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Bertrand Badie, politologue français et spécialiste des relations internationales, est professeur des Universités à l’Institut d’Etudes politiques de Paris, et enseignant-chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI).
Il faut être d’abord attentif à ne pas employer de manière spontanée et non-critique les concepts qui relèvent de l’histoire occidentale. Toutes les catégories politiques de la modernité européenne ne peuvent rendre compte du politique en tout lieu et en tout temps. Dans ce qui va devenir le monde musulman, le politique est non seulement d’une nature différente de celui qui va résulter de la trajectoire occidentale mais il est également bien plus divers. L’Islam naît dans le contexte tribal et communautaire de la péninsule arabique et cette double référence ne va cesser de l’accompagner jusqu’à son extrême modernité contemporaine. Dans le même temps, l’Islam a rencontré des traditions tout à fait différentes. En entrant en Perse elle fait face à l’Empire sassanide, l’un des plus centralisés et des plus bureaucratisés de l’époque. Elle rencontre aussi des sociétés très anciennement urbanisées, porteuses de leurs propres traditions. Si on ajoute à cela le fait que l’Islam se soit globalement rependu par les armes et par la médiation de l’outil militaire, et donc par l’intermédiaire de traditions guerrières, on perçoit la pluralité des fondements du politique en terre d’Islam.
Il faut donc distinguer, pour résumer, trois sources à l’intersection desquelles on doit envisager le politique en Islam : la tradition tribale et communautaire, la tradition guerrière et militaire et la tradition impériale, héritée des constructions politiques préislamiques de Perse et du Proche-Orient et régénérée par les formes omeyyades, abbassides et ottomanes. Chacune de ces trois traditions implique une source de légitimité particulière : la légitimité par le lignage tribal et communautaire, qu’il soit réel ou recomposé, la légitimité par la force des armes et la légitimité par la référence à une logique impériale en permanente reconstruction et en tension vers l’idéal d’un dar el-Islam à construire. Le champ politique se trouve donc soumis à des tiraillements entre cet infiniment grand du politique qui se confond avec la communauté des croyants, et l’infiniment petit de la politique tribale et communautaire. En résulte une instabilité chronique, le politique n’ayant pas de légitimité en soi et sa trajectoire se trouvant émiettée en séquences, en moments singuliers définis par des rapports de force. Aucun système ne peut, dans ce cadre, être fondamentalement juste et donc pérenne. La justice ne s’incarne que dans la loi de Dieu et contester le pouvoir humain au nom de Dieu et de sa loi devient plus légitime que l’exercice de ce même pouvoir. La légitimité se trouve facilement du côté de la contestation en ce qu’elle est formulée en lien avec une transcendance.
Lorsqu’à la toute fin du XVIIIe le monde musulman découvre par l’entremise de l’Empire ottoman la modernité dans laquelle les puissances d’Europe occidentale sont entrées, ses élites se trouvent prises entre la fascination que peut inspirer un modèle singulièrement performant et la crainte d’un dépassement irrémédiable. La question de la modernité dans la sphère islamique restera durablement tributaire de cette tension originelle. Le processus d’importation est en effet vicié d’avance puisque l’occidentalisation s’impose par des défaites militaires qui annoncent une défaite globale, subie sur les plans scientifique, technique, économique et commercial. Cette occidentalisation est appelée par une volonté de progresser mais demeure inséparable d’un sentiment d’échec, de retraite, de compromission. Au cœur de ce travail d’importation, on trouve donc une sorte de profonde humiliation. La grande séquence d’occidentalisation du monde musulman qui s’amorce alors ne cessera d’être ambiguë, voire de plus en plus tragique, à mesure qu’elle s’affirme. Une fois dressé le constat du retard, de la position de faiblesse dans laquelle se trouve le monde musulman, c’est le caractère extérieur du modèle à suivre qui pose problème. Il souligne l’impossibilité d’inventer un modèle nouveau de manière endogène. Pour le monde musulman, deux directions s’ouvrent mais elles ne peuvent déboucher que sur des impasses. Il se trouve alors face à un dilemme : ne plus être soi-même et copier le vainqueur ou n’être plus que soi même, en revenant à une authenticité que l’on mesure à l’aune d’un passé fantasmé pour sa pureté et qui dispense de se projeter dans l’avenir.
Le destin des relations nouées entre l’Empire ottoman et l’Europe offre une illustration singulièrement pertinente de ces dynamiques. Auparavant en expansion constante, l’Empire amorce son reflux la fin du XVIIe siècle. Battu militairement, se voyant imposer par les puissances européennes une série de traités humiliants qui ne s’interrompra qu’avec sa chute finale, il amorce en parallèle son processus de modernisation. Il s’agit cependant d’un mouvement heurté dans le cours duquel alternent des phases d’ouverture et de repli jusqu’à ce que le XIXe siècle apparaisse comme la résultante de ces hésitations. L’occidentalisation sera dès lors vécue comme une nécessité voire plutôt comme une contrainte pour donner en fait naissance à un cercle vicieux de la modernisation s’éclanche. Les élites ottomanes admettent que, pour survivre à l’Occident, elles doivent reproduire son modèle. Elles font d’abord appel à des conseillers censés moderniser l’armée ottomane puis l’administration, le droit et enfin tous les secteurs de la vie politique et économique. Ces conseillers venus d’Europe diffusent à leur tour des idées nouvelles pétries de positivisme, de comtisme et d’idéaux maçonniques qui travaillent en profondeur la Constantinople du XIXe siècle. Pour pérenniser le modèle qu’ils ont importé, ils réclament la création d’académies qui font venir un nouveau flux d’intellectuels et d’enseignants occidentaux. L’Empire ottoman accroit ainsi une dépendance qui s’illustre sur le plan financier par le gonflement incessant d’une dette résultant des multiples emprunts contractés par les autorités auprès de leurs bailleurs de fonds européens qui vont par conséquence exiger de contrôler les finances impériales. A la fin du siècle, l’Empire est truffé de conseillers qui assurent en fait sa mise sous une tutelle qui va susciter de plus en plus de ressentiment. Un processus simultané est en œuvre en Egypte à partir de Mehmet Ali. Il se propage un peu plus tard, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, en Perse et au delà, en Afghanistan. La même dynamique s’impose sous mandat français et par la filière coloniale au Maroc et en Tunisie.
La phase longue d’occidentalisation du monde musulman et l’importation des concepts issus de l’expérience occidentale n’ont pas permis de faire advenir en terre d’Islam une légitimité politique véritable garantissant le fonctionnement pérenne d’institutions neutres. Dans la mesure où le monde musulman a découvert la modernité en état d’infériorité et comme provenant d’une sphère extérieure et dominante, l’importation de ses concepts était vouée à l’échec. L’Etat, la nation et toutes les institutions inventées par l’Europe occidentale à la Renaissance et au siècle des Lumières ne peuvent ni s’adapter aux données objectives des sociétés monde musulman, ni rencontrer la subjectivité des individus qui l’habitent et qui ne comprennent pas le sens et la légitimité de ces importations. A un second niveau se pose le problème de la participation du monde musulman à un espace mondial qui n’intègre complétement que ceux qui occupent les positions dominantes. Non seulement le monde musulman peine à imposer ses propres institutions, mais tout concourt, dans le jeu auquel se livrent les puissances à l’échelle globale, pour qu’elles ne se développent pas et laissent le champ libre aux influences qui ruinent les espoirs d’affirmer une pleine souveraineté en son sein. Le cas de l’Egypte est à cet égard particulièrement emblématique. Après l’échec d’une première tentative d’émancipation fondée sur le nationalisme arabe sanctionné par la défaite de 1967 face à Israël, commence une lente descente aux enfers avec l’avènement d’un régime inféodé à l’Occident en général, et aux Etats-Unis en particulier, voire à Israël. Ces régimes ont été très peu institutionnalisés : ils se doivent d’être corrompus pour survivre et se reproduire, corruption qui aggrave à son tour l’insuffisance de l’institutionnalisation du régime comme sa dépendance à l’égard de l’extérieur et ce jusqu’à la tragédie contemporaine.
Les printemps arabes étaient censés rompre ce cercle vicieux mais on perçoit bien aujourd’hui la fragilité des institutions nouvelles qui ont vu le jour là où les soulèvements ont abouti. Selon la logique persistante que nous avons décrite, il est par ailleurs flagrant que bien des acteurs extérieurs guettent les effets de cette fragilité et comptent bien en profiter pour accroitre leur influence. On reste confronté au problème structurel de la faiblesse des institutions. En effet, un Etat insuffisamment institutionnalisé est voué à être approprié par une faction. Il ne peut perdurer par delà les régimes qui se succèdent sans détenir des ressources matérielles et symboliques qui lui soient propres et lui permettent de vivre pour lui-même. Mais il n’y a pas de fatalité. Il faut rompre absolument avec tous les arguments culturalistes selon lesquels les formes politiques du monde musulman seraient frappées d’une malédiction indépassable. Les révolutions peuvent aboutir à l’émergence d’une conscience institutionnelle quand elles sont porteuses d’un nouveau contrat social et si elles sont respectées du monde extérieur. C’est là toute la responsabilité dont les puissances occidentales doivent s’acquitter sous peine de laisser libre cours à des surenchères violentes qui font peser le risque d’une dissolution de ces jeunes institutions.
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
Bertrand Badie
Bertrand Badie, politologue français et spécialiste des relations internationales, est professeur des Universités à l’Institut d’Etudes politiques de Paris, et enseignant-chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI).
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