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Tewfic Aclimandos est politologue et historien égyptien. Docteur d’Etat de l’IEP de Paris, (thèse sur les officiers activistes de l’armée égyptienne : 1936/54). Chercheur ou chercheur associé au CEDEJ de septembre 1984 à août 2009, il est au collège de France depuis octobre 2009. Ses travaux portent sur l’histoire de l’Egypte depuis le traité de 1936, notamment sur le mouvement des Officiers libres, Nasser (biographie en préparation), l’armée égyptienne, les Frères musulmans et la politique étrangère de l’Egypte.
Lire la partie 2 : Entretien avec Tewfic Aclimandos – Le point sur la situation en Egypte
2011 est l’année du soulèvement massif qui a su renverser Moubarak. Il s’agissait d’un mouvement minoritaire, mais qui a mobilisé malgré tout sept à huit millions de personnes, descendues dans la rue dans plusieurs villes d’Egypte. La police s’est effondrée : il s’agissait véritablement d’une révolution. Elle a fait peur : le commandant de l’armée notamment, qui s’arrangeait parfaitement de la chute de Moubarak, a eu peur ; il s’est engagé à mener à bien une transition démocratique. Il l’a fait afin de désamorcer la bombe révolutionnaire. La logique d’une transition démocratique n’est pas la logique révolutionnaire. En transition démocratique, tout le monde, même les représentants de l’ancien régime, participe aux élections ; les révolutionnaires, eux, souhaitaient l’exclusion totale de l’ancien régime et de ses membres du jeu politique. Dans une révolution, le peuple est présent dans la rue ; dans une démocratie, il est représenté dans les assemblées. La révolution est une coalition qui dit être le peuple un et qui peut l’être quelquefois, alors que la démocratie présuppose la pluralité, la division, le conflit au sein ce de peuple et appelle chacun à jouer pour soi-même – même si la coalition n’est pas à exclure. La démocratie, contrairement à la révolution, n’est pas une mise en scène constante du peuple : c’est la première réalité à laquelle se sont heurtés les jeunes révolutionnaires lorsqu’ils ont affronté le jeu politique.
L’armée, dans les premiers moments qui ont suivi la révolution, a tenté de trouver un accord soit avec les Frères soit avec les jeunes révolutionnaires soit avec les deux. Elle a vite décidé de jouer la carte des Frères musulmans et d’une transition démocratique, pour écarter les jeunes révolutionnaires du jeu politique : la structure hiérarchique des Frères facilitait les contacts, ils avaient intérêt à l’organisation d’élections et craignaient « une politique de la rue », les militaires avaient l’impression que les Américains souhaitaient mettre en place une sorte de cohabitation qui aurait réuni les Frères musulmans et l’armée. Soutenir les Frères contre les révolutionnaires permettait en revanche de penser une transition démocratique maîtrisable pour l’armée, dont un des objectifs était d’empêcher une dangereuse jonction Frères musulmans/jeunes révolutionnaires. Le problème des Frères musulmans était toutefois leur radical manque de modération. Ces élections apparaissaient pour eux comme une occasion historique. Peu leur importait de savoir s’ils avaient le soutien de 25 ou de 70% de la population, l’important était alors de prendre le pouvoir ; n’ayant face à eux aucune opposition solide, si ce n’était l’armée que le peuple désavouait, ils sont apparus comme les plus capables de relever le défi d’une stabilisation de l’Egypte. En face des Frères, Chafik fut perçu comme le candidat de l’armée, bien qu’il ne l’était pas – il était plutôt celui des réseaux du parti de Moubarak et de certaines bureaucraties. J’allais oublier : durant la période révolutionnaire, la population était très remontée contre la police et les forces de sécurité. Sinon, la feuille de route a bien fonctionné et bien qu’on reconnaisse que les élections de 2012 aient été entachées par des fraudes massives, et bien que le résultat officiel ait été contesté (la junte avait dit à tout le monde que Chafik avait gagné, pour ensuite annoncer le contraire, ce qui autorise toutes sortes de théories du complot), il me semble que la victoire du candidat frère ait été le bon résultat – avec une marge moins importante que celle, déjà faible, qui fut annoncée.
En définitive, Morsi est arrivé au pouvoir. Il bénéficiait d’une grande confiance de la part du peuple et des jeunes révolutionnaires, qui préféraient un islamiste à d’anciens représentants de l’appareil d’Etat, avec lesquels le changement semblait impossible : beaucoup de gens ne percevaient pas que les Frères ne poursuivaient pas l’objectif démocratique réclamé sur la place Tahrir. Par contre, la déclaration constitutionnelle de novembre 2012 par le président Morsi, qui dans les faits abrogeait l’État de droit, fut un outrage pour la population, qui avait déjà perçu avec inquiétude en août 2012 le renvoi par Morsi du commandement de l’armée, qui était perçu contre un contre poids (l’argument des Frères, pour défendre cette déclaration, est qu’un compromis constitutionnel entre islamistes et non islamistes était impossible et que cette déclaration était nécessaire pour débloquer la situation. Exact ou faux, l’argument ne convainquit personne et les Frères avaient choisi de s’allier aux salafistes plutôt qu’aux forces démocratiques ou aux institutions étatiques).
Si aujourd’hui la presque totalité du pays est anti-islamiste, en 2011, le peuple était prêt à donner une chance aux islamistes. Il est cependant important de noter que Le Caire a toujours été hostile aux Frères : dans un pays très centralisé, l’hostilité de la capitale au pouvoir rend très difficile, voire impossible l’exercice du pouvoir.
La politique des Frères s’avéra rapidement désastreuse, brutale et violente. Ils ont très vite perdu l’appui des quartiers pauvres, qui souffrirent beaucoup de l’arrogance et des pratiques des zélotes voulant imposer leurs conceptions des modes de vie. Simultanément, les Frères provoquèrent l’exaspération de la communauté intellectuelle, de l’armée et des bureaucraties. Les nominations en masse de militants Frères inexpérimentés aux postes clés, la violence des milices islamistes, Frères ou non, l’indifférence aux inquiétudes nationalistes de l’opinion (qui craignait une rétrocession de territoires au bénéfice des voisins islamistes, à Gaza et à Khartoum), le très mauvais bilan économique, pour ne mentionner que quelques éléments. Le mouvement Tamarod lancé par de jeunes nassériens en avril 2013 fut rapidement récupéré par l’armée, les services, et d’autres, qui réussirent à organiser une immense journée de manifestations, avec plus de dix millions d’Égyptiens dans la rue au minimum, le 30 juin 2013 . L’armée destitua un Morsi droit dans ses bottes le 3 juillet 2013.
La question qui se pose à la suite de la prise du pouvoir par l’armée est maintenant la suivante : sont-ce les événements qui ont mené le régime à ce qu’il est devenu, ou est-ce que l’armée prenant le pouvoir avait planifié dès le départ la réinstauration d’un régime autoritaire ? Le massacre de Rabia en 2013, qui a fait entre 800 et 1000 morts dans la journée, pose à ce niveau de nombreux problèmes politiques et moraux, ne serait ce que pour évaluer les responsabilités du gouvernement et ceux de la direction islamiste, qui joua la carte du pire. Les Frères voulaient certainement, tout leur comportement le prouve, des bavures importantes leur permettant de conforter leur récit (coup d’Etat illégitime parce que sanglant, sanglant parce qu’illégitime) et de maintenir unis leurs rangs, le gouvernement leur offrit beaucoup mieux, un massacre de grande ampleur. Rab’a me hante : je ne veux ni peux excuser cela, je ne vois pas non plus comment, vu les choix des Frères (le rassemblement était très majoritairement pacifique. Mais il durait depuis plus de 40 jours, bloquait complètement un quartier important, les Frères faisaient échouer les négociations, et si l’écrasante majorité des personnes rassemblées était pacifique, les cadres multipliaient les appels à la violence armée et au meurtre, les militants molestaient les habitants du quartier et des milices armées partaient du lieu du rassemblement organiser des attaques coup de poing dans le voisinage), le régime aurait pu éviter quelques dizaines de morts. Mais huit cents ! Dans cette affaire, rien ni personne n’a joué en faveur d’une conciliation ; et il reste encore à construire le déroulement exact de la journée. Ce que je sais, c’est que quelques heures avant, les Frères avaient été prévenus par le ministère de l’Intérieur de l’imminence d’un recours à la force, on leur demanda de démanteler leur rassemblement mais ils refusèrent, il semble certain que les premiers coups de feu aient été tirés par les islamistes ; mais le bilan final, 800/1000 morts d’un côté contre dix ou vingt de l’autre, laisse à penser que la violence policière fut démesurée et qu’il y eut résistance violente.
Ce massacre, me semble-t-il, ne remit que très brièvement en cause l’impopularité des Frères et des islamistes, entre autres car ils eurent très vite recours à la violence terroriste, compromettant ainsi leurs chances de « remonter la pente ». La population s’est majoritairement retournée contre les Frères musulmans et a élu Sissi. Le nouvel ennemi du régime est désormais la frange des jeunes révolutionnaires, considérée comme dangereuse pour la stabilité du pouvoir. Ces jeunes révolutionnaires sont une petite minorité – 200 000 jeunes urbains éduqués tout au plus, capables néanmoins de provoquer, s’ils se mobilisent, de nouveaux soulèvements contestataires.
Sissi souhaitait et travaille à la restauration de l’Etat nassérien tel qu’il croit qu’il a été. Méritocratique, peu corrompu, organisant la vie économique, modernisateur et autoritaire, mais tourné vers les pauvres. Il a ainsi engagé un véritable programme de restructuration, et a réalisé d’importants efforts afin de fournir en denrées de base les régions les plus pauvres. Et il a tenu jusque-là tenu son pari : en province, les denrées de base sont désormais de bonne qualité, la sécurité individuelle est revenue : les femmes peuvent aujourd’hui sortir le soir, ce qui n’était plus le cas pendant longtemps. Les projets de construction de logements pour revenus modestes sont aussi populaires. Il a plus ou moins réglé les très graves problèmes de l’énergie et de l’électricité, a orchestré une densification du réseau routier. Là il s’attaque au dossier santé. Sissi a véritablement travaillé au rétablissement d’une sécurité pour tous – sauf évidemment pour les jeunes révolutionnaires.
La mort du roi saoudien Abdallah, qui apportait un soutien financier conséquent à l’Egypte, et la chute du prix du pétrole ont freiné ces efforts. Paradoxalement pourtant, bien que tout le monde est conscient que les prix vont augmenter et que les difficultés à s’approvisionner en denrées de première nécessité vont être de plus en plus grandes, Sissi garde sa base pauvre – il sait lui parler. S’il est en effet un très mauvais communiquant sur le plan international, il est excellent orateur en interne. Les classes moyennes, elles, sont partagées ; elles sont d’accord pour considérer qu’il est bien moins dangereux que les Frères musulmans, mais divergent grandement sur l’évaluation de ses politiques et de sa performance
La répression a atteint des seuils inquiétants. Si la population peut comprendre (ce qui ne veut pas nécessairement dire approuver) celle qui s’abat sur ceux qui veulent faire tomber le régime par un nouveau soulèvement, les islamistes et les jeunes révolutionnaires, qui ont lassé avec leur extrémisme, si les ONGS « droits de l’homme » sont impopulaires (la population les perçoit comme un instrument donnant des arguments aux partisans internationaux des sanctions, certains pans de leur agenda sont impopulaires), les bavures souvent mortelles contre les humbles ne s’intéressant pas à la politique, les absurdes condamnations d’intellectuels, le pourchas de personnes rompant en public le jeûne, le conflit opposant policiers et syndicat des journalistes (dossier où les torts sont partagés – mais le régime en profite pour tenter de domestiquer les médias), ne sont que des éléments d’une liste qui ne cesse de s’allonger.
Tewfic Aclimandos
Tewfic Aclimandos est politologue et historien égyptien. Docteur d’Etat de l’IEP de Paris, (thèse sur les officiers activistes de l’armée égyptienne : 1936/54). Chercheur ou chercheur associé au CEDEJ de septembre 1984 à août 2009, il est au collège de France depuis octobre 2009. Ses travaux portent sur l’histoire de l’Egypte depuis le traité de 1936, notamment sur le mouvement des Officiers libres, Nasser (biographie en préparation), l’armée égyptienne, les Frères musulmans et la politique étrangère de l’Egypte.
Mathilde Rouxel
Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.
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