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Les accords Sykes-Picot : les négociations diplomatiques française et britannique dans le contexte de la Première Guerre mondiale (2/2)

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Publié le 16/05/2016 • modifié le 08/03/2018 • Durée de lecture : 8 minutes

Portrait de Paul Cambon (1843-1924)

Photographie Chusseau - Coll. Historymages
Collection ChristopheL /AFP

Lire la première partie : Les accords Sykes-Picot : les négociations diplomatiques française et britannique dans le contexte de la Première Guerre mondiale

Les opérations militaires

En marge des tractations diplomatiques entre la France et la Grande-Bretagne, les opérations militaires se poursuivent. Les troupes britanniques, commandées par le général Maxwell, commandant en chef des troupes britanniques d’Egypte, s’appuient sur les troupes arabes du chérif de La Mecque. La révolte arabe débute le 10 juin 1916. Les troupes chérifiennes s’attaquent aux garnisons ottomanes du Hedjaz et prennent La Mecque et Djeddah. A partir de 1917, Fayçal réussit, avec la prise d’Akaba le 6 juillet 1917, à entrer en Transjordanie. Les officiers britanniques poussent Fayçal à intervenir toujours au nord, mais ils insistent pour que celui-ci ne fasse aucune opération sur la Palestine, souhaitant reprendre eux-mêmes ce territoire, ce qui remettrait en cause les prétentions de la France. La guerre est en effet l’occasion pour la France et la Grande-Bretagne de révéler leurs ambitions sur cette région.

Au printemps 1917, le général Edmund Allenby, succédant au général Maxwell au commandement des forces d’Egypte, décide d’intervenir en Palestine à l’automne 1917. Cette offensive a lieu à une époque de difficultés pour l’Entente. L’échec de l’offensive de Nivelle au Chemin des Dames, la défaite italienne de Caporetto le 24 octobre 1917, la révolution bolchevique, suivie de l’armistice qui met fin au front oriental, renforcent ce sentiment de lassitude. Face à ces situations de crise, les Etats se dotent de gouvernements forts. C’est l’arrivée au pouvoir en France de Clemenceau. Seul maître dans la conduite de la guerre, il mène une politique de guerre à outrance pour parvenir à la victoire. Dans cette perspective, la Syrie ne fait plus partie de ses priorités, car la guerre doit d’abord être gagnée en France. Clemenceau refuse d’envoyer des troupes en Palestine, laissant le champ libre à la Grande-Bretagne. Sa décision n’est cependant pas partagée par les militaires et les diplomates français qui souhaitent garder la Syrie, et qui mettent tout en œuvre pour y parvenir. Un petit corps expéditionnaire français est finalement adjoint à l’armée britannique. Composé de deux bataillons de tirailleurs sénégalais et d’un bataillon du 115ème régiment d’infanterie territoriale, il prend le nom de Détachement français de Palestine et de Syrie. Son effectif est ensuite porté à 7.000 hommes (à titre de comparaison, l’armée britannique compte 45.000 hommes) par le renfort d’unités provenant des camps d’instruction de Chypre et de Port-Saïd et d’un régiment de cavalerie. Le colonel de Piépape, ancien chef d’état-major du corps expéditionnaire des Dardanelles, est nommé le 31 mars 1917 à la tête du détachement français (1). En effet, la France estime nécessaire que les troupes françaises participent à part égale avec l’armée britannique aux opérations qui se poursuivent afin de bien marquer la part qu’elle prend à la libération de ces territoires. Ainsi, comme l’exprime le ministre français des Affaires étrangères Pichon, partout où les troupes britanniques prendraient pied, le drapeau français devait flotter à côte du britannique. La crainte est notamment que l’armée du général Allenby poursuive sa mainmise sur la Palestine et sur la Syrie, risquant de susciter des malentendus dans les milieux qui s’intéressent au développement de l’influence française au Levant (2).

La campagne de Palestine voit la défaite des armées germano-turques. Jérusalem est conquise le 11 décembre 1917 par les troupes anglaises. Après bien des tractations diplomatiques - la France n’ayant participé que symboliquement à la prise de Jérusalem, laissant entrevoir une remise en cause du statut international de la Palestine prévu par les accords Sykes-Picot - le haut-commissaire dans les territoires occupés de Syrie et de Palestine Georges-Picot, et le capitaine Louis Massignon (3), officier politique, obtiennent d’entrer à Jérusalem à la suite du général Allenby (4). Quelques semaines plus tôt, le 2 novembre, Balfour décide de faire de la Palestine un foyer national juif.
L’armée chérifienne n’intervient pas en Palestine, car ce territoire est réservé à Allenby, mais à l’inverse, la Syrie du Nord n’est pas exclue de son champ d’intervention, Fayçal semblant vouloir mener la révolte arabe en Syrie, poussé par Lawrence.

La réactualisation des accords Sykes-Picot

Alors que la France entend, par sa participation, faire appliquer les droits qu’elle tient des accords Sykes-Picot, le gouvernement de Lloyd George estime à l’inverse qu’il faut profiter de la guerre pour établir l’hégémonie britannique au Proche-Orient, remettant ainsi en cause les prétentions de la France. Ainsi, dès 1917, la Grande-Bretagne entreprend de dénoncer les accords Sykes-Picot. En Syrie, les Britanniques veulent réduire l’influence française à une étroite bande littorale et intégrer l’intérieur des terres (la Syrie intérieure) à leur zone d’influence. C’est notamment la politique suivie par le ministre des Affaires étrangères lord Curzon, ancien vice-roi des Indes, considéré comme un expert pour les questions orientales. Persuadé que la Grande-Bretagne est une grande puissance à la sortie de la guerre, Curzon envisage d’étendre l’Empire britannique aux anciennes provinces de l’Empire ottoman. Il s’appuie sur les vues de Lawrence, qui propose de pourvoir les fils de Hussein de royaumes. Fayçal obtiendrait la Syrie, Zeid le vilayet de Mossoul, et Abdallah la Mésopotamie (5). Quant à Lawrence, il conçoit ainsi l’avenir de la région par la création d’Etats autonomes en Arabie, en Syrie et en Mésopotamie, compromettant ainsi la présence de la France sur le territoire syrien. Par ces créations, Lawrence exprime la volonté que ces Etats soient autonomes, amis de la Grande-Bretagne et sous son influence, mais ils ne doivent pas tomber sous le joug de l’administration coloniale britannique, et encore moins sous celui de la France.

Les responsables français craignent ainsi que les accords Sykes-Picot ne soient pas appliqués. C’est ainsi qu’à l’automne 1918, avant l’intervention britannique à Damas, la France demande à la Grande-Bretagne que la validité des accords Sykes-Picot soit réaffirmée. Le 30 septembre 1918, une réunion se tient au Foreign Office, en présence du ministre français des Affaires étrangères Stephen Pichon, de l’ambassadeur de France à Londres Paul Cambon, du secrétaire britannique es Affaires étrangères Arthur Balfour et de Mark Sykes. Ce dernier reconnaît que les accords doivent être réactualisés, car le gouvernement britannique ne le considère plus comme un document « irréfutable ». En effet, pour les Britanniques, la situation militaire a évolué, la Russie est sortie de la guerre et les Etats-Unis y sont rentrés. Les Britanniques semblent considérer de toute façon que le règlement de la situation au Proche-Orient ne pourra résulter des seuls accords franco-britanniques mais devra s’appuyer sur des négociations incluant les Etats-Unis et l’Italie (6).

Un nouvel accord est ainsi signé le 30 septembre, qui reconnaît bien l’existence d’une zone A et d’une zone bleue à la France, mais qui établit le commandement allié sur toute la région sous la seule autorité du général Allenby. Le conseiller politique français est sous ses ordres d’un point de vue militaire et agit comme seul intermédiaire entre le commandant britannique et le gouvernement arabe pour les questions politiques et administratives. Il est chargé d’établir l’administration civile de la zone bleue pour maintenir l’ordre ou faciliter la coopération militaire. Il est également responsable des relations politiques dans la zone A et des relations politiques et de l’administration dans la zone bleue (7).
Cette politique commune envisagée entre la France et la Grande-Bretagne a également pour but de rassurer les populations. Paul Cambon rappelle qu’aucun des gouvernements n’a l’intention d’annexer une partie des territoires arabes, mais qu’aux termes de l’accord anglo-français de 1916, tous deux sont décidés à reconnaître et à soutenir un Etat arabe indépendant ou une confédération d’Etats arabes (8).

Le 9 octobre, Cambon exprime dans une lettre son optimisme vis-à-vis des Britanniques. Il considère que les affaires de Syrie « font perdre la tête à Paris », mais que cette agitation n’a pas lieu d’être, rappelant que les Britanniques ont, le 30 septembre, réaffirmé la place de la France en Syrie. Il paraît en revanche beaucoup plus sceptique sur les capacités de la France à gérer convenablement la Syrie, car la France n’a pas tiré parti des atouts détenus sur ce territoire, et en particulier l’atout religieux n’a pas été exploité. Cambon considère également que le personnel diplomatique et politique n’est pas compétent pour régler la question d’un futur « protectorat » en Syrie et que le désintérêt de Clemenceau est flagrant, ce dernier ayant notamment affirmé concernant l’Orient : « c’est de la littérature » (9). Pour Cambon, les éventuelles difficultés en Syrie proviennent ainsi des erreurs de la France.

Mais sur le terrain, les choses ne sont pas si simples. Arguant de la supériorité numérique de son armée en Syrie et en Palestine, la Grande-Bretagne tente de faire prévaloir ses droits sur cette région, d’autant plus que la faible représentation des troupes françaises à cette campagne ne peut influencer le résultat (10). Le 1er octobre 1918, Arabes et Britanniques entrent à Damas (11). Le 3 octobre, Fayçal défile dans les rues de la ville avec Lawrence et son armée de 1.500 cavaliers. Le 7 octobre, la division navale française, basée à l’île de Rouad, opère un débarquement à Beyrouth, sous le commandement de l’amiral Verney. La France occupe ainsi le littoral libanais et Beyrouth. Le 8 octobre, arrivent Piépape et l’Etat-major du premier corps d’armée britannique et la 7ème division hindoue.

Les notables de Damas viennent alors assurer Fayçal de leur dévouement et se placent sous la suzeraineté du roi Hussein. Fayçal installe un gouvernement arabe à Damas qui entend assurer son autorité sur l’ensemble de la région, y compris dans les zones occupées par la France. Les jours suivants, les Ottomans abandonnent toute la Syrie. Les villes de Sour, de Saïda et de Beyrouth sont évacuées, se rallient au roi du Hedjaz et arborent le drapeau chérifien. Au cours du mois d’octobre, les troupes britanniques et arabes occupent toutes les villes syriennes jusqu’à Alep. La situation est jugée d’une grande gravité par la France car les réactions de la population à l’égard de Fayçal et les actes de la Grande-Bretagne laissent penser que sa présence en Syrie peut-être compromise. Les Chérifiens tenteraient-ils de mettre la France devant le fait accompli ou s’agit-il d’une initiative britannique ? Si la France s’incline devant ce fait accompli, elle craint que sa zone lui soit retirée, à l’exception peut-être du Liban (12).

Notes :
(1) R. de GONTAUT-BIRON, R. de GONTAUT-BIRON, Comment la France s’est installée en Syrie 1918-1919, Paris, Plon, 1923, p. 41. Le livre d’or des troupes du Levant, 1918-1936, bureau typographique des troupes du Levant, 1937, 210 p., relate la campagne de Palestine ainsi que les débuts de la présence française avec le détachement français de Syrie.
(2) MAE, A-Paix, vol. 175, fol. 22, Le ministre des Affaires étrangères à Georges-Picot, Paris, le 18 novembre 1917.
(3) Massignon est mobilisé en 1915, et participe à la mission de Georges-Picot dès 1917. A la Conférence de la paix, il est interprète et conseiller pour les affaires arabes. Il fait par la suite de nombreuses missions au Levant.
(4) H. LAURENS, La question de Palestine, t. I, Paris, Fayard, 1999, 719 p., p. 370-375.
(5) H. LAURENS, La question de Palestine, op. cit., p. 434.
(6) V. CLOAREC, La France et la question de Syrie, p. 209.
(7) MAE, E-Levant, Syrie-Liban, vol. 52, fol. 12-14, Note de Cambon, Londres, le 30 septembre 1918.
(8) MAE, A-Paix, vol. 175, fol. 64, Note de Cambon, Londres, le 30 septembre 1918.
(9) P. CAMBON, Correspondances 1870-1924, t. III, Paris, Grasset, 1946, 451 p., p. 275.
(10) MAE, E-Levant, Syrie-Liban, vol. 11, fol. 60, Procès-verbal de la conférence tenue chez Lloyd George, le 21 mars 1919.
(11) Des témoignages sont donnés sur l’intervention de la Grande-Bretagne, qui libère la Syrie des « hordes turques » dans Mgr. M. FEGHALI, Varia, discours, allocutions, articles, Jounieh, 1938, p. 63, 353 p.
(12) MAE, E-Levant, Syrie-Liban, vol. 2, fol. 136-137, Note de Coulondre, le 5 octobre 1918.

Publié le 16/05/2016


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


 


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