la possibilité d’en construire un autre (sous-marin) vers l’Inde.
Il y a donc des opportunités au Moyen-Orient durant la période actuelle, même si le prix des hydrocarbures sur le marché est en chute. La région doit capitaliser sur tous ses avantages géologiques et géographiques. Elle doit faire appel à une technologie de pointe et se consacrer à l’amélioration et à la sécurisation de ses circuits d’acheminement et de distribution (principalement les oléoducs et les gazoducs). C’est la stratégie qu’il faut suivre pour obtenir des succès économiques et industriels et favoriser la croissance économique de la région.
L’Iran, qui manque d’infrastructures pour l’exportation de son gaz, a proposé la construction d’un gazoduc Iran-Irak-Syrie : le « Gazoduc Islamique » / « Islamic Pipeline ». L’annonce de la mise en chantier du gazoduc Iran-Irak-Syrie a eu lieu en 2011. Les contrats ont été signés en juillet 2012 et la construction devait commencer aussitôt afin de rendre cet oléoduc opérationnel en 2016. Cependant, les Printemps arabes et la guerre civile en Syrie ont empêché l’exécution de ce projet (6). Il était prévu que le gaz iranien soit transporté vers les ports syriens, notamment celui de Lattaquié, puis acheminé vers l’Europe à travers la méditerranée.
Ce « Gazoduc Islamique » aurait permis à l’Iran chiite de supplanter le Qatar sunnite, pour devenir le principal fournisseur d’énergie du marché européen, ce qui aurait conduit à renforcer l’influence de Téhéran au Moyen-Orient. Le « Gazoduc Islamique » aurait permis de transporter du gaz iranien à travers le territoire irakien et syrien. Il faut signaler l’opposition d’Israël à ce projet de « Gazoduc Islamique », qui aurait renforcé l’Iran et la Syrie ainsi que leurs alliés locaux dont le Hezbollah et le Hamas sont les plus importants. Moscou quant à lui a donné son accord à ce projet, qui lui permettrait de contrôler les importations de gaz vers l’Europe à partir d’Iran, de la région de la mer Caspienne et d’Asie Centrale (7).
Depuis le début de la guerre civile en Syrie, l’Iran a soutenu militairement et financièrement Bachar al-Assad et a envoyé des troupes (des « Gardiens de la révolution » et des membres des forces d’élites « al- Qods ») se battre en Syrie. Téhéran a de multiples raisons de soutenir le régime syrien qui lui permet notamment de maintenir ses relations avec ses alliés du Hezbollah et de constituer un débouché commercial pour les réserves de gaz naturel de Téhéran.
En fait, le projet de pipeline iranien a été concurrencé par un projet qatari dévoilé en 2000 et qui avait pour objectif de construire un oléoduc de 1 500 km qui couvrirait l’Arabie saoudite, la Jordanie, la Syrie et la Turquie (le gazoduc Qatar-Turquie). Le coût de ce gazoduc avait été fixé à 10 milliards de dollars.
L’Union européenne, qui reçoit 30% de son gaz de Russie, était intéressée par le projet qatari qui lui aurait permis de disposer d’un gaz à un prix plus concurrentiel (8). La Turquie, second client des Russes pour l’achat de gaz aurait ainsi voulu réduire sa dépendance à l’égard de son rival russe. Le gazoduc qatari aurait en outre permis à l’Arabie saoudite, monarchie sunnite conservatrice, d’avoir accès à la Syrie dominée par les chiites.
En effet, l’objectif géopolitique de l’Arabie saoudite est de limiter le pouvoir politique de son grand rival dans la région, l’Iran, Etat chiite proche de Bachar al-Assad. La monarchie saoudienne estime que la prise du pouvoir des chiites en Irak est un échec. De fait, et afin de s’opposer à l’Iran, la monarchie wahhabite a provoqué une guerre contre les Houthi, une tribu yéménite soutenue par les Iraniens.
La Russie pour sa part considère que le gazoduc qatari est un danger pour ses intérêts dans la région. Le président Poutine estime notamment que la construction de ce gazoduc est le résultat d’un « complot » de l’OTAN afin de modifier le statu quo, de priver la Russie de son seul accès au Moyen-Orient et de mettre fin à la suprématie de la Russie sur le marché énergétique européen. En 2009, le président Assad a refusé de signer l’accord préparé par les Qataris afin de permettre au gazoduc de traverser la Syrie, cet accord étant contraire aux intérêts de son allié russe (9).
Les relations entre le Qatar et la Syrie étaient bonnes jusqu’au début des Printemps arabes lorsque la chaine télévisée qatarie Al-Jazzera a accordé son soutien à l’opposition syrienne. Le Qatar joua un rôle décisif pour isoler Bachar al-Assad diplomatiquement. En effet, sous la pression du Qatar, le représentant de Assad à la Ligue Arabe fut remplacé par un représentant de l’opposition syrienne (10). En agissant de la sorte, le Qatar a remis en cause les bonnes relations qu’il avait avec l’Iran.
Les Etats-Unis pour leur part étaient favorables au projet qatari afin d’affaiblir les Iraniens et de diversifier les sources d’approvisionnement du gaz en Europe. Quant à la Turquie, elle estime que le gazoduc qatari lui aurait permis de devenir une plaque tournante entre l’Asie et l’Europe (11). Or, la Turquie ne peut pas s’opposer aux Russes car l’Iran, qui est l’allié principal de Moscou (12), lui fournit du gaz.
Dans ces conditions, toute solution politique à la crise syrienne imposerait de concilier les intérêts gaziers de tous les Etats de la région et de leurs parrains étrangers. Une solution à ce problème aurait pu être la construction des deux gazoducs (le gazoduc qatari et le « Gazoduc Islamique ») afin d’acheminer le gaz qatari et le gaz iranien vers les marchés européens. Mais la Russie s’oppose à cette solution qui priverait le Kremlin du contrôle de l’acheminement du gaz vers l’Europe alors que, pour le moment, Gazprom livre 80% du gaz russe à l’Europe. Dans ces conditions, il faut rappeler que l’Union européenne a commencé à diversifier ses importations de gaz, grâce aux importations de gaz naturel liquéfié et à la fourniture de gaz à travers les gazoducs d’Asie Centrale et du Moyen-Orient. Ce qui permet de diminuer la part de marché détenue par les Russes et surtout de baisser le prix du gaz à un niveau qui ne permettrait plus à la Russie de boucler son budget (13).
Or, la Russie a prouvé qu’elle était capable de faire la guerre afin de protéger ses intérêts économiques. Ainsi, en Géorgie, la Russie a voulu empêcher les pays occidentaux d’exporter le gaz de la mer Caspienne qui transiterait par l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie. La Russie fit également la guerre en Ukraine afin de contrôler cet Etat de transit stratégique entre la Russie et l’Europe. Enfin, au Moyen-Orient, la Russie soutient Bachar al-Assad et empêche actuellement la construction du gazoduc qatari. Cette situation explique les raisons pour lesquelles les Russes en Syrie s’opposent aux rebelles alliés de l’Arabie saoudite et du Qatar (14).
Dans ces conditions, céder aux Iraniens et aux Russes en Syrie n’aurait pas permis de sauvegarder les intérêts de l’Occident dans la région. La négociation entre Russes et Américains est également difficile car leurs intérêts sont nettement opposés. Les Etats-Unis doivent continuer à se rapprocher de la Turquie, de l’Arabie saoudite et de leurs autres alliés traditionnels au Moyen-Orient, mais ces relations ont été perturbées par les Printemps Arabes (15).
Actuellement, la population syrienne modérée fuit le pays afin d’échapper à la fois au régime de Bachar al-Assad et à ses ennemis sunnites financés par les Etats du Golfe qui veulent renverser l’Etat alaouite en Syrie.
Illustration de cet article avec des cartes :
– Cartographie : Les hydrocarbures du Moyen-Orient : production et projets de gazoduc
Lire les autres parties :
– L’acheminement des hydrocarbures du Moyen-Orient (2/3) : les autres pipelines de la région
– L’acheminement des hydrocarbures du Moyen-Orient (3/3) : cas spécifique des Kurdes
Notes :
(1) John Foster « Where there is war, oil, gas and pipelines are never far away » Ecologist,http://www.theecologist.org/News/news_analysis/2775307/where_theres_war_oil_gas_and_pipelines_are_never_far_away.html le 4 mars 2015
(2) Robin Mills « Analysis : Is gaz still a golden opportunity for Mideast suppliers ? », Al-Arabiya English, https://english.alarabiya.net/en/business/energy/2016/02/29/Analysis-Is-gas-still-a-golden-opportunity-for-Mideast-suppliers-.html le 29 février 2016
(3) Robin Mills « Analysis : Is gaz still a golden opportunity for Mideast suppliers ? ».
(4) Cf. Robin Mills « Analysis : Is gaz still a golden opportunity for Mideast suppliers ? »
(5) Cf. Robin Mills « Analysis : Is gaz still a golden opportunity for Mideast suppliers ? »
(6) cf. Mitchell A. Orenstein, George Romer « Putin’s Gas attack. Is Russia Just in Syria for the pipelines ? » Foreign Affairs.
(7) cf. Mitchell A. Orenstein, George Romer « Putin’s Gas attack. Is Russia Just in Syria for the pipelines ? » Foreign Affairs.
(8) Gaius Publius « Syrian is another Pipeline War », Washingtonblog, http://www.washingtonsblog.com/2016/10/62769.html le 30 octobre 2016.
(9) cf. Gaius Publius « Syrian is another Pipeline War » Washingtonblog.
(10) cf. Mitchell A. Orenstein, George Romer « Putin’s Gas attack. Is Russia Just in Syria for the pipelines ? », Foreign Affairs.
(11) cf. Mitchell A. Orenstein, George Romer « Putin’s Gas attack. Is Russia Just in Syria for the pipelines ? », Foreign Affairs.
(12) cf. Mitchell A. Orenstein, George Romer « Putin’s Gas attack. Is Russia Just in Syria for the pipelines ? », Foreign Affairs.
(13) cf. Mitchell A. Orenstein, George Romer « Putin’s Gas attack. Is Russia Just in Syria for the pipelines ? », Foreign Affairs.
(14) cf. Mitchell A. Orenstein, George Romer « Putin’s Gas attack. Is Russia Just in Syria for the pipelines ? », Foreign Affairs.
(15) cf. Mitchell A. Orenstein, George Romer « Putin’s Gas attack. Is Russia Just in Syria for the pipelines ? », Foreign Affairs.
Matthieu Saab
Après des études de Droit à Paris et un MBA à Boston aux Etats-Unis, Matthieu Saab débute sa carrière dans la Banque. En 2007, il décide de se consacrer à l’évolution de l’Orient arabe. Il est l’auteur de « L’Orient d’Edouard Saab » paru en 2013 et co-auteur de deux ouvrages importants : le « Dictionnaire du Moyen-Orient » (2011) et le « Dictionnaire géopolitique de l’Islamisme » (2009).
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