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Les affrontements entre sunnites et chiites qui agitent le Liban aujourd’hui placent les chrétiens entre deux feux. Beaucoup craignent pour la présence chrétienne au Liban et une remise en question de l’« exception libanaise » qui leur a longtemps garanti une place de choix dans l’histoire et la société de leur pays.
Les chrétiens du Liban représentent aujourd’hui environ 40% de la population du pays. Ils se composent en majorité des maronites, mais également de l’Eglise orthodoxe d’Antioche, de l’Eglise grecque-catholique melkite, de l’Eglise arménienne, ainsi que de petites communautés tels que les Eglises syriaques catholique et orthodoxe, les protestants, l’Eglise latine, l’Eglise catholique chaldéenne et l’Eglise apostolique assyrienne de l’Orient.
Les maronites s’organisent à partir d’un fin maillage de monastères et d’ordres religieux puissants à travers le territoire. La communauté maronite a également la particularité d’avoir développé une société civile distincte de sa hiérarchie religieuse, phénomène remarquable dans un pays et une région où les deux se confondent souvent. Cette autonomie précoce de sa société civile est un des facteurs déterminants dans la participation des maronites à l’histoire du Liban.
Une autre particularité de la communauté maronite libanaise est son lien avec l’Occident et avec la France en particulier, qui s’est rapidement et stratégiquement positionnée en défendeur des « chrétiens d’Orient » et en particulier, au Liban, des maronites. Ces derniers ont été sa porte d’entrée dans le pays et dans la région dès le XIe siècle et les Croisades.
Le destin des maronites est intimement lié à l’influence française au Liban. Quel rapport de réciprocité s’établit entre ces deux composantes et quels enjeux a soulevé le déclin du pouvoir français au Liban pour la communauté maronite ?
Le Liban, terre de la chrétienté primitive (I – IVe siècle)
Jésus s’est rendu dans la région qui correspond au Liban d’aujourd’hui, comme on peut le lire dans l’Evangile selon Saint Mathieu (XV, 21-28) et l’Evangile selon Saint Marc (VII, 24-30), qui rapportent que pour éviter la Galilée soumise au roi Hérode, Jésus accompagné de ses disciples, se rend au pays de Tyr et de Sidon. En outre, la Phénicie, actuel Liban, se trouve sur l’itinéraire direct entre Jérusalem, le centre de l’Eglise primitive où se trouvaient les apôtres, et Antioche, où s’était formée une communauté chrétienne importante et visible : la Phénicie fut donc sur le parcours des apôtres et d’autres disciples qui y suscitèrent des nouveaux noyaux de chrétienté. Au cours de ses voyages missionnaires d’évangélisation, Paul se rend ainsi à Tyr autour de l’année 58 comme on peut le lire dans les Actes des Apôtres : « Arrivés en vue de l’île de Chypre, nous la laissâmes à gauche pour voguer vers la Syrie ; nous abordâmes Tyr, car c’était là que le bateau devait décharger sa cargaison. » Puis, environ deux ans plus tard en l’an 61, Paul arrive à Sidon, en prisonnier. Il existait en effet déjà à Tyr et Sidon des noyaux de chrétienté qui ont accueilli l’apôtre.
Les chrétiens libanais sous l’Empire romain entre le IIIe et le IVe siècle
Les premières persécutions générales des chrétiens sous l’Empire romain commencèrent au IIIe siècle sous le règne de Septime-Sévère en 202. Les martyrs chrétiens sont évoqués au Liban à partir de la fin du IIIe siècle. Eusèbe de Césarée relate ces événements dans son opuscule consacré aux Martyrs de la Palestine. Parmi les plus célèbres martyrs de Phénicie, il nomme Tyranion, évêque de Tyr, et Zénobios, prêtre de Sidon qui « glorifièrent la parole de Dieu par une patience poussée jusqu’à la mort ».
Sous le règne de Constantin, au IVe siècle, les chrétiens bénéficient d’une politique en leur faveur et ne sont plus obligés de se cacher. L’église organise sa structure selon le modèle hiérarchique de l’Empire, en cités, regroupées en province, réunies en grands ensembles appelés diocèses. Chaque cité a son propre évêque, à la tête de chaque province se trouve un métropolitain, ayant son siège dans la capitale de la province. La Phénicie première, appelée aussi Phénicie Maritime ou Côtière, regroupe alors les villes maritimes de Tyr, Sidon, Béryte, Byblos, Botrys (Batroun), Tripoli, Orthosios, Arca qui ont chacune leur évêque. La province dépassait les frontières de l’actuel Liban et avait pour capitale Tyr, siège de l’évêque métropolitain, appelé à tenir un rôle important dans les discussions dogmatiques ou disciplinaires des siècles suivants. Au-delà des crêtes du Liban, Héliopolis (Baalbek) relevait de la province de Phénicie libanaise dont la métropole était Damas. Les deux Phénicie appartenaient au diocèse civil d’Orient tenu notamment par l’évêque métropolitain d’Antioche.
La naissance des maronites (IVe siècle)
L’Eglise maronite nait au IVe siècle sous l’impulsion de Saint Maron, ermite ascète vivant dans les montagnes syriennes. Les moines disciples de Saint Maron appartiennent, tout comme lui, à l’Eglise d’Antioche, qui était jusqu’au VIe un des principaux centres du christianisme. En 451, le concile de Chalcédoine entraîne la séparation des maronites et de l’Eglise d’Antioche. Les maronites refusent également de rallier l’Eglise byzantine et provoquent la colère de l’empereur byzantin Anastase qui les persécute. Ils se réfugient alors dans les montagnes du Mont-Liban. Les conquêtes musulmanes du VIIe siècle renforcent leur isolement dans les montagnes-refuges libanaises. Cet isolement leur garantit une certaine liberté religieuse et une autonomie vis-à-vis du pouvoir musulman qui leur donne le statut de minorité protégée dhimmi.
Les Croisades : premier contact entre les maronites et l’Eglise d’Occident
En 1098 les Croisés arrivant dans la zone du Mont-Liban trouvent l’appui des maronites dont certains viennent se battre à leur côté. En 1162, les maronites rallient l’Eglise de Rome, séparée de l’Eglise de Constantinople après le schisme de 1054. Ce ralliement a des conséquences considérables sur l’histoire de la communauté maronite. Il a d’abord des influences directes sur son Eglise qui s’organise en une structure très hiérarchique selon le modèle romain. Leur chef est un Patriarche élu, « Patriarche d’Antioche et de tout l’Orient », à la fois chef religieux et chef politique. En se ralliant à Rome, la communauté maronite se place dès le XIIe siècle comme un pont entre la région de l’actuel Liban et l’Occident. Mais à la fin du XIIIe siècle, la conquête mamelouke interrompt la relation des maronites avec Rome, même si un contact ténu est maintenu, grâce aux franciscains installés dans la région après le départ des Croisés, et aux marchands vénitiens. La montagne est un refuge pour les maronites qui vivent notamment dans la vallée de la Qadisha au nord du pays, isolés et bénéficiant ainsi d’une certaine liberté religieuse.
Les maronites sous l’Empire ottoman : renforcement des liens avec l’Eglise de Rome et avec l’Europe
En 1516 le pouvoir mamelouk tombe et la région de l’actuel Liban se trouve intégrée à l’Empire ottoman. Le grand schisme de 1054 séparant les Eglises d’Orient et d’Occident a mis à mal l’influence de Rome en Orient. Durant le deuxième XVe siècle, Rome redécouvre la communauté maronite, dans laquelle elle voit alors une tête de pont du catholicisme romain en Orient ottoman. Le Pape Grégoire XIII fonde ainsi en 1585 le Collège Maronite de Rome pour former les maronites libanais au catholicisme réformé du concile de Trente (1545-1570) : quelques enfants et jeunes maronites sont alors envoyés à Rome dans cette école pour recevoir une formation religieuse et intellectuelle d’excellence. Les anciens élèves du Collège maronite de Rome enseignent ensuite dans les universités européennes ou reviennent dans la région de l’actuel Liban pour assurer des charges au sein du Patriarcat ou pour créer des écoles religieuses ouvertes à toute la population. Certains participent à l’introduction de l’imprimerie dans la région grâce à l’aide de Rome. Ces étudiants sont les porteurs de la culture orientale en Europe et de la culture européenne en Orient.
Progressivement, le taux d’alphabétisation de la communauté maronite dépasse celui des autres communautés libanaises. Sa puissance démographique s’accroît et la place en position dominante face aux druzes dans l’Emirat de la Montagne Libanaise [1], traditionnellement tenu par les druzes mais gouverné par les maronites à partir du XVIIIe siècle. Les villes littorales de Saïda, Beyrouth ou Tripoli sont alors en majorité peuplées de musulmans sunnites cohabitant avec les grecs-orthodoxes, tandis que les montagnes sont catholiques et orientées vers l’Italie et Rome.
De la protection romaine à l’influence française
Outre les liens entretenus entre Rome et la communauté maronite, cette dernière tire également partie du soutien de la France qui s’octroie progressivement la mission de protection des catholiques d’Orient. En 1649, Louis XIV décide ainsi d’en faire des partenaires, avec l’accord des maronites qui revendiquent leur héritage commun du temps des Croisades. Plus tard, Louis XIV écrit une lettre au sultan ottoman lui demandant de traiter les maronites comme des chrétiens français.
L’ingérence des puissances européennes va croissante dans les affaires ottomanes au cours du XIXe siècle, et la “protection” française envers les maronites libanais devient pour la première fois vraiment effective avec la création en 1861 de la province autonome du Mont Liban confiée à un ottoman catholique, notamment sous l’influence de la France. Le deuxième XIXe siècle voit les maronites émigrer des montagnes vers le littoral et les villes, puis vers l’Amérique du Nord et du Sud et vers l’Afrique noire sous domination coloniale. Beyrouth devient de plus en plus une ville chrétienne, les maronites viennent s’y installer dans les nouveaux quartiers est.
Au début du XXe siècle, la communauté maronite commence à promouvoir un projet politique de constitution d’un espace national libanais dans lequel son poids démographique et son avancée culturelle lui donneraient la première place. Or à la chute de l’Empire ottoman en 1918, la France doit accepter les revendications des maronites, seule communauté à demander la protection française, pour obtenir son mandat au Liban. En 1920, sous le mandat français, la création du Grand Liban est ainsi le couronnement du plan politique des maronites.
Une relation de réciprocité s’établit dès le XIe siècle entre l’Europe, plus précisément entre l’Eglise de Rome puis la France, et la communauté maronite du Liban. La création de l’Etat libanais selon le projet politique porté par les maronites en est le couronnement. Une telle réciprocité, proche de la dépendance, a cependant soulevé de nombreux enjeux pour la communauté maronite à mesure que la puissance mandataire française s’est affaiblie jusqu’à l’indépendance du Liban en 1943, et que l’arabisme est devenu une force politique majeure au Liban.
Lire la partie 2 : Le Liban chrétien – Enjeux actuels pour les maronites libanais (2/2)
Bibliographie :
– Jean-Paul Rey-Coquais, Christian footprints in the Lebanon, 2011.
– Henry Laurens, Le Liban et l’Occident, récit d’un parcours, 1991.
– R. J. Mouawad, Les Maronites, Chrétiens du Liban, 2009.
Félicité de Maupeou
Félicité de Maupeou est étudiante à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, après une formation en classes préparatoires littéraires. Elle vit actuellement à Beyrouth où elle réalise un stage dans l’urbanisme.
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