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« Géant de la presse libanaise » (Le Point), « le principal journaliste au Liban, si ce n’est dans le monde arabe » (The New York Times), « Mazarin de l’élite politique libanaise » (Le Monde), « héros tragique, trop grand pour le pays qui l’avait vu naître, trop lucide pour s’en satisfaire » (Le Monde), de nombreux hommages ont été rendus à Ghassan Tuéni à sa mort le 8 juin 2012. Plus récemment, une soirée en son honneur a été organisée le 26 avril 2013 à l’Institut du Monde Arabe à Paris, l’occasion pour plusieurs intellectuels, politiques et amis d’évoquer cette figure majeure du Liban contemporain.
Homme politique, diplomate, écrivain, journaliste, patron de presse et intellectuel libanais, Ghassan Tuéni naît le 5 janvier 1926 à Beyrouth dans une famille grecque-orthodoxe. Il meurt le 8 juin 2012 à 86 ans dans sa ville natale.
Diplômé de l’Université Américaine de Beyrouth en philosophie en 1945, il obtient une maîtrise de sciences politiques de l’Université d’Harvard en 1946. Il rentre au Liban à la mort de son père Gebrane Tuéni, fondateur du journal an-Nahar (Le Jour). Il enseigne à l’Université Américaine de Beyrouth entre 1947 et 1948 avant de reprendre les rennes d’an-Nahar dont il fera le journal arabe de référence au Liban, voire dans tout le Moyen-Orient. En 1951, à 24 ans, il devient le benjamin des députés du Parlement libanais. En 1954, il épouse Nadia Hamadé, une des plus grandes poétesses francophones de l’époque.
En parallèle de sa carrière de journaliste, il devient un homme politique majeur au Liban. Député, vice-président de la Chambre (1953), il est également ministre à plusieurs reprises et notamment pendant la guerre du Liban dans le gouvernement de coalition chargé de mettre fin aux affrontements. Il occupe aussi des postes diplomatiques en Grèce et aux Nations unies entre 1977 et 1982. En 2005, à la mort de son fils, le député et journaliste Gebrane Tuéni, il reprend les rennes d’an-Nahar qu’il lui avait laissés en 1999, ainsi que son poste de député de Beyrouth. Il est alors proche de l’alliance du 14 mars.
« Nul mieux que lui n’aura illustré le courage du Libanais, capable, contre vents et marées, de garder le front haut ! » (Alexandre Najjar, L’Orient Littéraire Ghassan Tuéni, l’Immortel, 2012)
A l’unisson de l’histoire contemporaine de son pays, le destin personnel de Ghassan Tuéni est marqué par plusieurs tragédies et parcouru de nombreux deuils. Son premier enfant, sa fille Nayla meurt d’un cancer à 7 ans. Sa femme Nadia Tuéni succombe également à un cancer en 1983. Le 13 janvier 1987, son fils Makram trouve la mort dans un accident de voiture à Paris. Ce qu’il considère comme le « troisième naufrage de (sa) vie », sera suivi en décembre 2005 par l’assassinat de son unique fils survivant, le député et journaliste Gebrane Tuéni dans un Liban alors secoué par une série de meurtres de personnalités politiques libanaises hostiles au régime syrien.
A l’image de son pays, il s’est illustré dans les épreuves par sa foi imperturbable dans l’avenir. Une des images marquantes que les Libanais retiennent souvent de lui est celle « du père qui prend la parole devant le corps de son fils assassiné et qui prêche le pardon [2] ». A l’enterrement de son dernier fils Gebrane Tuéni, assassiné en 2005, il appelle ainsi à la fin des violences pour que le Liban retrouve le chemin de la paix : « Enterrons la haine et la vengeance avec Gebrane ».
« Le secret de ma liberté c’est de ne rien demander au pouvoir, de ne rien lui devoir, et d’être dans une position où le pouvoir ne peut rien contre moi. Je me suis tenu à ce principe, ma vie durant, même si je l’ai payé parfois au prix fort. On m’a craint, parce qu’on a craint le journal que mon père et moi avons érigé comme une forteresse face aux intimidations de tous ordres » (Ghassan Tueni, Enterrer la haine et la vengeance, un destin libanais, 2009)
En 1948, peu après son retour au Liban, Ghassan Tuéni entre au journal de son père an-Nahar. Il est reporter militaire à Jérusalem lors la guerre de Palestine. Mais sa renommée viendra moins du journalisme de terrain que de ses éditoriaux qu’il élève au rang de genre littéraire à part entière. Dans ses éditoriaux hebdomadaires de l’an-Nahar, il défend notamment la souveraineté du Liban, les droits des femmes et des minorités ainsi que sa vision d’un Etat divers et laïc. Ses écrits journalistiques sont engagés et lui valent d’être plusieurs fois arrêté et emprisonné pendant l’occupation syrienne. Dans les années 1960, an-Nahar est considéré comme le seul journal vraiment indépendant dans le monde arabe où gouvernent des régimes militaro-nationalistes en Egypte, Syrie, Irak et Libye, et qui ne prennent pas en compte la liberté de la presse.
Ghassan Tuéni a également su faire de an-Nahar un outil de son ambition politique : les sphères journalistique et politique formaient pour lui un tout indissociable.
Ghassan Tuéni a ainsi été le « Mazarin de l’élite politique libanaise » (Le Monde) à laquelle il appartient et qu’il critique à la fois. Partisan de la Grande Syrie dans sa jeunesse, il rejoint le Parti national syrien fondé par Antoun Saadé avant de s’en détourner en 1957. Il défend ensuite un panarabisme modéré, puis évolue vers un attachement de plus en plus fort à l’indépendance et à la souveraineté du Liban. Dans les années 1950, il forme avec Camille Chamoun le Front national Socialiste qui prône des réformes en profondeur. Elu député en 1951, il devient vice- président de la Chambre en 1953. Il est également vice-Premier ministre et ministre de l’Information et de l’Education nationale dans le premier gouvernement de Sleiman Frangié en 1970. Ses projets de réformes profondes rencontrent cependant une forte opposition qui le conduit à démissionner cent jours après sa nomination. Il fait également partie du gouvernement de coalition chargé de mettre fin à la guerre entre janvier 1975 et décembre 1976. Il est alors le seul ministre en fonction à se déplacer entre les deux secteurs de Beyrouth en guerre. Ghassan Tuéni est ainsi parvenu aux deux postes les plus hauts auxquels un grec-orthodoxe peut accéder : la vice-présidence de la Chambre et du Conseil.
Il occupe également plusieurs fonctions diplomatiques pour représenter le Liban à l’étranger, comme ambassadeur en Grèce, puis auprès des Nations unies entre 1977 et 1982. Comme diplomate, il est connu pour avoir été un grand défenseur du Liban sur la scène internationale. Il est ainsi considéré comme le père de la résolution 425 du Conseil de sécurité en 1978 appelant Israël à retirer ses troupes après son invasion du sud Liban. Cette résolution ne sera appliquée qu’en 2005, mais elle est devenue « la colonne vertébrale de la politique étrangère du Liban [3] ». Son cri aux Nations unis « laissez vivre mon peuple » a alors fait le tour du monde.
Son engagement diplomatique pour son pays est guidé par son désir de ne pas faire du Liban un enjeu des puissances extérieures. Il appelle à une politique étrangère de « neutralité positive » en défendant l’idée selon laquelle le Liban ne survivra qu’à la condition qu’il demeure le laboratoire du « vivre ensemble » qu’il a toujours été. Il explique ainsi la place importante du Liban sur la scène internationale par le fait que « les chrétiens et les musulmans y ont noué un échange qui nul part ailleurs n’a été possible et qui est bien le thème majeur du XXIème siècle ». Le Liban doit donc adopter une attitude de « neutralité positive » : « positive car elle permet (aux Libanais) de se tourner aussi bien vers l’Occident que vers le Proche-Orient, d’être ce trait d’union sans lequel la désunion serait irrémédiable ». Pour Nassif Hitti, ambassadeur de la Ligue arabe en France, le Liban a aujourd’hui encore profondément besoin de cette politique étrangère de « neutralité positive » [4]. La diplomatie de la puissance douce exercée par Ghassan Tuéni en a également fait un porteur des droits nationaux des Palestiniens et du respect des résolutions de l’ONU considérées par lui comme la condition de la fin du conflit israélo-arabe, comme il l’a exprimé dans ses nombreux discours.
Ses discours qui, selon Charles Hélou, Président de la République libanaise de 1964 à 1970, « sont des plaidoyers qui vont au delà du message conjoncturel et sont porteurs de réflexions profondes », portent également la marque de l’intellectuel que fut également Ghassan Tuéni.
Ghassan Tuéni se situait à l’avant-garde de la génération des intellectuels d’après-guerre qui cherchaient à diriger la région du Moyen-Orient et le monde arabe en général vers un libéralisme démocratique et laïc. Pour Nassif Hitti, ambassadeur de la Ligue arabe en France, il a été le « porteur et l’instigateur du rêve de changement, de l’édification d’une société libanaise moderne dans ses valeurs politiques : une société fondée sur la citoyenneté, pour sortir d’un communautarisme destructeur » [5].
« Arabe chrétien » comme il le répétait souvent, Ghassan Tuéni a également orienté ses réflexions autour de ce double patrimoine, à l’image du Liban, source à ses yeux de dialogue et de richesse. Dans son livre qui apparaît comme des mémoires, Enterrer la haine et la vengeance, un destin libanais publié 2009, il explique qu’il y a entre les Arabes chrétiens et musulmans des « complicités qui, si elles dépassent l’entendement des Occidentaux en général, sont manifestes ». En effet « si certains Arabes se sont convertis à l’islam au VIIème siècle, il n’est pas interdit de penser qu’ils ont gardé avec le christianisme des liens intimes, de la même façon que les chrétiens arabes ne peuvent se sentir tout à fait étrangers à la foi de leurs frères musulmans ». Ghassan Tuéni fait du Liban l’« expression de ce dialogue » et explique comment les chrétiens arabes ont contribué « à expliquer ce qu’était l’islam autant que les musulmans et peut-être davantage ». L’histoire partagée entre les Arabes musulmans et chrétiens, leur origine commune sont selon lui la garantie d’un dialogue « naturel » par lequel les chrétiens arabes ne sont pas effrayés par l’islam, mais le comprennent intimement.
Cependant, il constate que ce dialogue pourrait s’avérer « davantage théorique que réel si, par la loi du nombre, de la puissance financière, de la puissance tout court, les chrétiens d’Orient se trouvaient progressivement mis en minorité ». Ghassan Tuéni fait ainsi de la mise en minorité des chrétiens arabes le thème majeur du XXIème siècle. Il explique la remise en question du Pacte national par les réalités démographiques donnant progressivement l’avantage aux musulmans, et notamment aux chiites. Selon lui, « dans ce contexte les chrétiens doivent tenir leur rang » et non pas craindre une intégration du Liban au monde musulman et une perte de leur place dans leur pays. Car cette tendance fait courir le risque au Liban « de s’éloigner de ce qu’il est ». Ghassan Tuéni explique ainsi que les « musulmans éclairés et visionnaires soutiennent que la présence chrétienne au Moyen-Orient est essentielle, en ce sens qu’elle constitue pour eux une contribution à l’entendement d’un monde qui n’est plus bipolaire mais multipolaire, un monde dans lequel nous sommes entrés de plein pied après le 11 septembre 2001. Pour les Arabes musulmans, les chrétiens ont ce lien privilégié avec le monde extérieur, qui est majoritairement non-musulman. (…) Que serait un Proche-Orient sans les chrétiens ? » Ghassan Tuéni définit ainsi le Liban comme « le seul laboratoire au monde de la convivialité ou plutôt de la « connivence » islamo-chrétienne », non pas le lieu d’un « dialogue académique, confiné à quelques tribunes de circonstance, mais l’espace du dialogue incarné, quotidien, réel ».
Homme de presse, journaliste, figure politique libanaise, diplomate et intellectuel, Ghassan Tuéni a pris pleinement part à l’histoire du Liban contemporain. Sa vie, traversée de drames et de deuils, est intimement mêlée à l’histoire de son pays. Se définissant lui-même comme un « pacifiste guerrier », il partage avec son pays le Liban une culture des paradoxes dont il a fait une source de richesses et d’indépendance d’esprit au cours de son « destin libanais » [6].
Sources :
– Articles de presse : Le Monde, The New York Times, l’Orient-Le Jour.
– Soirée hommage à Ghassan Tunéi, 26 avril 2013, Institut du Monde Arabe à Paris.
– Ghassan Tueni, Enterrer la haine et la vengeance, un destin libanais, Paris, Albin Michel, 2009.
Félicité de Maupeou
Félicité de Maupeou est étudiante à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, après une formation en classes préparatoires littéraires. Elle vit actuellement à Beyrouth où elle réalise un stage dans l’urbanisme.
Notes
[1] Ghassan Tueni, Enterrer la haine et la vengeance, un destin libanais, 2009.
[2] Idem.
[3] Idem.
[4] Soirée hommage à Ghassan Tunéi, 26 avril 2013, Institut du Monde Arabe à Paris.
[5] L’Orient-Le Jour, Les pairs de Ghassan Tuéni se souviennent, 2012.
[6] Ghassan Tueni, Enterrer la haine et la vengeance, op. cit.
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Carole André-Dessornes est Chercheure - Consultante en Géopolitique depuis 16 ans travaillant sur les questions générales et les thèmes portant sur la violence sous toutes ses formes au Moyen-Orient.
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