Appel aux dons samedi 20 avril 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/2701



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3000 articles publiés depuis juin 2010

jeudi 25 avril 2024
inscription nl


Accueil / Repères historiques / Analyses historiques

L’appareil social du Hezbollah et ses enjeux de 1990 à nos jours : l’expression d’une « libanisation » en trompe-l’œil ? (2/2)

Par Léo Ruffieux
Publié le 13/07/2018 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Portrait of Ayatollah Khomeini (Khomeiny, Khomeyni) in the Bekaa, Liban.

©Lissac/Godong/Leemage / AFP

Lire la partie 1

L’appareil social du Hezbollah : une mobilisation par les ressources et par le sens

Compte tenu de la fragilité de l’État libanais et des ambitions socio-économiques du Hezbollah, beaucoup d’observateurs s’inquiètent de la capacité du mouvement à prendre en charge les risques sociaux pour les transformer en ressource de mobilisation potentiellement contestataire (1). Cette thèse est principalement défendue par le sociologue Waddah Charara, qui considère que les institutions sociales du Hezbollah constituent des « institutions parallèles à celles de l’État » en vue de bâtir une « contre-société » ou un « État dans l’État » (2). Waddah Charara reprend ici le concept élaboré par Annie Kriegel pour décrire le Parti communiste français en tant qu’organisation largement dédiée à la gestion quotidienne d’une société coupée du système capitaliste et non véritablement à l’exercice du pouvoir (3). Judith Palmer Harik, professeur de science politique à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), postule que le Hezbollah « doit essentiellement sa popularité au fait qu’il a été capable de fournir davantage d’aide publique et sociale dans les zones musulmanes que tous les autres partis » et ce, grâce à l’« aide massive de la République islamique d’Iran » (4).

Aurélie Daher, politologue franco-libanaise et spécialiste du monde chiite et du Hezbollah, s’appuie sur une « démarche culturelle privilégiant le sens », empruntée aux théories des mouvements sociaux (5). Elle démontre qu’il serait trop simpliste d’analyser l’appareil social du Hezbollah comme un satellite de ses mentors régionaux syriens et iraniens, dont l’objectif principal serait d’améliorer les conditions de vie de la société libanaise (chiite en particulier) en prétendant incarner un réseau de redistribution financière fondé autour d’un réseau communautaire clientéliste (6). Au contraire, elle estime qu’il possède des priorités et marges de manœuvre qui lui sont propres, et que celui-ci a pour vocation première de renvoyer une image éthique à son public afin d’empêcher tout ressentiment qui pourrait mettre en péril le soutien de la société libanaise à la RIL. En d’autres termes, c’est d’abord en tant que producteur de normes et non « distributeur de billets » que le Hezbollah parvient à mobiliser ses partisans (7). En appréhendant l’appareil social comme un soft power, Aurélie Daher contribue ainsi à relativiser la thèse d’une « contre-société » visant à créer un « État dans l’État ».

Les sources de financement

Le premier enjeu est donc de déterminer quel serait véritablement l’impact des aides iraniennes dans les sources de financement. Selon Augustus Richard Norton, professeur en Relations internationales à l’Université de Boston, le financement des infrastructures sociales et médicales du Hezbollah est domestique mais provient également d’importantes subventions de l’Iran, avoisinant 100 millions de dollars par an (8). Aurélie Daher ne mentionne pas explicitement cette aide. En effet, elle cite comme sources de financement des institutions sociales : les dons caritatifs récoltés au sein de la communauté libanaise chiite et de la diaspora libanaise, les donations religieuses (zakât, khums, sadaqât), les dons du soutien de comités d’amis des milieux sympathisants de la Résistance, l’autofinancement lié à leurs propres activités ou de l’activités d’institutions qui leur sont rattachées, et enfin, quelques aides de l’État ou d’organisations internationales (9). Selon elle, l’aide financière de l’Iran existe mais il faut la relativiser. Premièrement, sur la quinzaine d’institutions sociales hezbollahî, on n’en compte que quatre qui sont des succursales du complexe iranien (10). Deuxièmement, l’aide fournie par les maisons-mères est indirecte, parce qu’elle est reversée au Comité de soutien de la Résistance islamique (CSRI) – qui ne fait pas partie de l’appareil social – sous forme de khums (11). Le processus est le suivant : le khums issu de la communauté chiite libanaise du Liban et de la diaspora est collecté au nom du Guide suprême de la Révolution islamique par Sayyed Hassan Nasrallah, et ce dernier en reverse ensuite l’intégralité au CSRI (12). Malgré cela, il est fort probable que l’aide assurée par l’Iran a été bien plus directe jusqu’en 1989. En effet, Harik affirme que la Fondation des martyrs iraniens paie l’intégralité des services des combattants blessés et 70% des coûts médicaux pour les civils (13). De même, on peut observer une différence notoire entre les prospectus de Jihād Al-Binā’ de 1992 et de 1996. La première version mentionne explicitement l’aide iranienne alors que celle de 1996 transforme cette aide en « dons des membres de la Fondation » (14). Toujours concernant Jihād Al-Binā’, Harik estime une aide iranienne d’environ dix millions de dollars par année depuis sa fondation tout en soulignant l’impossibilité d’avoir des informations fiables et précises (15). Selon John Waterbury, le Hezbollah dépense en 2003 environ 3,5 millions de dollars par an (en dehors de l’aide de l’Iran) pour financer des écoles et des hôpitaux (16).

L’impact de l’action sociale à l’échelle nationale

Le second enjeu est l’impact de l’action sociale du Hezbollah sur la population libanaise. Tout d’abord, il est important de relever que la base militante touchée par l’action sociale du Hezbollah ne se limite ni à la classe populaire (17) ni à la communauté chiite – bien que 90% des partisans soient chiites –. La particularité du Hezbollah réside dans l’ampleur et l’éventail des services publics et sociaux qu’il assure comparativement aux acteurs des autres partis et des différentes ONGs (18). Mais cette particularité ne veut pas pour autant dire que l’appareil social du Parti soit qualifiable d’« État dans l’État » puisque toutes institutions sociales ou ONGs également actives au Liban seraient de facto un suppléant de l’État étant donné la fragilité de celui-ci (19). Même si le Hezbollah supplante tous ses rivaux chiites, il ne peut se targuer de représenter un État-Providence proportionnellement à cette communauté. Aurélie Daher relativise le rôle d’État-providence chiite du Hezbollah car si on observe les chiffres antérieurs à 2006, ses institutions sociales n’auraient intégralement pris en charge qu’en moyenne 30’000 à 35’000 personnes sur un total d’un million et demi de chiites libanais (20). A propos de Jihād Al-Binā’, bien que la plupart des chercheurs soulignent son potentiel notamment dans la fourniture en eau potable et en électricité gratuite pour les 500’000 habitants de la banlieue sud de Beyrouth (21), il faudrait minimiser son rôle concernant la construction de logements, la mise en norme des bâtiments, la redistribution de fonds et de matériels liés aux programmes urbains et ruraux et l’octroi de formations professionnelles notamment. On comprend donc la difficulté de mesurer l’impact de l’entreprise. Enfin, il n’y a pas de corrélation évidente entre les politiques sociales du Hezbollah et la mobilisation électorale : une conclusion sur les logiques de vote reste difficile. Cela s’explique d’une part, par le rôle atrophiant du tuteur syrien sur le choix des électeurs jusqu’en 2005 et d’autre part, par les spécificités de la loi électorale qui impose au citoyen de voter dans sa circonscription d’origine au détriment de celle où il vit (22). Sur le plan éducatif, les écoles Al-Mahdî pouvaient accueillir environ 14’000 élèves en 2008 et 19’500 élèves en 2009 (23). Cependant, 50% des écoles privées libanaises dépendraient de groupes communautaires et en premier lieu des écoles catholiques avec plus de 360 établissements implantés dans tout le pays (24). Cela implique qu’en l’absence de manuel d’histoire uniformisé, toutes les communautés proposent leur propre version de l’histoire du Liban (25).

Le rôle du Parti en tant qu’employeur

Le troisième enjeu est lié à l’emploi. Peut-on affirmer que le Hezbollah est un puissant employeur dans le service public et au sein de ses propres institutions sociales ? Là encore, les chiffres sont peu fiables. Le Parti de Dieu aurait inscrit 17’000 personnes à la Caisse Nationale de Santé Sociale (CNSS) alors que d’autres sources mentionnent 2’000 salariés (26), 5000 salariés (27), quelques centaines (28) voire quelques dizaines (29). Selon Fabrice Balanche, le Hezbollah dispose de ses propres ressources, ce qui le rend autonome de l’État et moins enclin à la corruption, contrairement à son rival Amal qui instrumentalise les ressources publiques pour enrichir ses cadres (30).

Conclusion

Jusqu’à présent, tout en soulignant l’incroyable potentiel de l’appareil social du Hezbollah, nous avons pu constater que la thèse voulant faire de celui-ci un État-Providence voire un « État dans l’État » s’avère débattue. A juste titre, on doit aussi insister sur la capacité des institutions sociales du Parti à mobiliser ses partisans par la production d’une image publique valorisante – résistance, patriotisme, solidarité, don de soi, proximité, légalité, professionnalisme, tolérance, anti- confessionnalisme (31). En conclusion, le dispositif du Hezbollah peut être vu comme un ensemble d’organisations sociales et politiques, de « procédures et de structures qui définissent et défendent des valeurs, normes, intérêts, identités et croyances » (32).

Notes :
(1) CATUSSE, Myriam et ALAGHA Joseph. Les services sociaux du Hezbollah : effort de guerre, ethos religieux et ressources politiques. In : MERVIN Sabrina (dir.), Le Hezbollah : Etat des Lieux, Arles : Sindbad / Acte Sud, 2008, Coll : L’actuel., p. 131.
(2) CHARARA, Walid et DOMONT Frédéric, op.cit., p. 166.
(3) LOUËR, Laurence, « De quelques ouvrages récents sur le Hezbollah », Critique internationale, Presse de science po, 3/2009, n°44, p. 156.
(4) HARIK, Judith Palmer. Le Hezbollah. Le nouveau visage du terrorisme ; trad. de l’anglais par Gérard Busquet. Londres : ViaMedias, 2006, p. 119.
(5) DAHER, Aurélie, op. cit., p. 28.
(6) Ibid., p. 179.
(7) Ibid., p. 185.
(8) NORTON, Augustus Richard, Hezbollah, A Short History. Princeton : Princeton University Press, 2007, p. 110
(9) Ibid., p. 182.
(10) Succursales (maisons-mères iraniennes) : la Fondation du martyr et la Fondation des blessés (Bonyad-e chahid), Jihād Al-Binā’ (Jahad-e Sazandegi), et Al-Imdād (Komite Emdad Imam Khomeini). 

(11) Impôt religieux chiite correspondant à un cinquième du salaire net ou de l’économie annuelle du fidèle.
(12) DAHER, Aurélie, op. cit., p. 189.
(13) HARIK, Judith Palmer, op. cit., p. 122.
(14) DANAWI, Dima. GERGES Fawaz A., op. cit., p. 75.
(15) HARIK, Judith Palmer, op. cit., p. 128.
(16) Cité dans HADDAD, Simon. « Explaining Lebanese Shii adherence to Hezbollah : Alienation, religiosity and welfare provision », Journal Defense & Security Analysis, 2013, (Volume 29), pp. 16-29.
(17) Ibid., HARIK, Judith Palmer, op. cit., p. 126.
(18) Ibid., p. 119.
(19) La guerre civile a contribué à diviser l’action sociale entre groupes communautaires et partis politiques rivaux. On peut mentionner par exemple la Fondation Rafiq Al-Hariri, la Fondation Kamal Joumblatt, les fondations des Eglises libanaises (la Ligue Maronite), la Fondation Druze pour la protection sociale, les associations socio-caritatives de Amal et la société de bienfaisance de Mohammad Hussein Fadlallah, Al-Mabarrât. Voir CATUSSE, Myriam et ALAGHA Joseph, op.cit., p. 131.
(20) DAHER, Aurélie, op. cit., p. 183.
(21) CATUSSE, Myriam et ALAGHA Joseph., op. cit., p.125.
(22) Ibid., pp. 134-135.
(23) DAHER, Aurélie, op. cit., p. 167.
(24) LE THOMAS Catherine. Formation et socialisation : un projet de (contre)-société. In : MERVIN Sabrina (dir.), Le Hezbollah : Etat des Lieux, Arles : Sindbad / Acte Sud, 2008, Coll : L’actuel, p. 148.
(25) Ibid., p. 153.
(26) Article du quotidien libanais L’Orient – Le Jour (12/04/06), cité par DAHER Aurélie, op. cit., p. 184.
(27) AVON, Dominique et KHATCHADOURIAN Anaïs-Trissa, op.cit, p. 77.
(28) HARB, Mona. Le Hezbollah à Beyrouth (1985 – 2005). De la banlieue à la ville. Paris/Beyrouth : Karthala/Ifpo, 2010, Coll : Hommes et Sociétés, p. 161.
(29) DAHER Aurélie, op. cit., p. 184.
(30) BALANCHE, Fabrice. « Mona Harb, Le Hezbollah à Beyrouth (1985 – 2005) », Géocarrefour [En ligne], vol. 88/3 | 2013, Disponible sur : http://geocarrefour.revues.org/8196.
(31) DAHER Aurélie, op. cit., p. 184-188. Cette image publique valorisante est surtout illustrée par le chapitre 2 (la nation) de la charte politique du Hezbollah du 30 novembre 2009 : (Avon et Khatchatourian 2010, 174) : « Le Liban est notre patrie, celle des pères et des aïeux, il est la patrie des enfants, des petits enfants et de toutes les générations à venir. Pour sa souveraineté, sa dignité et son honneur, pour la libération de sa terre, nous avons offert les sacrifices les plus chers et les martyrs les plus dignes. Nous voulons que, d’une manière égale, cette patrie soit celle de tous les Libanais, qu’elle les embrasse, qu’elle les englobe, qu’elle s’élève par eux et par ce qu’ils lui apportent ».
(32) HARB, Mona., op. cit., p. 101.

Publié le 13/07/2018


Léo Ruffieux est étudiant en Relations internationales au Global Studies International à l’Université de Genève, où il poursuit actuellement un Master Moyen-Orient. Il s’intéresse particulièrement à l’histoire et la géopolitique dans la région du Levant/Syrie historique, et en particulier au Hezbollah, au conflit israélo-palestinien et syrien.


 


Histoire

Liban

Politique