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Les accords Sykes-Picot : les négociations diplomatiques française et britannique dans le contexte de la Première Guerre mondiale (1/2)

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Publié le 10/05/2016 • modifié le 15/03/2018 • Durée de lecture : 18 minutes

Sir Edward GREY, 1st Viscount Grey of Fallodon, 1862–1933, British Foreign Secretary during World War I

photograph from the Harris and Ewing Collection Photo Credit : [ The Art Archive ]
The Art Archive / The Picture Desk / AFP

Lire la seconde partie : Les accords Sykes-Picot : les négociations diplomatiques française et britannique dans le contexte de la Première Guerre mondiale

Les discours diplomatiques britanniques et français à la veille de la Première Guerre mondiale

La protection de la route des Indes pour les Britanniques

La préoccupation constante de la Grande-Bretagne est le contrôle de la route des Indes. A cet égard, elle souhaite sécuriser le territoire compris entre la Méditerranée et l’océan Indien. Protéger le « joyau le plus précieux de la couronne de l’Empire britannique » est le pivot de sa politique coloniale. La Grande-Bretagne craint ainsi tout Etat qui pourrait s’approprier des provinces de l’Empire ottoman, d’où il serait possible de menacer l’Inde même, et perçoit toute présence étrangère comme une menace : elle établit donc une chasse gardée dans la péninsule. Les contrôles qu’elle s’assure successivement sur Gibraltar en 1704, sur Malte en 1814, sur Chypre en 1878, sur l’Egypte en 1882, visent à sécuriser les trois routes marchandes de l’Orient, par lesquelles l’Inde pourrait être attaquée : la route du sud par la Mer Rouge, la route du nord par Harrat, et la route médiane par le sud de l’Irak (1). La route terrestre traverse la Palestine, la Mésopotamie, le sud de la Perse, le Beloutchistan avant d’arriver en Inde.

En 1906, une crise diplomatique éclate entre la Grande-Bretagne et l’Empire ottoman à propos du tracé de la nouvelle ligne de chemin de fer du Hedjaz : les autorités ottomanes voudraient créer un embranchement sur la ligne Damas-Médine pour rejoindre le port d’Akaba sur la mer Rouge. Mais ce projet est considéré par la Grande-Bretagne comme une menace directe contre l’Egypte, car il donnerait la possibilité aux troupes ottomanes de s’acheminer rapidement vers le Sinaï et de s’emparer du canal de Suez. Le projet ferroviaire ottoman est finalement abandonné, mais cet épisode renforce la conviction des Britanniques qu’en cas de guerre, sa présence pourrait être menacée en Orient. Ils estiment ainsi nécessaire d’intégrer de nouveaux territoires au dispositif de défense de l’Empire, notamment la Palestine et la Syrie (2).

Dans ce contexte, la province syrienne ottomane apparaît aux militaires britanniques comme un territoire stratégique dans le contrôle des voies de communication vers l’Inde, d’autant plus que la Grande-Bretagne est déjà établie en Egypte, et qu’elle le sera certainement en Mésopotamie. Dans ce contexte, trois solutions sont évoquées par les Britanniques :
  l’intégrité de la Syrie sous protectorat britannique comme principauté autonome
  l’intégrité de la Syrie sous protectorat britannique comme province rattachée à l’Egypte
  le partage de la Syrie entre la France et la Grande-Bretagne.
Cette dernière solution recueille le plus de suffrages, et donnerait satisfaction aux intérêts essentiels de la Grande-Bretagne tout en accueillant la majeure partie des revendications françaises. Ainsi, bien avant la guerre, la Grande-Bretagne envisage l’intégration de la Syrie dans son empire. Ceci signifie que les puissances commencent à percevoir l’Empire ottoman non plus comme un tout, mais comme une région qui pourrait être divisée en zones d’influence. Les officiers britanniques, ayant donc remarqué l’intérêt stratégique de la Syrie, disent très clairement et sans équivoque qu’ils souhaitent l’intégrer à l’empire (3). C’est ainsi qu’en 1913, le comte Najib de Cressaty, libanais maronite appartenant à la mouvance du parti syrien, s’inquiète du poids grandissant de la Grande-Bretagne au Levant, et affirme au cours d’une conférence présidée par Paul Doumer, ancien gouverneur de l’Indochine que : « Depuis soixante ans, les Britanniques ont fait de grands progrès en Syrie.[…] Tenir à la fois Malte, Chypre, Port-Saïd, Beyrouth et Alexandrette, voilà le but des Anglais. Et tout cela pour la sécurité de la route des Indes » (4).
Constatant que la Grande-Bretagne tente de consolider ses positions en Orient, la France réaffirme sa légitimité sur la Syrie.

Les raisons de l’affirmation de la légitimité de la France

Les capitulations ont conféré à la France l’exclusivité de la protection consulaire non seulement sur les religieux catholiques envoyés par le Saint-Siège mais aussi sur tous les catholiques orientaux, théoriquement sujets ottomans. Les chefs des communautés catholiques d’Orient sont ainsi protégés français. L’exemple typique de cette situation est celui de la communauté maronite du Mont-Liban (5). Hommes politiques et diplomates français utilisent ainsi dans leur discours l’argument du protectorat religieux et du poids historique de la tradition française au Levant afin d’y expliquer les fondements de la présence française.
Cependant, en dépit des intérêts traditionnels économiques, culturels et religieux qu’elle détient dans l’Empire ottoman, la France ne s’estime d’une part pas à l’abri des visées territoriales britanniques sur la Syrie, et craint d’autre part que son rôle dans la protection des chrétiens ne lui soit pas maintenu, comme lors des troubles en Syrie pendant la guerre balkanique de 1912, lorsque certains ont fait appel à la France mais également à la Grande-Bretagne. La situation s’est apaisée cependant avec la signature de l’armistice entre l’Empire ottoman et les régions balkaniques (6). A cet égard, le ministre français des Affaires étrangères Raymond Poincaré (7) estime que la Grande-Bretagne pourrait intervenir en Syrie dans le seul but de nuire à la France. Il demande par conséquent que son désengagement soit expressément notifié. L’initiative de Poincaré est appuyée par des parlementaires, dont Etienne Flandin. Ce sénateur, fondateur d’une section musulmane au sein du Comité Parlementaire d’action à l’étranger, rappelle l’importance pour la France du Levant, c’est-à-dire de la Syrie naturelle. Un groupe se constitue en faveur d’une Syrie française, appelé parti syrien. Les ambitions de ce parti trouvent un large écho parmi les partisans de la Grande Syrie établis en France (8). A l’étranger, des hommes comme Paul Cambon, ambassadeur de France à Londres, contribuent aussi à faire prendre conscience que la France a des intérêts moraux en Orient, et plus particulièrement en Syrie, où elle pourra facilement « jouer » son rôle (9).

C’est ainsi qu’en 1912, la France fait reconnaître ses droits spéciaux en Syrie par la diplomatie britannique. Au cours d’une conférence tenue chez le Premier ministre britannique Asquith, Poincaré (10) obtient du ministre britannique des Affaires étrangères, sir Edward Grey, que la Grande-Bretagne renonce à toute intervention en Syrie (11). Si la Grande-Bretagne reconnaît la primauté de la France au Levant et déclare ne pas avoir de revendications d’ordre politique, elle insiste cependant pour conserver intacts ses droits économiques (12). Fort de cette garantie, et selon les termes arrêtés après l’échange de vue entre le Foreign Office et le Quai d’Orsay, Poincaré déclare le 21 décembre 1912 au Sénat : « Je n’ai pas besoin de dire qu’au Liban et en Syrie notamment nous avons des intérêts traditionnels et que nous entendons les faire respecter. Nous n’y abandonnerons aucune de nos traditions, nous n’y répudierons aucune des sympathies qui nous sont acquises, nous n’y laisserons en souffrance aucun de nos intérêts » (13). Mais la garantie britannique de 1912 n’est cependant pas une garantie pour les années à venir car les décisions de Londres ne sont pas toujours appliquées par les Britanniques en Orient, et en particulier par les Anglo-Egyptiens du Caire. Il n’est pas évident non plus que la Syrie représente la même entité géographique pour les Français et les Anglais, ce qui laisse présager de futurs litiges. Enfin, le désintéressement de la Grande-Bretagne sur la Syrie inclut-il la Palestine, comme semble le croire la diplomatie française ?

Les accords conclus à la faveur de la guerre

Le Proche-Orient dans le conflit mondial

La signature d’un traité d’alliance entre la Porte et l’Allemagne le 2 août 1914 entraîne l’Empire ottoman dans la guerre. Celui-ci possède une armée équipée et entraînée sur le modèle allemand, et encadrée par de nombreux officiers allemands, dont le général Liman von Sanders qui prend la direction de l’état major ottoman à Constantinople (14). A la suite du bombardement du port russe d’Odessa le 29 octobre 1914 par la flotte ottomane, passée sous commandement d’un officier allemand, la Triple Entente déclare la guerre à l’Empire les 2 et 5 novembre.

L’armée ottomane combat sur le front égyptien contre la Grande-Bretagne, sur celui du Caucase contre l’armée russe, sur celui des Dardanelles contre Français et Britanniques et sur celui de Mésopotamie contre les Britanniques. En Egypte, la IVème armée ottomane a pour objectif de prendre le canal de Suez, mais face à la résistance britannique, elle se replie sur la Palestine afin de protéger la ligne de chemin de fer du Hedjaz et le littoral syro-palestinien. Sur le front du Caucase, la IIIème armée, basée à Erzurum, lance en décembre 1914 une offensive contre l’armée russe, mais en février 1916, les Russes prennent Erzurum et pénètrent en Anatolie orientale. La révolution russe de 1917 renverse la situation et le traité de Brest-Litovsk d’avril 1918 permet aux Ottomans de revenir aux frontières de 1876. Forte de ce succès, l’armée ottomane entre dans le Caucase, heurtant par là les ambitions de l’Allemagne dans cette région, occupe la Géorgie et s’empare de Bakou le 16 septembre 1918. L’armée ottomane connaît en revanche des échecs dans les Dardanelles et en Mésopotamie, où les Britanniques débarquent fin 1914. En mars 1917, ils prennent Bagdad (15).
En même temps que se déroulent ces campagnes militaires, les Alliés mènent un jeu diplomatique intense pour faire aboutir leurs ambitions sur les provinces arabes de l’Empire ottoman.

La correspondance Hussein-MacMahon

Le chérif Hussein de La Mecque, de la famille des Hachémites et père de Fayçal, d’Abdallah et de Zeid, est descendant du Prophète Mahomet et gardien des Lieux saints de l’Islam. En raison de sa fonction et de la légitimité qui y est attachée, des mouvements prennent contact avec lui afin de créer des soulèvements en vue de l’autonomie des provinces arabes de l’Empire. Hussein se range ainsi du côté de l’Entente, faisant contrepoids à l’alliance de l’Allemagne avec la Porte. L’appui d’Hussein est capital aussi bien pour les nationalistes de Damas et de Bagdad, qui redoutent de passer de la domination ottomane à celle de la France et de la Grande-Bretagne, que pour les Britanniques, qui souhaitent l’appui des Arabes dans la lutte contre l’Alliance. La Grande-Bretagne tente en outre de se prémunir contre les menaces qui pèsent sur l’Egypte, et les responsables politiques du pays sont de plus en plus favorables à un soulèvement des Arabes contre les Ottomans. Cette orientation politique est d’ailleurs soutenue par Thomas Edward Lawrence, dit Lawrence d’Arabie (16). Archéologue de formation et officier de renseignement rattaché aux services du Caire, il arrive au Hedjaz en 1916, et se lie d’amitié avec Fayçal.

Des négociations sont ainsi entamées entre la Grande-Bretagne, par l’intermédiaire du haut-commissaire en Egypte MacMahon, et Hussein afin que ce dernier crée un mouvement d’insurrection dans la péninsule arabique, et plus particulièrement dans la région du Hedjaz. Mais les demandes de Hussein, reçues par lettre en date du 14 juillet 1915, déplaisent aux Britanniques, car en échange de l’appui des Arabes, Hussein demande l’indépendance des provinces arabes de l’Empire, la constitution d’un royaume arabe allant de Mersine en Cilicie à la frontière de la Perse, à l’exclusion de la région d’Aden au Yémen qui resterait aux Britanniques, ainsi que la reconnaissance du califat arabe. Abdallah et Fayçal assistent leur père dans le projet de révolte arabe. Ils entretiennent des contacts, le premier avec les Britanniques, le second avec les nationalistes arabes à Damas et à Beyrouth, et rapportent à leur père les courants d’opinion de la région.

Le 30 août 1915, dans la réponse adressée par MacMahon à Hussein, il n’est fait mention que du califat arabe, accepté dans son principe, les revendications territoriales étant jugées trop prématurées pour être acceptées. L’indépendance de l’Arabie est néanmoins approuvée. Le 9 septembre, Hussein considère comme acquis le principe du califat, mais attend un engagement sur ses demandes territoriales. Le 24 octobre, MacMahon donne les limites territoriales du royaume du Chérif, mais duquel doivent être exclues les zones d’influence que se réservent la France et la Grande-Bretagne : « les deux districts de Mersine et d’Alexandrette et les parties de la Syrie s’étendant à l’ouest des districts de Damas, Homs, Hama et Alep ne peuvent pas être dits comme purement arabes, et doivent être exclus des limites demandées ». MacMahon demande en outre que les Arabes reconnaissent les intérêts britanniques dans « les vilayets de Bagdad et Basra ». Le royaume de Hussein comprend donc pour la diplomatie britannique la péninsule Arabique à l’exclusion de la Mésopotamie et du littoral syrien à l’ouest d’une ligne allant d’Alep à la mer Morte. Le 5 novembre, Hussein accepte de renoncer à Mersine et à Adana, mais il ne comprend pas que le littoral syrien lui soit refusé, alors qu’il le considère comme essentiellement arabe. Il reconnaît néanmoins une présence britannique temporaire en Irak. MacMahon conclut la question territoriale le 14 décembre, et évoque les intérêts de la France dans les vilayets de Beyrouth et d’Alep (17). Cet échange de lettres, dont les termes demeurent imprécis quant aux limites du royaume arabe revendiqué par Hussein, scelle cependant l’intervention des Arabes auprès des Britanniques, en mai 1916, au cours de la révolte arabe menée contre les Turcs par Fayçal.

Pour conclure, évoquons la perception du Foreign Office expliquée dans un mémorandum du 19 décembre 1918, qui replace les accords avec Hussein dans la perspective de la montée du mouvement arabe, considéré comme « un développement heureux pour l’empire britannique et [qui] constitue une solution au dilemme sérieux d’avant guerre ». En effet, le Foreign Office considère qu’avant guerre, la Grande-Bretagne avait le choix entre s’opposer ou non à la Turquie, seule grande puissance musulmane, et que les sujets de l’empire britannique ne toléreraient pas la destruction de la Turquie. En ce sens, Hussein est considéré par le Foreign Office comme une voie de sortie, d’autant plus qu’il a besoin d’un soutien financier et politique car il a rompu avec les Turcs. Par ailleurs, considéré comme le champion de la cause arabe, et dans le même temps, comme ne pouvant faire état des aides britanniques, Hussein est jugé par le Foreign Office comme dévoué à la cause britannique, sans que cela se sache. Hussein constitue donc une alternative heureuse à la chute de l’Empire ottoman, sans pour autant affaiblir l’islam (18).

Les accords Sykes-Picot

Le partage de la Syrie entre la France et la Grande-Bretagne marque l’évolution de la politique britannique qui reconnaît avoir des visées particulières sur la Palestine. Les raisons de la revendication de la Syrie sont d’ailleurs expliquées en 1915 par sir Mark Sykes, parlementaire britannique spécialisé dans la question de l’Empire ottoman, et préfigurent le partage de la région de 1916. Sykes évoque les intérêts de la Grande-Bretagne, et dont la France doit tenir compte. C’est évidemment la nécessité d’assurer la communication entre l’empire des Indes et la mer Méditerranée par une route terrestre. La première étape est la Mésopotamie. De là, il faudrait un chemin de fer jusqu’à la Méditerranée. Le meilleur tracé théorique serait celui qui aboutirait au canal de Suez, en passant par Akaba, pour parvenir au port le plus méridional de Jaffa. Sykes estime que la Syrie est assez grande pour que la France et la Grande-Bretagne arrivent à délimiter leurs sphères d’influences respectives (19).
Ainsi, en même temps qu’ils traitent avec Hussein, les responsables britanniques négocient avec la France à propos de la Syrie. Les négociations débutent en novembre 1915 entre Sykes et Georges-Picot, délégué auprès de l’ambassade de France à Londres et ancien consul de France à Beyrouth. Membre du parti colonial français, il est partisan d’une grande Syrie sous influence française ; mais il doit prendre en compte les avis de certains hauts responsables français qui souhaitent réduire les prétentions françaises afin d’éviter de nouveaux coûts financiers. Sykes comprend la nécessité de contrôler la Syrie, comme le demandent les Anglo-Egyptiens, tout en s’entendant avec la France. Alors que Georges-Picot réclame un protectorat sur la Syrie naturelle, allant des plaines de Cilicie au Sinaï et du littoral méditerranéen à Mossoul, Sykes considère que la France peut avoir une zone d’influence sur l’Anatolie et la Syrie du nord, mais que les villes de Damas, Homs, Hama et Alep doivent être laissées au futur empire de Hussein. Quant à la Palestine, il considère qu’elle doit rester dans l’escarcelle britannique. La France accepte le principe d’une zone d’influence plutôt que d’un protectorat sur le futur Etat arabe, qui comprendrait les quatre villes syriennes. Mais la question de Palestine fait l’objet d’âpres discussions, la France refusant qu’elle tombe sous domination britannique. Le principe de l’internationalisation de la Palestine est finalement accepté par Georges-Picot. Enfin, le vilayet de Mossoul sera partagé entre les deux puissances (20). Les intentions britanniques font l’objet de rumeurs au Vatican, comme le constate le Premier ministre Asquith à l’occasion d’une visite en avril 1916. Les rumeurs qui circulent au Vatican, dans les milieux maronites, confirment l’intérêt de la Grande-Bretagne pour la Syrie, en raison de sa recherche de sécurité en Egypte, de la défense du canal de Suez et de la tranquillité de la population musulmane des Indes. La raison géographique la conduit aussi à fortifier sa clientèle propre dans la Syrie méridionale, qu’elle considère comme le trait d’union naturel entre l’Egypte et l’Arabie (21). Cette clientèle est traditionnellement la population druze (22).

Négociés par Mark Sykes et François Georges-Picot, l’accord qui portent leur nom fait l’objet d’un échange de lettres en mai 1916 entre Paul Cambon, ambassadeur de France à Londres et sir Edward Grey, ministre britannique des Affaires étrangères.
Dans sa lettre du 9 mai à Grey, Paul Cambon récapitule les clauses de l’accord. La France et la Grande-Bretagne sont disposées à reconnaître et à protéger un Etat arabe indépendant ou une confédération d’Etats arabes s’étendant de la péninsule à la partie nord de l’Orient arabe, mais avec des restrictions :
  dans la zone bleue (Syrie littorale et Cilicie), la France, et dans la zone rouge (basse Mésopotamie), la Grande-Bretagne, seront autorisées à établir une administration directe ou indirecte ;
  dans la zone brune (Palestine), une administration internationale sera établie dont la forme devra être décidée, d’accord avec les autres alliés et les représentants du chérif de La Mecque ;
  les ports de Haïfa et d’Acre sont accordés à la Grande-Bretagne ;
  Alexandrette sera un port franc pour le commerce de l’Empire britannique. Haïfa sera un port franc pour le commerce de la France, de ses colonies et de ses protectorats ;
  Les deux puissances gardent une zone d’influence dans le futur royaume arabe, la zone A (la Syrie intérieure entre Damas et Alep), sera sous l’influence de la France, et la zone B (région de Bagdad) sera octroyée à la Grande-Bretagne ;
  dans la zone A, le chemin de fer de Bagdad ne sera pas prolongé vers le sud au-delà de Mossoul et dans la zone B vers le nord au-delà de Samara, jusqu’à ce qu’un chemin de fer reliant Bagdad à Alep par la vallée de l’Euphrate ait été terminé et cela seulement avec le concours des deux gouvernements ;
  la Grande-Bretagne aura le droit de construire, d’administrer et d’être seule propriétaire d’un chemin de fer reliant Haïfa avec la zone B ;
  les gouvernements britannique et français, en tant que protecteurs de l’Etat arabe, se mettront d’accord pour ne pas acquérir et ne consentiront pas à ce qu’une tierce puissance acquière des possessions territoriales dans la péninsule arabique, ou construise une base navale dans les îles de la côte de la mer Rouge.

Par la lettre du 15 mai, Grey demande à Cambon que dans les régions qui deviendront françaises et dans lesquelles les intérêts de la France seront reconnus prédominants, toutes les concessions britanniques existantes, les droits de navigation et les droits de privilèges de tous les établissements religieux, scolaires ou médicaux britanniques seront maintenus. Enfin, par la lettre du 16 mai, Grey accepte les termes de la lettre du 9 mai.

Ainsi l’accord franco-britannique de mai 1916 divise les territoires du Levant en cinq zones : une zone bleue (Syrie littorale et Cilicie) où la France peut organiser selon son choix un régime d’administration directe ou de protectorat, une zone rouge (basse Mésopotamie) où la Grande-Bretagne dispose des mêmes prérogatives, une zone brune (Palestine) réservée au condominium franco-britannique et enfin, une zone A (Syrie intérieure) et une zone B (désert, Mésopotamie moyenne) pouvant être érigée en Etat arabe sous la tutelle protectrice de la France et de la Grande-Bretagne (23).

L’accord de mai 1916 est également conclu avec l’aval de la Russie, qui se réserve les provinces d’Erzerum, de Trabizon, de Van et de Bithis et les régions de Much et Sürt.

Les réserves des Britanniques et des Français aux accords Sykes-Picot

Ainsi, avec les accords Sykes-Picot, les provinces arabes de l’Empire ottoman, qui devaient devenir un royaume arabe (Syrie, Palestine et Mésopotamie) passent sous influence française et britannique. Les accords Sykes-Picot et la correspondance Hussein-MacMahon expriment en filigrane le souhait fondamental des Britanniques de s’assurer la domination de la région de façon indirecte, par la création d’un empire ou une fédération d’Etats arabes, et de contenter la France par une position privilégiée en Syrie, quitte à l’affaiblir par la suite. Selon le mémorandum du Foreign Office de novembre 1918 déjà évoqué, la diplomatie britannique estime que les accords de 1916 sont une tentative de compromis entre le mouvement arabe et le plan de partition de l’Empire ottoman, mais que cet accord est déséquilibré dans le sens de la partition de l’Empire ottoman. Cette situation crée une contradiction pour le Foreign Office. Afin que la Grande-Bretagne ne paraisse pas tenir l’ensemble du monde islamique par la force, elle laisse entrer la France dans la région. Mais « dans des zones où nous voudrions le moins qu’elle soit ». Le Foreign Office considère en particulier que Damas attribué à la France dans la zone A est la clé de la zone B attribuée à la Grande-Bretagne, car qui tient Damas tient le cœur des tribus arabes : « les Français s’ils s’établissent à Damas feront sentir leur influence sur une grande partie de la péninsule arabique ». C’est ainsi que le général Clayton, qui dirige le Bureau arabe depuis 1916, condamne la division d’une zone arabe indépendante en zones d’influence A et B, en raison des difficultés administratives, de la question de la capitale (Damas), et des germes de friction franco-britannique (24).

En outre, la Grande-Bretagne considère que l’accord place la France dans une position d’intruse : une Syrie française isolerait l’Egypte et la Mésopotamie, au lieu de créer un territoire commun. Outre l’argument de sécuriser la route des Indes, les officiers britanniques en Egypte espèrent en effet réaliser leur rêve d’étendre l’Egypte jusqu’à la Palestine (25), d’autant plus que l’Egypte devient protectorat britannique en 1914. Par ailleurs, cet accord avec la France met la Grande-Bretagne en porte-à-faux par rapport au mouvement arabe : « si nous supportons le mouvement arabe, nous détruisons la Turquie avec beaucoup moins de risque de soulever contre nous l’antagonisme permanent de l’islam, et nous allons unir notre empire en établissant un lien entre l’Egypte et l’Inde, sans avoir à établir un partenariat avec la France et la placer en position de briser cette continuité territoriale récemment acquise. D’un autre côté, si nous laissons le mouvement arabe échouer et la Syrie passer de domination turque à française, nous ferons le jeu de la faction pro turque de nos sujets musulmans. Nous nous attirerons le courroux des Arabes qui considéreront que nous avons désobéi à l’esprit sinon à la lettre de nos engagements, et nous allons nous placer avec la France dans une position dans laquelle notre rivalité traditionnelle à l’empire, qui a été éliminée avec grande difficulté, renaîtra sous une forme aggravée » (26).

Les accords ne font pas non plus l’unanimité parmi les Français, comme le relate Gontaut-Biron à l’époque, qui deviendra proche collaborateur de du haut-commissaire Gouraud. Il ne manque pas de relever les avantages considérables qu’en retire la Grande-Bretagne, plus particulièrement sur la Palestine, considérée comme « la protection approchée de l’Egypte, dont pourtant 300 kilomètres de désert la séparent ». Ainsi, la Palestine que la France revendiquait passe sous influence commune (elle sera finalement octroyée à la Grande-Bretagne). Ce qui permet à la Grande-Bretagne d’une part de contrer l’influence de la France et d’autre part de sécuriser la route des Indes. Or, la Palestine, dans l’esprit de contemporains comme Gontaut-Biron, ne peut être placée que sous la protection de la France, « grande puissance à la fois chrétienne et musulmane ». Mais pour celui-ci, quasi-absente militairement et politiquement en Orient, la France a dû se plier à la Grande-Bretagne, dont la puissance militaire en Palestine et en Mésopotamie lui assure une prééminence difficilement contestable (27).

Notes :
(1) M.A. MAJID, L’émergence d’un Etat à l’ombre d’un Empire, Irak-Grande-Bretagne, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996, 351 p., p. 29.
(2) V. CLOAREC et H. LAURENS, Le Moyen-Orient au 20eme siècle, Paris, Armand Colin, 2002, p. 15-16.
(3) MAE, CPC 1897-1918, Guerre 1914-1918, vol. 869, fol. 132, Saint Quentin, Visées britanniques sur la Syrie, le 28 juillet 1915. René de Saint Quentin est secrétaire de 2e classe à Constantinople.
(4) MAE, E-Levant, Syrie-Liban, vol. 426, p 16, Cressaty, les intérêts de la France en Syrie, le 21 mai 1913. Doumer est homme politique français, avocat, journaliste, gouverneur de l’Indochine (1897-1902).
(5) V. CLOAREC et H. LAURENS, op. cit., p. 16.
(6) V. CLOAREC, La France et la question de Syrie, op. cit., p. 32-33.
(7) Sur la politique de Poincaré en Orient, voir V. CLOAREC, Raymond Poincaré et la diplomatie française en méditerranée orientale à la veille de la Première Guerre mondiale : une préfiguration de la politique mandataire ?, Revue d’Histoire diplomatique, p. 25-52.
(8) V. CLOAREC, La France et la question de Syrie, op. cit., p. 35.
(9) P. CAMBON, Correspondances 1870-1924, t. III, Paris, Grasset, 1946, 451 p., p. 30.
(10) Se référer à R. POINCARE, Au service de la France, neuf ans de souvenirs, t. VI, Paris, Plon, 1931-1938, p. 411-412.
(11) MAE, E-Levant, Syrie-Liban, vol. 11, fol. 287, télégramme de Paul Cambon, ambassadeur de France à Londres de 1898 à 1920, à Poincaré, le 5 décembre 1912.
(12) MAE, E-Levant, Syrie-Liban, vol. 11, fol. 54, note sur une conférence tenue chez le Premier ministre britannique, Paris, le 20 mars 1920.
(13) Nantes, Beyrouth, cart. 752, le général de corps d’Armée Dentz à l’amiral de la Flotte, ministre secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, l’Institution du mandat, le 4 avril 1941.
(14) P. CAMBON, Correspondance, op. cit., p. 61.
(15) V. CLOAREC et H. LAURENS, op. cit., p. 27-29.
(16) Voir T. E. LAWRENCE, Les sept piliers de la sagesse, 2 vol., Paris, Payot, 1963, et J. BENOIST-MECHIN, Lawrence d’Arabie ou le rêve fracassé, Lausanne, Editions Clairefontaine, 1961, 279 p.
(17) E. RABBATH, La formation historique du Liban politique et constitutionnel, Beyrouth, Librairie orientale, 1986, p. 273-281, et. H. LAURENS, La question de Palestine, t. I, Paris, Fayard, 1999, 719 p., p. 297-301.
(18) British Documents on Foreign Affairs, vol. 2, 15, doc. 22, p. 244-249, Mémorandum du Foreign Office sur les revendications françaises et arabes au Moyen-Orient et leurs liens avec les intérêts britanniques, le 19 décembre 1918.
(19) MAE, CPC 1897-1918, Guerre 1914-1918, vol. 869, fol. 132, Saint Quentin, Visées britanniques sur la Syrie, le 28 juillet 1915.
(20) H. LAURENS, La question de Palestine, op. cit., p. 301-310.
(21) MAE, CPC 1897-1918, Guerre 1914-1918, vol. 872, fol. 68, Note de Loiseau, Rome le 6 avril 1916.
(22) MAE, CPC 1897-1918, Guerre 1914-1918, vol. 879, fol. 56, Defrance à Ribot, Le Caire, le 8 octobre 1917.
(23) Nantes, Beyrouth, cart. 748, Situation de droit créée entre la France et la Syrie par l’accord franco-britannique de mai 1916 et cart. 752, Institution du mandat.
(24) British Documents on Foreign Affairs, vol. 2, 15, doc. 22, p. 245-247, Mémorandum du Foreign Office sur les revendications françaises et arabes au Moyen-Orient et leurs liens avec les intérêts britanniques, le 19 décembre 1918.
(25) MAE, E-Levant, Syrie-Liban, vol. 52, fol. 239, note du colonel de Piépape, L’ingérence britannique en 1916-1918 au Levant, le 3 février 1919.
(26) British Documents on Foreign Affairs, vol. 2, 15, doc. 22, p. 247, Mémorandum du Foreign Office sur les revendications françaises et arabes au Moyen-Orient et leurs liens avec les intérêts britanniques, le 19 décembre 1918.
(27) R. de GONTAUT-BIRON, Comment la France s’est installée en Syrie 1918-1919, Paris, Plon, 1923, p. 26-33.

Publié le 10/05/2016


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


 


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