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Les inégalités au Moyen-Orient. Réalités et perspectives (3/3)

Par Hélène Rolet, Pierre Emmery
Publié le 24/10/2016 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 8 minutes

La vieille ville de Saïda, Liban, 2015.

Crédites photos : Pierre Emmery

Lire la partie 1 : Les inégalités au Moyen-Orient. Réalités et perspectives (1/3)

Partie 2 : Les inégalités au Moyen-Orient. Réalités et perspectives (2/3)

Quelles méthodes pour lutter contre les inégalités ?

Face au « dilemme » qui s’impose entre croissance et inégalités, et que nous avons tâché de mettre en évidence dans les parties précédentes, il convient à présent de nous intéresser aux outils permettant de corriger les inégalités. Pour ce faire, plusieurs options « classiques » sont envisageables mais doivent être adaptées en fonction de l’économie de chaque pays cible, de même que plusieurs initiatives telles que le microcrédit. Enfin, nous nous attarderons sur le cas de la Turquie, pays fortement marqué par les inégalités, et qui, pour lutter contre celles-ci, a mis en place un projet d’aménagement hydraulique afin de corriger les écarts.

a. Les politiques fiscales, un outil clé pour lutter contre les inégalités ?

Les Etats ne bénéficient pas des mêmes moyens et richesses pour mettre en œuvre des politiques de réduction des inégalités. De même, les économies ne reposent pas sur les mêmes atouts d’un pays à l’autre. Dans les pays qui tirent leurs revenus de l’exploitation du pétrole, un système inégalitaire ne peut fonctionner que grâce aux hauts revenus et permet de donner des prestations sociales, et donc de s’assurer la paix sociale. Or, cette situation ne permet pas à l’ensemble de la société de se développer réellement, bien que la baisse des cours du pétrole invite à se poser la question d’un tel système. Modifier la distribution des revenus apparaît donc comme le champ standard d’intervention des politiques économiques et consiste traditionnellement à supprimer les entraves au bon fonctionnement du marché. On peut également agir sur la structure des actifs. En effet, une source d’inégalité peut provenir de la possession d’un grand nombre d’actifs par un petit nombre d’individus, comme c’est le cas dans les pays du Golfe. Il faut donc envisager des politiques de redistribution des ressources pour permettre un enrichissement des populations les plus défavorisées, et contribuer au développement du pays concerné.

Par ailleurs, la recherche d’équité au Moyen-Orient peut passer par l’imposition, sous ses différentes formes (impôts directs, indirects, progressivité et forfait). D’une part, « la fiscalité est une interface essentielle entre l’État et ses citoyens » (1) et d’autre part, « les montants des recettes mobilisés, la répartition de la pression fiscale et les modes d’application du régime des impôts sont autant de facteurs qui peuvent avoir une forte incidence à la fois sur la réalité économique et sur la perception qu’en ont les citoyens – et sur leur niveau de confiance dans les pouvoirs publics » (2). Ainsi, le schéma ci-dessous fait état de l’efficience du régime fiscal et de la perception de la corruption. Force est de constater que les régimes fiscaux diffèrent considérablement d’un pays à l’autre au Moyen-Orient : alors que dans certains pays, notamment importateurs de pétrole, ainsi que l’Iran et le Yémen, ils apparaissent développés et diversifiés, les recettes fiscales proviennent principalement du pétrole pour ce qui est des pays exportateurs de pétrole. Aussi, si dans un grand nombre des pays étudiés, les régimes fiscaux sont bien implantés, il convient de corriger la manière dont ils sont appliqués, souvent de façon totalement arbitraire et favorisant les privilégiés. Il faut donc commencer par instaurer un régime fiscal équitable, notamment dans les pays dépendants des recettes pétrolières, d’autant que « l’éventualité d’une persistance de faibles cours du pétrole change la donne » (3). Elargir le dispositif fiscal permettrait aux pays exportateurs de pétrole d’accroître leurs recettes et d’accompagner, dans le même temps, « une diversification à long terme de leur économie » (4). Mais pour ce faire, la volonté politique devra être forte tant les intérêts acquis constituent une forme d’immobilisme face aux projets de réformes.

Source : Banque mondiale

D’autre part, les transferts et dépenses publiques forment une autre catégorie de leviers d’action. En effet, « l’une des fonctions essentielles des gouvernements est de mobiliser et déployer les ressources financières qui leur permettent de mettre en place leurs politiques et leurs services » (5). La manière dont les fonds sont dépensés conditionne donc « la trajectoire de développement d’un pays » (6), ce qui suppose une réduction des inégalités. L’investissement dans les biens et services publics, de même que la mise en place d’allocations ou de subventions, favorisent l’égalité d’accès aux diverses opportunités.

b. Focus sur le microcrédit : quelles potentialités pour lutter contre les inégalités ?

La diversité des moyens permettant de réduire les inégalités ne se borne pas à ces leviers d’actions classiques. En effet, on peut noter par exemple le rôle du système de microfinance développé en Asie du Sud-Est par Muhammad Yunus et la Grameen Bank, dans l’émancipation des femmes, soit leur capacité à être autonomes via leur responsabilité vis-à-vis des prêts et de l’épargne. Plusieurs ont ainsi démontré qu’une « femme micro-entrepreneur, permet l’amélioration des conditions de vie de toute sa famille » (7).

Enfin, bien que la liste ne soit pas exhaustive, il convient de mentionner le fait que l’investissement dans la santé et l’éducation au travers de politiques publiques, contribue au développement des sociétés et agit sur la question des inégalités. L’idée est ainsi que plus on investit dans la santé et l’éducation, plus la productivité augmente et plus la croissance est stimulée. L’égalité d’accès à la formation, « à la connaissance » (8), est effectivement primordiale pour une société et pour sa trajectoire de développement. L’imbrication entre santé et éducation est très forte et participe à la mise en adéquation des formations avec les offres et besoins du marché. Cette volonté de rectification des inégalités a un impact positif sur la croissance économique et le développement dans un pays donné.

c. Une méthode géopolitique interne de réduction des inégalités internes : le GAP en Turquie, des barrages contre les inégalités ?

La Turquie connaît des inégalités salariales : « si la Turquie comptait 38 milliardaires en 2011, la moitié de la population percevait, elle, un salaire inférieur à 230€ par mois (chiffres de 2008). Ainsi, les 20% de ménages les plus riches gagnent huit fois plus (25 894$ par an) que les 20% des ménages les plus pauvres (3 179$) » (9), auxquelles s’ajoutent des inégalités spatiales : « l’une des particularités de la Turquie est en effet la présence d’inégalités territoriales très marquées : en 1999, la région la plus riche possédait un PIB par habitant plus de dix fois supérieur à celui de la région la plus pauvre. Il y a ainsi plus d’écart de revenus entre les régions de Turquie qu’entre les différentes régions de l’Union européenne. Les régions les plus riches sont Istanbul et la région égéenne, tandis que les régions de l’est et du sud-est de l’Anatolie sont les plus pauvres. Le revenu médian annuel à Istanbul en 2008 était d’environ 3 980 €, contre 1 350 € en Anatolie du sud-est » (10). En effet, l’Est de la Turquie est, depuis la création de L’État turc en 1923, particulièrement marqué par ces inégalités. La minorité kurde, qui y est majoritaire, doublée d’une forte identité alévie, est une véritable épine dans le pied du pouvoir central. Délaissée économiquement jusque dans les années 1970, la région a finalement été au cœur d’un grand projet de géopolitique interne pour lutter contre les inégalités de développement entre Est et Ouest, lancé en 1972.

Ce projet, c’est le GAP, le Güneydogu Anadolu Projesi. Il s’agit d’un projet d’aménagement hydraulique mené sur les parties amont du Tigre et de l’Euphrate. Le programme concerne une zone de 75 000 kilomètres carrés peuplés de 8 millions d’habitants. Il consiste à édifier 22 barrages afin d’accroître les superficies cultivables de cette terre très aride et ainsi d’effectuer la transition de l’agriculture vivrière et céréalière vers une agriculture intensive, combinant cultures industrielles (coton, soja, maïs, riz) et soutien à l’agrobusiness turc dans son ensemble. Ce projet, qui a d’ailleurs très largement participé au « miracle turc » des années 1990-2000, s’accompagne de la mise en place de 19 stations hydroélectriques, produisant 26 milliards de KW/heure – soit, en 2014, le quart de la production électrique turque, tandis que la stabilité de l’approvisionnement en hydrocarbures était remise en question.

La stratégie est par ailleurs largement politique et économique : l’IDH de l’Est accuse un retard par rapport à l’Ouest turc. Ce grand projet a été pensé au travers d’un éventail de mesures visant à améliorer le sort des populations en créant, sur place, emplois et logements, pour apaiser le malaise social qui nourrit les revendications indépendantistes kurdes. Il s’agit donc d’une manière de mieux contrôler une périphérie en déprise et de tarir par là-même le cercle vicieux entraîné par le désespoir social de l’est turc en retardant l’exode rural de la région et la « lumpen prolétarisation » de ces populations aux marges des grandes villes (11).

Les inégalités, à la fois cause et conséquence de la détérioration sécuritaire

À l’issue de cette étude, il paraît intéressant d’apporter une vision géopolitique à la question des inégalités au Moyen-Orient. Nous avons émaillé notre raisonnement de cette idée selon laquelle, les inégalités, nourrissant frustration, rancœur et désespérance, constituent la matrice des révoltes et, quand la révolte ne suffit plus, d’une radicalisation politique.

Ainsi, marquée depuis longtemps par de nombreuses crises, la région du Moyen-Orient a pu observer une détérioration de la situation sécuritaire avec la montée en puissance des « Printemps arabes », « catalyseur pour lancer de vastes et ambitieuses réformes dans plusieurs pays de la région » (12). Pourtant, si le rejet des inégalités est perçu comme une cause de l’instabilité politique qui règne au Moyen-Orient, en particulier depuis le déclenchement des Printemps arabes, il n’est pas inutile de rappeler que ces bouleversements ont eux aussi, produit de nouvelles inégalités.

Effectivement, avec les conflits en Irak, en Syrie et au Yémen, l’intensification des crises notamment a entraîné une augmentation des déplacements de populations, accompagnés de graves dégâts économiques. Cette situation a des répercussions sur les budgets des États qui doivent accueillir de plus en plus de réfugiés mais aussi sur les infrastructures.

Cette intensité des conflits se double du faible niveau des cours du pétrole qui pèsent sur les perspectives économiques de la région. Cette baisse continue des prix du pétrole, dans un contexte géopolitique sous haute tension, a donc tendance à évincer la question de la réduction des inégalités dans la région, ce qui a pour conséquence d’augmenter ces disparités. D’autant que les systèmes politiques et sociaux des pays du Moyen-Orient ont été fragilisés par la concentration des ressources entre les mains d’un faible nombre de personnes, ce qui ne manque pas d’alimenter les tensions internes. À titre d’exemple, entre 60 et 70% des richesses sont localisées dans l’aire géographique allant de l’Égypte à l’Iran, ce qui représente une population à peine supérieure à 10%.

Ainsi, il s’agit là d’un terreau fertile en matière de justification de la montée de la radicalisation dans la zone, selon Thomas Piketty, qui estime que le terrorisme trouve ses racines dans l’inégalité (13). En définitive, la recherche d’égalité ne poursuit pas seulement un objectif moral (14), mais entend répondre au besoin de cohésion sociale et de stabilité économique et politique.

Notes :
(1) MITRA, Pritha. « Recherche d’équité au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : comment la fiscalité peut-elle aider ? ». FMI [En ligne], 2015, 8 septembre, disponible à l’adresse : http://www.imf.org/external/french/np/blog/2015/090815f.htm
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) « La réforme de la gestion des finances publiques au Moyen-Orient et Afrique du Nord ». Banque mondiale [En ligne], 2010, 30 juin, disponible à l’adresse : http://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2010/06/30/public-financial-management-reform-middle-east-north-africa
(6) Ibid.
(7) « La microfinance et les femmes au Moyen-Orient ». MicroWorld [En ligne], 2013, 3 juillet, disponible à l’adresse : http://www.microworld.org/fr/news-from-the-field/article/microfinance-et-femmes-au-moyen-orient
(8) GORRERI, Sandrine. « Le point sur les inégalités sociales et économiques dans le monde ». Fondation IFRAP [En ligne], 2009, 8 septembre, disponible à l’adresse : http://www.ifrap.org/europe-et-international/le-point-sur-les-inegalites-sociales-et-economiques-dans-le-monde
(9) DUVIGNAUD, Alice. « Inégalités sociales et pauvreté en Turquie : que peut faire le gouvernement ? ». Observatoire de la vie politique turque [En ligne], 2013, 15 avril, disponible à l’adresse : http://ovipot.hypotheses.org/8696
(10) Idem
(11) BARDOT, Christian, CROUZET, Guillemette et al. Moyen-Orient et Maghreb, Pearson, p. 125.
(12) Ibid.
(13) TANKERSLEY, Jim. « Inequality is behind the rise of ISIS, says author Thomas Piketty ». Independent [En ligne], 2015, 30 novembre, disponible à l’adresse : http://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/inequality-is-behind-the-rise-of-isis-says-author-thomas-piketty-a6754786.html
(14) GORRERI, Sandrine, op. cit.

Publié le 24/10/2016


Pierre Emmery est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble en sciences politiques et en relations internationales, et prépare actuellement un diplôme à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Travaillant au Ministère de la Défense, au sein du CDEF, il réalise actuellement un rapport sur les enjeux du changement climatique dans le rôle des forces armées.
Il a séjourné à Istanbul (Turquie) et à Beyrouth (Liban), et a travaillé au sein de journaux, d’un centre de recherche et d’une organisation non-gouvernementale. Il s’est plus particulièrement intéressé aux questions relatives aux minorités ethniques et religieuses, aux formes de politisation de la jeunesse, et à l’impact socio-économique de la mondialisation dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord.


Hélène Rolet est diplômée de Sciences Po Aix et de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en Relations internationales.
Actuellement chargée d’études au Bureau des Activités internationales à l’IHEDN et membre du comité directeur de l’association de jeunes qui y est rattachée, l’ANAJ-IHEDN, elle s’intéresse particulièrement aux questions géopolitiques liées à l’Afrique, plus précisément au Sahel, et au Moyen-Orient, ainsi qu’aux questions de Sécurité et de Défense.


 


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