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Entretien avec Tawfik Bourgou - Les défis de la Tunisie

Par Marcelle Champagne, Tawfik Bourgou
Publié le 02/04/2014 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 12 minutes

Le parti islamiste Ennahda a annoncé son retrait du gouvernement en janvier 2014, conformément à l’engagement qu’il avait pris le 3 octobre 2013 selon lequel il devait transmettre le pouvoir à un gouvernement sans étiquette pour une période transitoire. Cet engagement prenait effet dès la rédaction d’une nouvelle Constitution et la mise sur pied d’un agenda électoral. C’est chose faite depuis le 26 Janvier 2014. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle administration, ainsi que sur la Constitution qui lui est attachée ? Quel avenir Ennahda peut-il entrevoir ?

Il y a du bon et du moins bon dans cette constitution. Ce qui compte dans une constitution ce n’est pas obligatoirement ce qui est écrit, mais c’est la pratique. Par précaution, il importe de le dire. Ce qui est important également, c’est que dans un pays qui va probablement être dominé par un parti islamo-conservateur religieux durant les prochaines années, à mon sens, c’est une « mauvaise » constitution, et pour deux raisons. La première, elle veut instaurer une sorte de parlementarisme rationnalisé et dans la réalité, étant donné le mode de scrutin, le parti dominant l’Assemblée aura en quelque sorte tout entre les mains. C’est d’autant plus le cas, et là c’est la pratique et la qualité du parti qui va le montrer, que nous aurons le pouvoir entre les mains d’un parti très structuré et très discipliné par des années de clandestinité qui ont fait de lui un bloc assez monolithique. On entendait dire ces derniers jours qu’il allait se fragmenter mais cela n’a pas été le cas. En réalité, il attend son heure et il sait qu’un régime d’assemblée est ce qui sied le mieux à un parti conservateur. La seconde raison fondamentale concerne le mode de scrutin qui sera pratiqué dans le futur. C’est là dedans aussi que nous aurons une clé. Un mode à la proportionnel rationnaliserait un peu plus le parlementarisme. En revanche, si ce n’est pas le cas, les choses seront en elles-mêmes plus difficiles. Certes, la constitution consacre des droits mais l’opposabilité d’un certain nombre de ces droits ne manquera pas de poser problème, particulièrement si l’on proclame un droit au développement, à l’eau, à la santé. C’est une constitution composite. Le texte est précis, donc sujet à interprétation. En revanche, plus le texte est large, plus il sera politique. Il suffit de regarder pour cela la constitution américaine pour comprendre. Nul besoin d’avoir une très grande précision pour avoir un texte qui dure depuis longtemps.

Concernant l’agenda politique, je crois que l’opposition laïque ou démocrate n’a aucune chance de remporter la prochaine élection quel qu’elle soit, quelque soit l’échéance. Je fus moi-même officiellement membre d’un parti politique et candidat à l’Assemblée constituante. C’est très difficile de gagner face à un parti politique qui a la capacité à aller plus loin et en profondeur dans les couches populaires. Ce qu’aucun parti politique n’est capable de faire. Les membres d’Ennahda visitent les familles en difficulté et leur offrent des aides financières généreuses en contrepartie desquelles les membres de la famille sont invités à réfléchir sur le candidat pour lequel ils voteront. C’est en quelque sorte un réservoir de voix qu’ils vont utiliser, qu’ils vont d’une certaine façon accompagner. Ils ont un parti politique très bien structuré, et un régime parlementaire leur convient admirablement. J’ajoute que ce parlementarisme n’a aucun contre pouvoir en face de lui. Car, en effet, le président de la république a des pouvoirs symboliques. Certes, il a l’armée, mais l’armée en Tunisie n’a jamais été un pôle fondamental de la vie politique ni de la vie de l’Etat au sens institutionnel. C’est une petite armée aux frontières que le parti Ennahda a vraisemblablement investi au niveau de la troupe et dont la résonnance est faible.

Le gouvernement actuel est donc confronté à un certain nombre de défis. Mais selon moi, ce gouvernement ne pourra absolument rien pour une raison très simple : c’est un gouvernement qui a pour fonction de renvoyer les affaires courantes. Ennahda n’a pas été acculé à partir, mais s’est accordé une pause pour revenir par la suite en meilleure posture du fait qu’il n’aura pas été le seul à échouer. L’Assemblée constituante devait en effet rester un an et ne devait rédiger qu’une constitution. Or, il s’est maintenu. S’il décide d’avancer la date des élections, le gouvernement en place n’y pourra rien. De même que si demain il décide de faire chuter le gouvernement, il le fera chuter. Car, comme je l’ai dit, il n’y a pas de contrepouvoir dans la société civile, ni de contre pouvoir par ailleurs. La légitimité du gouvernement actuel est faible. Il a peut-être eu une légitimité populaire mais elle a été éphémère. Ceux qui estiment qu’Ennahda a déposé les armes, qu’il est parti, se trompent. Il reviendra et pour une très longue date. Le gouvernement actuel est donc une transition. C’est une « pause conservatrice » pour paraphraser Tocqueville.

Quels sont les défis, notamment économiques, auxquels doit faire face le nouveau gouvernement du Premier ministre Mehdi Jomaa ?

Les défis de la Nouvelle Tunisie sont immenses. La Tunisie est un pays pauvre. C’est un pays qui a n’a pas de ressources énergétiques et minières conséquentes au sens où ce que l’Algérie, la Libye ou le Qatar ont. La seule ressource et la seule richesse, ce fut son ouverture, et je souligne le passé à dessein. En effet, l’économie tunisienne est une économie fondée essentiellement sur l’attractivité des ressources venues de l’extérieur, qu’il s’agisse des touristes ou de l’investissement direct à l’étranger. Le capital national ainsi que les ressources valorisables localement sont très faibles. Concernant le tourisme, il fait vivre directement 400 000 personnes mais comme on le sait et comme la Banque mondiale le dit, le tourisme est l’industrie qui a le plus fort effet d’entraînement. Cela fait travailler tout un ensemble de personnes. Or si le tourisme de cette saison, c’est-à-dire au mois de mars-avril 2014 ne reprenait pas comme il le fut avant 2010, la Tunisie entrerait dans une zone de turbulences parce que la soudure des mois d’octobre à janvier prochain ne se fera pas. Ou du moins elle se fera mais probablement dans la contestation.

De plus, le gouvernement nouvellement nommé a un problème crucial que Ben Ali en son temps n’a pas pu, n’a pas su ou n’a pas voulu résoudre, c’est l’emploi. On peut penser qu’un jeune sur trois, à peu près 33% des jeunes, ne travaille pas parce qu’il n’y a pas d’offres d’emplois, et que beaucoup de structures ferment. Par exemple, il y a quelques jours, une usine de pièces aéronautiques est partie au Maroc, laissant 1 000 personnes sans emploi. A l’échelle de la Tunisie, 1 000 personnes, dans une population active de quelques 3 à 4 millions de personnes, c’est beaucoup. Des pans entiers de l’industrie sont en train d’être démantelés.

L’éducation est un autre de ces défis auxquels doit faire face le gouvernement. Le changement de statut de l’enseignement initié par Ennahda est alarmant. On le note à travers deux exemples : d’une part, avec la déscolarisation de plusieurs milliers d’enfants. On oublie qu’il y a 100 000 élèves en Tunisie qui ont coupé tout lien avec l’école publique (l’un des piliers du régime de Bourguiba), majoritairement des jeunes filles. Or il faudra réfléchir dans 15 ans, 20 ans sur ce que ces jeunes adultes vont devenir. D’autre part, le démantèlement de l’Etat dans l’enseignement public, la justice, la santé et les services publics. Ennahda a évoqué lorsqu’il était au pouvoir de donner aux sociétés caritatives l’exercice de la santé. Il a également mis en place des écoles coraniques comme celles que vous avez dans les zones tribales au Pakistan. Ces mesures témoignent du fait que la centralité de l’Etat a été remise en question.

Peut-on dire que ces défis sont liés pour une part à la situation en Libye, ou plus généralement à des questions sécuritaires ?

Oui. En effet, la situation libyenne [1] a des répercussions sur le plan économique et sécuritaire en Tunisie. D’abord, des relations très fortes unissent nos deux pays depuis longtemps, sur le plan économique et touristique. Du temps de Kadhafi par exemple, toute la zone sud tunisienne vivait des échanges avec la Libye. Dans chaque village il y avait ce que l’on appelait les « marchés de la Libye ». Les libyens venaient vendre dans les zones désertiques et permettaient une économie de la survivance, mais pas de la subsistance. La Libye était un des principaux clients de la Tunisie. Aujourd’hui, la situation est différente. Les échanges tendent à se raréfier du fait de l’insécurité. L’activité baisse et le chômage augmente de manière exponentielle. L’emploi est d’autant plus difficile à trouver que l’on recense, sur le sol tunisien, la présence d’un million de réfugiés libyens qui ont pour la plupart été soient chassés par l’ancien régime de Kadhafi, soit qui viennent pour chasser des anciens du régime de Kadhafi. Sur le plan économique, la situation est donc problématique, mais également sur le plan sécuritaire. Ce flux de réfugiés participe à la déstabilisation du régime en place qui tente de déployer des moyens, notamment militaires, à ses frontières afin de contenir l’émigration. La Libye partage en effet avec la Tunisie une frontière longue et désertique, difficile à contrôler et à surveiller. L’on découvre de plus en plus des armes qui circulent à travers le pays, depuis la Libye. Si jamais la Libye venait à imploser, très probablement, cela ne pourra pas ne pas avoir d’incidence sur la Tunisie. Prenons en particulier l’exemple des habitants de la Tripolitaine, et notamment du chef émir de la Tripolitaine Abdelhakim Belhadj [2], qui est un ancien détenu de Guantanamo. Il y a quelques temps, il avait publié un petit opuscule dont on lui a prêté des phrases évoquant la possibilité que la Tripolitaine rejoigne le sud de la Tunisie, et constitue une sorte d’émirat. Il se peut que cette idée soit suivie de quelque action.

Conjointement à la situation sécuritaire avec la Libye, la Tunisie doit faire face à une instabilité sur son sol national. Celle-ci est d’autant plus inquiétante que la Tunisie n’a pas les capacités militaires pour y répondre. Le pays a un budget de la défense dérisoire, moins de 1% du PIB. Il n’a de moyens militaires qu’à travers l’aide militaire américaine [3] L’incapacité de l’armée nationale à mettre fin aux tensions à la frontière avec l’Algérie tend à corroborer cette précarité capacitaire. L’armée tunisienne est ainsi en butte à un maquis dans la montagne de Chaambi [4]. sur la frontière algérienne, depuis environ avril 2013. Aujourd’hui, un an après, nous ne savons pas exactement ce qui est en train de se jouer dans cette partie du pays. Les opérations militaires se poursuivent. Il y aurait entre 50 et 100 islamistes dont la plupart seraient des Algériens, mais ils sont encerclés par 5 000 à 6 000 hommes, disposant de tous les moyens nécessaires, avec une aide de renseignements très probablement de l’armée américaine. Il est néanmoins extrêmement difficile de venir à bout de ce maquis. De plus, l’armée n’a pas l’expérience du feu et les forces de police, plutôt déconsidérées depuis la chute de Ben Ali, n’ont plus les coudées franches. Le pays est devenu incertain.

Par ailleurs, un certain nombre de services de renseignement entrainent en Tunisie, pour certains d’entre eux, des camps de djihadistes. J’en ai compté, à travers différentes sources et en les recoupant, 5 ou 6 au moins, et qui sont entretenus soit par l’Arabie saoudite, soit par le Qatar, alimentés semble t-il par la DRS algérienne [5]. La Tunisie est un petit pays en termes de taille, en termes de profondeur, mais néanmoins il doit faire face aujourd’hui à une principale menace qui est celle des djihadistes. La majorité sortante ou celle qui l’est à l’Assemblée constituante sans l’être au gouvernement a encouragé l’envoi de mercenaires en Syrie, des djihadistes qui ont été financés par les pays du Golfe et sur l’instigation des plus hautes autorités de cette majorité là. La Tunisie a envoyé 4 000 à 5 000 djihadistes en moyenne. Un certain nombre aurait été abattu en Syrie, estimé autour de 1 900, 2 000. Les autres djihadistes sont en train de revenir. Ce sont donc des terroristes en puissance qui reviendront sur le sol national. J’ai beaucoup d’inquiétude pour le pays, en raison du retour de ces combattants islamistes et aussi de l’arrivée d’autres combattants : une partie des djihadistes maliens reflue vers la Tunisie ; une partie qui s’est entraînée en Libye est en train de refluer ou est capable de refluer vers la Tunisie. La situation n’est donc pas bonne.

Quels éléments ont facilité l’accès au gouvernement pour Ennahda ? Sur quel(s) support(s) s’est-elle appuyée ?

Il y a deux ans environ, j’ai discuté avec le consul américain à Lyon, Mark Shapiro, qui est aujourd’hui à la Commission des Affaires étrangères du sénat des Etats-Unis et qui a connu la Tunisie pour y avoir fait une partie de ses études. Il me disait alors que le parti le plus structuré l’emporterait aux élections en Tunisie. Or Ennahda est très structuré, très bien organisé. Il a des militants. Il a une base très disciplinée. Parce qu’en face, et c’est là où l’on peut apprécier ce que Ennahda est, je le dis en toute honnêteté pour avoir fréquenté un parti qui n’est aujourd’hui plus que l’ombre de lui-même, aujourd’hui il n’y a personne en face de lui. Les autres partis ne sont pas structurés, ils n’ont pas les mêmes moyens, ils ne mordent pas sur les mêmes couches populaires. Ennahda est dans les profondeurs de la société, dans les quartiers pauvres délaissés et périphériques où personne ne va, où personne n’est jamais allée. Lui y va, distribue des aides financières, implante des associations caritatives avec l’argent de créanciers étrangers, organise des mariages collectifs, des circoncisions collectives. Néanmoins ce sont les seuls à le faire. Les autres partis ne sont pas en mesure ni doctrinalement ni dans leurs moyens financiers d’aller dans la profondeur des couches sociales. C’est dans ce sens que je parlais plus haut d’absence de contrepouvoir.

Les élections de 2014, si elles se jouaient exactement sur les mêmes segments (couches populaires, zones périurbaines, zones périphériques) de l’électorat qu’en octobre 2011 - et il y a de fortes chances pour que cela soit le cas - Ennahda l’emporterait probablement de nouveau. Mais n’oublions pas une chose : Ennahda de 2011 n’est pas Ennahda de 2014 parce qu’il a eu l’exercice du pouvoir. Le parti a eu des difficultés à diriger le pays parce qu’il n’a pas véritablement de culture de pouvoir, de culture de gouvernement mais plutôt une culture de la confrontation. Il s’est appuyé sur deux partis quasi fantoches : le CPR [6] et Takattol. Cependant, Ennahda devra tenir compte de plusieurs facteurs pour les élections prochaines, notamment dans le domaine financier et de la sécurité. Le Qatar n’est plus aussi généreux qu’il ne le fut il y a quelques années. Les sommes allouées au parti d’Ennahda ne seront probablement pas aussi conséquentes. Par ailleurs, pour ce qui relève du volet sécuritaire, la Libye n’est pas stabilisée et l’expérience des islamistes libyens au pouvoir est un exemple du difficile exercice politico-religieux du pouvoir. L’exemplarité joue. Il reste néanmoins un atout maître dans la manche d’Ennahda et que les autres partis n’auront pas : les Etats-Unis avec qui ils entretiennent des liens étroits. Le rapprochement entre Ennahda et les Etats-Unis s’est fait au détriment de la sécularisation de l’Etat et de la politique à l’européenne. De même que les financements en provenance des Pays du Golfe n’ont pas été versés au Parti en échange de promesses démocratiques. Au contraire, ces accords avaient pour dessein de contenir la révolution afin qu’elle n’atteigne pas les Emirats. L’objectif était de prévenir l’application du modèle de la démocratie libérale au sens européen du terme car celui-ci constitue une menace pour les pays du Golfe. L’aide financière fournie par Washington à Ennahda s’inscrit dans le projet politique américain de Great Middle East. Dans cette perspective, les Américains ont depuis 2003 rompu avec l’aile moderniste dans le monde arabo-musulman et ont essayé de se rapprocher des partis religieux locaux. Ils ont pour projet de travailler avec les forces les plus conservatrices du monde arabe dont John MacCain en est le principal interlocuteur.

Publié le 02/04/2014


Marcelle Champagne est étudiante en Relations internationales. Elle a effectué plusieurs voyages au Levant.


Tawfik Bourgou est maître de Conférence HDR en science politique, Directeur du M2 Intelligence Economique, Chef du Projet INSIGHT, référent défense et sécurité, université Jean Moulin Lyon 3.


 


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