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Le Baas syrien face à la mouvance islamique sunnite

Par Thomas Pierret
Publié le 28/03/2012 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Président Bachar al-Assad, discours d’ouverture du congrès du parti Baas, le 6 juin 2005 à Damas.

LOUAI BESHARA, AFP

Alors que l’on a souvent souligné le caractère « séculier » des soulèvements arabes de 2011, du moins avant que les mouvements islamistes n’en apparaissent comme les principaux bénéficiaires électoraux, la religion est rapidement apparue comme une composante importante des mouvements de protestation observés en Syrie depuis le mois de mars. En témoignent notamment la récurrence des slogans religieux, la visibilité acquise par certains hommes de religion durant les événements, et la concentration des manifestations dans et autour des mosquées, seuls espaces publics relativement épargnés par le maillage sécuritaire.

Une telle prégnance du référent islamique est a priori susceptible de conférer un rôle majeur aux représentants de la mouvance islamique, c’est-à-dire les mouvements islamistes d’opposition, d’une part, et les oulémas (« savants », spécialistes des sciences religieuses), d’autre part. Sans être négligeable, ce rôle est toutefois contraint par l’histoire et en particulier par les conséquences des politiques ultra-répressives menées par le régime baasiste contre l’islam politique. De tradition laïque, ce régime s’est montré d’autant plus hostile aux islamistes que ses principaux dirigeants, à commencer par la famille Assad, étaient issus de la minorité alaouite, perçue comme hétérodoxe par une bonne partie de la majorité sunnite.

Fondés à l’indépendance en 1946, les Frères musulmans syriens font leurs modestes débuts dans un contexte de démocratie parlementaire. En 1963, le coup d’État du Baas met un terme définitif à cette phase d’expériences démocratiques. Radicalement hostile aux islamistes, le nouveau régime socialiste et laïcisant les contraint à la clandestinité ou à l’exil. Dans les années 1970, toutefois, les Frères profitent de la popularité croissante du référent religieux parmi la jeunesse pour reconstruire discrètement leurs forces. Cette montée en puissance va de pair avec l’affirmation de l’Avant-garde combattante, une organisation islamiste dissidente prônant l’action armée. En 1979, ses militants lancent une vaste campagne d’assassinats et d’attentats à la bombe, tandis qu’un soulèvement populaire émerge dans les villes du Nord. Le régime y opposera une réponse militaire qui culmine en 1982 avec le siège de la ville de Hama et le massacre de milliers de ses habitants. Totalement éradiqués à l’intérieur du pays, les Frères Musulmans seront réduits, jusqu’à ce jour, au statut de parti d’exilés. Dès lors, les oulémas (« savants », spécialistes des sciences religieuses) constitueront les seules voix de la mouvance islamique en Syrie.

Durant les années 1960, la radicalisation gauchiste du Baas avait été à l’origine de plusieurs crises entre le régime et le clergé, dont certains membres avaient été emprisonnés pour avoir critique l’« athéisme » de l’équipe dirigeante. Suite à son coup d’état de 1970, le général Hafez el-Assad adopte une approche plus pragmatique, affichant même quelques signes de piété. La décennie est donc caractérisée par un processus de relative détente que vient toutefois interrompre l’insurrection armée entamée en 1979.

Après 1980, face à un mouvement de réislamisation sociale qu’il ne peut empêcher, le régime prend graduellement conscience que la répression de l’islam politique doit s’accompagner d’une relative tolérance à l’égard des activités éducatives islamiques, du moins lorsqu’elles sont menées par des partenaires sûrs. La décennie qui suit l’insurrection voit donc apparaître de nouveaux instituts supérieurs islamiques tels que la Fondation Abu al-Nur, établie par le Grand Mufti Ahmad Kaftaro. C’est à la même époque que le régime noue une alliance de longue durée avec le Dr Said Ramadan al-Buti, doyen de la faculté de Charia de Damas et essayiste à succès. Sur le plan des idées, l’intéressé se situe aux antipodes du parti au pouvoir puisqu’il est radicalement hostile au nationalisme et au socialisme, principales composantes du baasisme. Toutefois, au nom d’une lecture ultra-conservatrice de la théologie politique sunnite, al-Buti prône l’obéissance au pouvoir en place, la tyrannie étant jugée préférable au risque d’anarchie.

La stratégie d’al-Buti repose aussi à la fitna (« discorde ») mais aussi sur l’idée que le dialogue avec le pouvoir permettra à terme la satisfaction des revendications du clergé. De fait, à partir des années 1990, le régime libéralise progressivement sa politique religieuse en levant certaines restrictions pesant sur les pratiques cultuelles (célébration de l’anniversaire du Prophète, port du voile à l’école), en autorisant le retour d’oulémas exilés ou encore, au milieu des années 2000, en tolérant un véritable bourgeonnement des associations de bienfaisance et écoles secondaires islamiques. Ces évolutions s’opèrent notamment au bénéfice de Jamaat Zayd (« le groupe de Zayd »), un influent mouvement de prédication dont l’action se concentre sur l’éducation religieuse des étudiants de l’enseignement séculier dans le cadre de cercles d’études informels organisés dans les mosquées. Contrains à l’exil durant l’insurrection de 1979-1982, les dirigeants de ce groupe reviennent en Syrie au milieu des années 1990. Établissant des relations avec le régime, ils n’en conservent pas moins une certaine indépendance de ton et seront toujours perçus avec méfiance par les autorités.

Une telle stratégie, imposée au régime par la nécessité de resserrer les liens avec l’opinion religieuse dans un contexte de tensions régionales (invasion de l’Irak, crise libanaise), aura pour effet non désiré de donner aux oulémas une assurance nouvelle qui les conduit à s’en prendre aux éléments laïcistes dominant les ministères de l’Information et de l’Éducation. En 2008, le retour en grâce de la Syrie sur la scène internationale après plusieurs années d’isolement permet au pouvoir de faire volte face et de revenir à des politiques beaucoup plus strictes vis-à-vis de la mouvance islamique. Tandis que sont nationalisées certaines institutions religieuses demeurées privées, est lancée une campagne de « re-laïcisation » qui se traduit notamment par l’interdiction du port du voile facial (niqab) au sein du corps enseignant et dans les universités.

À la veille du soulèvement de 2011, les relations entre le régime et l’élite religieuse s’étaient également tendues en raison des activités missionnaires chiites dans le pays. L’alliance du régime baasiste avec le chiisme duodécimain débute avec l’arrivée au pouvoir de Hafez al-Assad en 1970. Premier président non sunnite de l’histoire syrienne, le nouveau chef de l’État cherche à faire reconnaître sa communauté alaouite comme une branche du chiisme et, partant, de l’oumma musulmane. Cette fatwa, il l’obtiendra de clercs chiites duodécimains étrangers alliés au régime syrien pour des raisons politiques : l’opposant irakien Hassan al-Chirazi et Musa al-Sadr, fondateur du mouvement libanais Amal. Surtout, après 1979, Damas nouera une alliance stratégique avec la République Islamique d’Iran et son extension libanaise, le Hezbollah.

Profitant de leurs relations étroites avec le régime syrien, des réseaux religieux chiites étrangers établissent des séminaires dans la banlieue damascène de Sayyida Zaynab et reconstruisent selon le style persan des sites de pèlerinage chiites dans le pays. Certains animateurs de ces réseaux ne cachent guère leur volonté d’utiliser leurs têtes de pont syriennes pour engranger des conversions au chiisme parmi la majorité sunnite du pays. Ils ne rencontrent guère de succès mais un certain nombre d’exceptions frappent les imaginations. Au milieu des années 2000, les rumeurs de « chiisation » massive trouvent un terreau favorable dans un contexte de guerre civile sunnito-chiite en Irak et de fortes tensions confessionnelles au Liban.

La dégradation des relations entre régime et oulémas à la fin de la dernière décennie a été partiellement compensée par les conséquences de la libéralisation économique menée par Bachar el-Assad après son accession au pouvoir en 2000. Il a souvent été dit que cette évolution avait surtout profité à une poignée d’hommes d’affaires proches du président, dont le plus connu est son cousin Rami Makhluf. En réalité, l’abandon du socialisme a aussi contribué, dans des proportions certes plus modestes, à l’enrichissement d’une catégorie plus large d’entrepreneurs moyens. Or, c’est de leur alliance avec ces derniers que les oulémas syriens ont traditionnellement tiré les ressources financières de leurs séminaires et associations de bienfaisance. Ces ressources augmenteront donc considérablement à la faveur de la libéralisation économique et des conséquences du boom pétrolier de 2003. Ce même contexte voit également l’ouverture en Syrie de banques islamiques, qui recrutent des oulémas au sein de leur comité de supervision. Ces transformations économiques ont donc rapproché l’élite religieuse syrienne des milieux d’affaires et, par leur intermédiaire, de l’establishment politico-militaire.

Traversée par ces dynamiques contradictoires, la mouvance islamique syrienne abordera la crise de 2011 en rangs dispersés. Si les Frères Musulmans et autres militants islamistes soutiennent le soulèvement avec enthousiasme, les oulémas sont profondément divisés. Ayant largement bénéficié du régime en place, ses alliés historiques comme Sa‘id Ramadan al-Buti et le Grand Mufti Ahmad Hassun demeurent loyaux.

En face, les « oulémas révolutionnaires » émergent surtout dans les villes périphériques insurgées telles que Der‘a, dans le Sud, ou Banyas, sur la côte. À Damas et Alep, certaines figures religieuses respectées adressent de sévères critiques au régime. Dans la capitale, les protestataires se pressent ainsi pour assister aux sermons des cheikhs Oussama al-Rifa‘i et Krayyim Rajih, dont les mosquées sont le théâtres de manifestations régulières. S’ils n’appellent pas ouvertement au renversement du pouvoir, ces prêcheurs n’en rejettent pas moins la rhétorique officielle des « bandes armées » commandées par l’étranger, défendent la légitimité des revendications démocratiques et tiennent l’appareil de sécurité pour responsable des violences. Il n’est guère étonnant que ce défi émane d’anciens ennemis du régime ne s’étant réconciliés avec ce dernier que sur le tard et de manière équivoque.

Pendant cinq mois, le pouvoir ne sait comment réagir face aux prêcheurs rebelles. Craignant les conséquences d’un affrontement ouvert, il recourt, sans succès, à divers moyens de séduction et de pression. C’est pendant le mois de Ramadan (août 2011) que les autorités sortent de leurs atermoiements : les oulémas contestataires ayant fustigé l’envoi des chars dans les villes de Hama et Deir ez-Zor, ils sont interdits de prêche, menacés et, pour l’un d’entre eux, physiquement agressés par les chabbiha, des voyous à la solde du pouvoir.

Ces événements constitueront un tournant de la première année du soulèvement. Dominait jusqu’alors l’idée que le pouvoir n’oserait pas se confronter aux oulémas contestataires par crainte de la réaction populaire. Par conséquent, suite à l’agression perpétrée contre al-Rifa‘i, certains prédisent des manifestations-monstres qui emporteront le régime. Or, si les habitants des banlieues populaires de Damas manifestent en nombre, les quartiers centraux de la capitale ne se mobilisent guère. Or, c’est dans ces quartiers relativement aisés que la victime compte la plupart de ses nombreux adeptes. Les proches disciples d’al-Rifa‘i ne cachent pas leur rancœur face à l’inaction de ceux qui, la veille encore, donnaient du baisemain à leur guide spirituel.

Ce que révèlent ces événements, c’est l’importance du facteur socio-économique dans le soulèvement actuel. Ce dernier est dans une large mesure celui des perdants de l’abandon du socialisme : ruraux et rurbains délaissés par un État qui, par le passé, se targuait de défendre leur intérêts, et habitants des ceintures de pauvreté des grandes villes. C’est au camp des bénéficiaires de l’économie de marché qu’appartiennent les grands oulémas. Par conséquent, même si leurs convictions et l’influence de leurs disciples politisés ont poussé certains d’entre eux à prendre le parti de l’opposition, ils ont dû prendre acte de la tiédeur du soutien que leur adressaient ces citadins aisés qui sont à la fois leurs fidèles et leurs bailleurs de fonds. Par là-même, ils ont pu apprécier à leurs dépens la fragilité faut-il dire l’inexistence ? du sentiment communautaire sunnite.

Publié le 28/03/2012


Thomas Pierret est Docteur en Science de l’IEP Paris et de l’Université Catholique de Louvain. Après avoir été Maître de conférences à l’Université d’Édimbourg, il est maintenant chargé de recherche à l’Iremam (Aix-en-Provence). Ses recherches portent notamment sur le conflit syrien, les groupes armés non étatiques et les Etats autoritaires. Son ouvrage "Baas et Islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas" est paru aux PUF en 2011.


 


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