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Voyageurs arabes. Une lecture des récits d’Ibn Fadlân, Ibn Jûbayr et Ibn Battûta (IXe-XIVe siècle)

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 08/10/2014 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 10 minutes

SYRIA, DAMASCUS : A statue depicting warrior Salaheddine al-Ayyubi (Saladin) is pictured at the entrance to Al-Hamidiyah market in the old city of Damascus on August 26, 2011.

AFP PHOTO/JOSEPH EID

Quatre points de vue sur le monde arabe médiéval

Les récits rassemblés par Paule Charles-Dominique pour la Bibliothèque de la Pléiade sont de natures diverses et peuvent étonner par leur éclectisme.

Le premier texte, sobrement intitulé Documents sur la Chine et sur l’Inde, constitue le bref compte-rendu d’un voyage marchand de Bagdad à Guangzhou (Canton) effectué en l’an 851 de notre ère. Son auteur n’est pas connu et sa forme discontinue et fragmentaire (akhbâr) est le témoin d’une première littérature du voyage, dont les canons n’étaient pas encore fixés. Le deuxième écrit gagne en ampleur et en cohérence. Il s’agit d’un véritable récit d’exploration hors du monde de l’Islam (dâr-al-islâm), rédigé par Ibn Fâdlân en 923, après qu’il eut été envoyé par le calife abbasside Al-Muqtadir effectuer un voyage jusqu’à la Volga dans le but d’islamiser le peuple des Bulgares.

Mais ce sont surtout les deux derniers récits qui retiendront l’attention des lecteurs, tant par leur ampleur que par leur qualité d’écriture. Chacun des deux a consacré un genre littéraire et a « fait école » dans la littérature de langue arabe. Avec la Relation de voyages d’Ibn Jûbayr (1145-1217) culmine le genre de la ziyârât, consistant en la relation du pèlerinage d’un musulman occidental dans les Lieux saints. L’auteur, secrétaire du gouverneur almohade de Grenade, a effectué son premier pèlerinage à La Mecque en 1184/85. Il fournit un panorama exceptionnel des Etats et populations musulmanes rencontrés au Maghreb et au Moyen-Orient à l’heure de la montée en puissance d’Egypte ayyoubide de Saladin, juste avant la prise de Jérusalem par ses troupes en 1187. Le chef-d’œuvre d’Ibn Battûta (1304-1368 ?) appartient à un autre genre, celui de la rihla. Ici, l’édification religieuse cède le pas au simple plaisir de la découverte, tant pour le voyageur que pour le lecteur. Ses pérégrinations font exploser les frontières du voyage et étendent leurs horizons jusqu’à la côte de Malabar et à l’île de Ceylan à l’Est, et atteignent l’Andalousie et le Mali à l’Ouest : ce n’est pas un hasard si l’itinéraire et l’œuvre d’Ibn Battûta sont sans cesse comparés à ceux de Marco Polo (1254-1324) [1]. Le Moyen-Orient reste au cœur du récit, puisque c’est avant tout un pèlerinage à La Mecque qui a été l’occasion du départ d’Ibn Battûta. Mais il n’est ici plus que la pièce centrale d’un monde musulman aux dimensions beaucoup plus larges.

Rassemblés en un seul volume, ces récits permettent d’appréhender de manière originale l’histoire du Moyen-Orient médiéval. Les Documents sur la Chine attestent de la prééminence de la ville califale de Bagdad au IXe siècle et du dynamisme de ses relations commerciales, qui s’étendaient jusqu’à la Chine avant le sac de Canton de 878. Avec Ibn Fâdlan, on assiste à l’une des dernières grandes entreprises d’expansion d’un califat abbasside certes déclinant mais n’ayant encore rien perdu de son prestige et de ses ambitions. Tout a déjà changé dans la Relation d’Ibn Jûbayr : ce n’est plus le califat de Bagdad qui polarise la vie politique du Moyen-Orient au XIIe siècle. C’est désormais vers l’Egypte ayyoubide de Saladin que convergent les regards des observateurs musulmans, de Grenade jusqu’au Hedjâz. Enfin, avec Ibn Battûta, c’est l’éclatement politique du monde musulman du XIVe siècle qui se révèle au fil de l’écriture. Avec lui, le Moyen-Orient entre dans sa modernité politique. Mais on remarquera surtout que tous ces récits sont écrits à la première personne, de sorte que pour chacune de ces périodes, ils présentent le monde arabe médiéval tel qu’il a été vu et vécu par ses contemporains.

Un Moyen-Orient des villes

Dans ce cadre, on peut d’abord noter que nos quatre explorateurs envisagent l’Islam médiéval d’abord et avant tout comme une civilisation urbaine. Comme le remarque Paule Charles-Dominique dans sa préface, « ces voyageurs, préoccupés qu’ils étaient par la vie urbaine, ont été aveugles à la vie rurale et bédouine. Ils sembleraient même véhiculer cette idée chère à Ibn Khaldûn que le nomadisme est hostile au progrès et que les bédouins ruinent l’économie de la ville et dissolvent l’ordre social » [2]. Les voyages sont ainsi résumés à des itinéraires allant de ville en ville, entrecoupés de « vides » échappant à toute description.

Dans chaque cité, ce sont d’abord les signes du pouvoir, du dynamisme religieux et de la prospérité économique qui attirent l’attention des voyageurs : les palais, les mosquées et madrasas (écoles religieuses) et enfin les bazars. Surtout, ces endroits sont systématiquement attachés à la dynastie régnante, de sorte qu’ils constituent les lieux où le pouvoir de ces familles s’incarne. Ainsi, lorsqu’il passe à Alexandrie, Ibn Jûbayr renvoie le prestige de la ville à celui de son maître, Saladin : « Citons parmi les vertus et les titres de gloire de cette ville dont l’honneur revient en réalité à son sultan, les madrasas et les couvents qui s’y trouvent ! » [3]. Cette manière d’identifier un Etat et son souverain à une capitale et ses monuments est sans doute décisive pour comprendre l’importance de « l’art princier » dans les stratégies de légitimation du pouvoir des sultans et émirs du Moyen-Âge.

Pourtant, on chercherait en vain à établir une hiérarchie de ces cités à l’aune de leur description : on constate en effet que la constellation urbaine ici décrite n’est pas figée une fois pour toute, mais se réaménage au fil du temps. Arrêtons-nous un instant sur Bagdad. La description qu’en fait Ibn Jûbayr est particulièrement riche, dans la mesure où elle permet de montrer que le déclin de la ville a commencé bien avant son sac par les troupes mongoles de Genghis Khan en 1258 : « Aucun beau monument n’y attire le regard et n’y invite l’homme pressé à la flânerie. » [4] Pourtant, la ville conserve tout son prestige et continue de faire rêver le voyageur : « La splendeur féminine de Bagdad s’épanouit grâce à son air et à ses eaux. C’est cela qui la rend célèbre, connue et renommée entre toutes les villes ». Malgré sa relative marginalisation politique, sa prééminence culturelle est également restée intacte : ses mosquées sont « innombrables », et Ibn Jûbayr remarque la qualité de l’enseignement qu’on y donne, en comparaison de ce qu’il a vu ailleurs dans le dâr-al-islâm [5]. Au XIVe siècle, tout a changé : Bagdad « ressemble à la vieille femme que la jeunesse a fuie et dont la beauté dont elle était gratifiée a disparu » [6]. C’est désormais Damas qui attire l’attention du voyageur : « En Orient, aucune ville [ne l’] égale pour la beauté de ses marchés, de ses vergers et de ses cours d’eau et la grâce de ses habitants [7] ». En Perse, la prospérité de Shîraz tend à faire disparaître l’éclat de la ville califale Ibid. La description de Shîraz s’étend des pages 554 à 569.. Ainsi, la chute du califat de Bagdad en 1258 a conduit au déclin de ce centre urbain et à l’émergence de nouvelles cités dans la région, dont l’importance inédite est perçue avec acuité par nos voyageurs.

Frontières culturelles et religieuses

Ibn Jûbayr et Ibn Battûta n’ont pas seulement visité le dâr-al-islam, ils en ont également éprouvé les limites spatiales, culturelles et religieuses. Leurs écrits témoignent en particulier de la complexité des relations entre musulmans et chrétiens aux marges des Etats islamiques, mais aussi entre sunnites et chiites en leur sein même.

A lire Ibn Jûbayr, on comprend que « l’expérience de frontière » a quelque chose d’insupportable. Ses allers et venues dans les villes sous domination chrétienne sont ponctués de malédictions lancées à l’endroit des occupants : « Akka’ [Saint-Jean-d’Acre] : que Dieu la détruise et la rende aux musulmans [8] ! ». Il en souligne sans cesse l’impureté [9] et les mauvaises mœurs, surtout concernant la condition des femmes, qu’il juge trop libérale. Pourtant, en lisant entre les lignes du texte, on comprend que la cohabitation interreligieuse était beaucoup plus pacifique qu’Ibn Jûbayr ne se plaît à le dire. Au cœur de l’évêché chrétien de Tyr, il retrouve ainsi une communauté musulmane active, pratiquant sa religion sous la protection des chrétiens gouvernant la ville [10]. De même, il souligne que la guerre ayant lieu entre Saladin et le Royaume latin n’a pas de répercussions sur les populations civiles, vivant en bonne entente : « Les hommes de guerre s’occupent de leurs conflits pendant que les autres sont en paix, les biens matériels appartenant aux vainqueurs. C’est ainsi que les gens de ce pays se comportent alors qu’ils sont en guerre [11] ». Il arrive même qu’on passe de la cohabitation pacifique à la véritable vie en commun. Ainsi à Bânyâs : « L’exploitation de cette plaine est partagée entre les Rûms et les musulmans, suivant un règlement dits de partage car les deux parties se partagent les récoltes à égalité [12] ». On pourrait multiplier les exemples, mais il est clair qu’une véritable « société de frontière » s’est constituée au Moyen-Orient au XIIe siècle. Avec Ibn Bâttutâ, les traces d’une présence chrétienne ont pourtant presque disparu. On devine que les rapports qu’entretiennent les quelques communautés subsistantes avec la population musulmane sont toujours de qualité, puisque le voyageur souligne l’hospitalité dont elles ont su faire preuve à son égard [13]. Pourtant, on devine que la société multiculturelle du XIIe siècle a disparu.

En réalité, il est frappant de constater que chez les deux auteurs, les tensions sont moins fortes aux frontières du monde musulman qu’elles ne le sont en son sein même entre groupes sunnites et chiites. La condamnation de ces derniers par Ibn Jûbayr est catégorique : « l’Islam n’est respecté qu’au Maghreb car son souverain suit une voie toute tracée qui n’est pas encombrée de sectes nouvelles et hétérodoxes. Dans tous les pays orientaux, ce ne sont que passions, innovations, sectes égarées et schismes [14] ». Ibn Battûta insiste quant à lui sur les situations d’extrêmes tensions opposant les deux communautés. Lors de son séjour en Irak, il assista à une scène au cours de laquelle la population de Bagdad menaça de mettre à mort les représentants du sultan chiite Muhammad Khudhâbandah si celui-ci persistait à vouloir amender le rite sunnite en vigueur dans cette ville [15]. Bref, dans les deux récits, l’impression générale est que les sociétés du Moyen-Orient médiéval sont davantage marquées par des querelles internes à l’Islam que par des conflits interreligieux.

L’envers du pouvoir

Ces textes écrits à la première personne ne permettent pas seulement d’appréhender lignes de tensions divisant les sociétés arabes médiévales. Ils permettent également de comprendre quel rapport entretiennent ces sociétés avec leurs souverains. Parce qu’ils donnent la parole aux gouvernés, les récits de voyage permettent de jeter un autre regard sur les pratiques et les discours du pouvoir dans l’Islam médiéval.

La richesse des deux principaux récits est à cet égard inégale. Ibn Battûta se contente de reproduire des images idéales et stéréotypées des sultans et émirs qu’il rencontre, de sorte qu’il n’apporte aucune nuance à la représentation d’eux-mêmes que ces souverains entendaient véhiculer. On en trouvera un exemple dans sa description élogieuse du sultan syrien Abu ‘Inan : Ibn Battûta n’aurait « jamais vu aucun roi se conduire avec autant de perfection et d’équité [16] ». Cette adhésion mécanique aux discours officiels s’explique par la position sociale de l’auteur : il est avant tout courtisan, et c’est à cette fonction fragile qu’il doit les faveurs que lui accordent les princes, indispensables à la poursuite de son voyage.

Ibn Jûbayr fait preuve d’une attitude éminemment plus critique vis-à-vis des pouvoirs en place. Il partage avec Ibn Battûta une même représentation de ce que doit être un prince idéal : celui-ci doit se distinguer par sa justice, sa foi, et son respect du droit coranique. Mais contrairement à Ibn Battûta, Ibn Jûbayr se sert de cette représentation comme d’une grille de lecture pour juger l’action de ses contemporains. Ainsi l’émir du Hedjâz Mukhtir, gardien des Lieux saints, fait-il l’objet des plus vives critiques de la part de l’auteur, parce qu’il utilise son pouvoir « comme une source de profits illicites et s’en [sert] comme prétexte pour dépouiller les pèlerins de leurs biens [17] ». Le voyageur fait ici référence aux taxes sur les pèlerins mises en place par l’émir de la Mecque, qu’il juge illégitimes en regard du droit islamique. A cet émir s’oppose Saladin, le « sultan équitable » remplissant toutes les attentes de l’auteur : équité, protection des pèlerins et sens de la justice [18]. Celui-ci a pacifié les territoires égyptiens et aboli l’impôt prélevé sur les pèlerins : il est par conséquent en mesure de s’attirer leur reconnaissance. L’adhésion aux discours officiels du pouvoir n’est donc pas systématique : elle est conditionnée à la conformité de l’action du souverain aux représentations mentales et aux attentes de la société. Le texte d’Ibn Jûbayr témoigne ainsi de la potentialité critique de la pensée politique islamique du Moyen-Âge, que l’on a trop souvent tendance à sous-estimer.

A travers ces quelques axes de lecture, nous ne prétendons naturellement pas avoir épuisé la richesse de ces écritures de soi et du monde que constituent les récits de voyage. Nous espérons toutefois en avoir souligné l’importance pour qui veut comprendre les sociétés moyen-orientales du Moyen-âge à l’échelle des individus qui les composaient.

Lire également :
 Sunnites et chiites dans l’Orient médiéval

Publié le 08/10/2014


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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