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Quelle est cette femme enceinte qui s’abandonne au mouvement frénétique des flagellants de Kerbala ? Ces enfants unis par les langues animales qu’ils s’inventent ? Cette famille autour de l’âtre, réunie par l’art consommé du conte et l’attente d’un soldat dont la permission tarde à venir ? Les personnages de Mohammad Khodayyir, écrivain irakien (1942 - …), sont de ces créatures spectrales dont la dense présence se double systématiquement d’une dérobade. Professeur, romancier (Basriade, 1996), Khodayyir a commencé son œuvre par deux recueils de nouvelles, Le Royaume noir (1972) et Celsius 45 (1972), dont les textes se trouvent mêlés dans cette traduction. Au temps de l’émergence d’une génération marquante d’auteurs irakiens décrivant la dévastation causée par des décennies de guerres et de privation (Inaam Kachachi, Sinan Antoon, Ahmed Saadawi…), on découvre dans ce volume de quoi glaner quelques nuances sur le temps mythifié du miracle économique des années 1970 : la société décrite par Khodayyir est en proie à toutes les difficultés, et déjà installée dans le halo de tragédie que l’on désespère aujourd’hui de voir se dissiper. L’univers de Khodayyir, parce qu’il est habité au sens le plus fort du terme, est pourtant ponctué d’échappées lumineuses : le merveilleux et la mystique s’y invitent à la table du manque, et des splendeurs de toutes sortes se fraient un passage dans le lit du quotidien, le tout formant un tonique voyage où des figures du drame s’agrippent à leur imaginaire comme à une planche de salut. Reflet des audaces formelles de leur époque, les nouvelles mélangent savamment l’archaïque et le mythique avec la narration discontinue ou cinématographique (voir « Les trains de nuit ») (1). L’œuvre mérite donc amplement une redécouverte.
Les femmes, dans le monde de Khodayyir, se taillent une part léonine, avec une galerie de portraits d’une grande densité. Les endeuillées surtout, veuves ou privées d’un parent, sont les figures les plus récurrentes de son imaginaire littéraire. Ballotées entre l’aigreur (« Le Royaume noir »), le déni (« Une histoire au coin du feu ») et l’usure de la lucidité (« Une fenêtre sur la place »), elles sont pourtant le pilier sur lequel bien des vies chancelantes reposent fragilement. Leur XX lyrique grevée de regrets est l’occasion des plus beaux morceaux de prose de l’ouvrage, comme cette confession de la tante d’« Une fenêtre sur la place », dévastée par l’absence prolongée, jusqu’à l’irrémédiable semble-t-il, d’un mari parti travailler dans le Golfe :
Je suis comme une colombe égarée. Je me dis qu’il reviendra un jour, un jour où le soleil sera haut dans un ciel sans nuages, ça c’est un bon présage. (…). Le jour de son départ, je l’ai accompagné jusqu’au fleuve, il était au comble de la joie. L’eau du fleuve scintillait comme de l’argent et des nuées d’oiseaux passaient dans le ciel, piquaient vers nos têtes puis remontaient en se dispersant. Comme ils étaient nombreux derrière leur bateau ! Qui l’eût cru ? (2)
L’attente tyrannise les existences en leur imposant son rythme : le sifflement du train indiquant un retour dont se nourrit encore l’incrédule espoir, la conversation qui commence comme une distraction avant de se replier fatalement sur la peine, le conte où vient s’expliciter tout en se sublimant la mort qu’on refuse de s’avouer. Il règne dans ces textes le parfum d’une oppressante attente, dont on ne s’échappe que par salves de rêve plus ou moins éveillé. Ainsi, « La balançoire », sans doute la plus belle nouvelle du recueil, célèbre avec ardeur la beauté des campagnes irakiennes en prétextant la visite d’un soldat en permission à la famille d’un camarade à qui il n’ose pas avouer la nouvelle tragique que, devine-t-on, il porte. Il se substitue donc à son frère d’armes le temps d’un après-midi de jeux en compagnie des enfants, où chacun se laisse étourdir. Le père absent réapparaît finalement sous la forme d’une fumée s’échappant de la valise du soldat, et que l’on suit pour un plongeon dans le fleuve. C’est peut-être là la métaphore la plus bouleversante de ces présences diffuses et imprescriptibles qui partout se font jour dans ces nouvelles : on croit ici reconnaître un visage au balcon, ailleurs c’est un taureau fantomatique dont la compagnie ponctuelle et onirique rend la vie encore digne d’efforts. Le merveilleux, chez Khodayyir, ne chasse pas le drame : il le double comme un tissu protecteur préviendrait les ravages de cette tunique de Nessos dont le temps a fait don aux êtres.
Dans les descriptions copieuses qui traversent le recueil, l’eau joue le rôle d’élément central et marque par son omniprésence et ses rôles nombreux et contradictoires. « La divinité des marais » en explore deux faces antagonistes, entre les joies de la pêche miraculeuse dans l’eau de la rivière et la malaria portée en ville par les moustiques qui y prolifèrent. Le curieux itinéraire onirique du peintre Mahmoud Effendi à travers l’histoire d l’Irak (« L’agonie d’un peintre ») éclot en un balcon donnant sur la rive orientale du Tigre. « Les noms gravés sur l’arbre » sont l’occasion de célébrer les mâts imposants visités par des mouettes qui « arrachent des filaments aux nuages (3). » C’est encore l’eau qui abrite le merveilleux. Ainsi, dans « Le hurlement », magiciennes joueuses de flûte et colosses de granit surgissent du fleuve « ridé de vaguelettes pâles (4) » comme d’un immense réservoir de songes. La jeune pèlerine enceinte de « L’intercesseur », quant à elle, croit se trouver portée par les eaux de ruisseaux paradisiaques en plein mausolée de Kerbala. L’eau fantasmée se fait alors convoi des mythes, et les grandes figures coraniques et monothéistes se croisent en ce Kawthar de pierre : « Dans l’un des ruisseaux est amarrée l’arche de Noé, dans l’autre s’abreuve la chamelle de Salih, tandis que dans une troisième s’ébroue la baleine de Jonas. Sur les rives grouille une faune prodigieuse (5). » En somme, le royaume noir du tragique trouve en l’eau tantôt une issue, tantôt un contrepoint, ailleurs encore une alliée redoutable. L’écrivain, quant à lui, y vient puiser ses ressources imaginaires et lyriques les plus précieuses.
Khodayyir joue des narrations et des personnages comme de miroirs, c’est là son fond baroque dissimulé. Parfois, le jeu se fait au moyen de procédés fort classiques, comme dans la description initiale de « L’intercesseur » où la foule des pénitents de Kerbala, saisie dans son mouvement effréné, anticipe le trouble intérieur de la jeune protagoniste. Ailleurs, on lui découvre des audaces de forme plus inattendues, comme dans ce « Hurlement » final où l’intégralité de l’histoire nous est donnée à voir depuis le rétroviseur d’un camion transportant des animaux de cirque, image déformante où vient se mirer l’étrangeté surnaturelle de la route. Le singe, au centre de cette ménagerie, semble jouer un rôle de choix qu’il nous faudra aller découvrir ailleurs, dans cette rencontre avec un montreur gitan qui tourne au commentaire psychologique après qu’on ait exigé quelques tours de l’animal (« Le Rêve du singe »). Le singe serait affecté par son rôle à force d’être « le jouet des désirs, des rêveries inavouables dont le récit gênerait même les personnes les plus douces et les plus généreuses. » Toute une idée de la représentation est suggérée à travers cette esquisse : la fantaisie et la caricature n’en sont pas exclues, mais l’artiste les met en œuvre en se laissant traverser par les émotions les plus inavouables de l’objet représenté. Ici encore, c’est la tunique de Nessos qui nous vient à l’esprit, le réel trouvant dans le récit sa doublure incandescente que l’écrivain doit revêtir pour saisir l’exacte trame des choses. En plus d’une l’intense traversée de l’Irak, Le Royaume noir offre donc une belle leçon de littérature.
Notes :
(1) Mohammad Khodayyir, Le Royaume noir et autres nouvelles, traduit de l’arabe (Irak) par Guy Rocheblave, en collaboration avec Kadhim Jihad, Paris, Sindbad/Actes Sud, 2000, p. 15-27.
(2) Ibid., p. 101.
(3) Ibid., p. 32.
(4) Ibid., p. 132.
(5) Ibid., p. 53.
Mohammad Khodayyir, Le Royaume noir et autres nouvelles, traduit de l’arabe (Irak) par Guy Rocheblave en collaboration avec Kadhim Jihad, Paris, Sindbad/Actes Sud, 2000.
Chakib Ararou
Chakib Ararou est élève de l’École Normale Supérieure, diplômé de deux masters en lettres modernes et en traduction et actuellement en licence d’arabe à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
Il a collaboré à diverses revues, comme Reliefs et Orient XXI, en tant que traducteur.
Il a vécu à Rabat et au Caire et s’intéresse aux littératures et à l’histoire de la région.
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