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Masri Feki est chercheur en géopolitique et auteur de plusieurs ouvrages sur le Moyen-Orient, dont « L’axe irano-syrien, géopolitique et enjeux » paru aux éditions Studyrama en 2007. Ce texte s’inspire d’une série d’articles dont il est l’auteur, parus en anglais dans le mensuel indien Diplomatist Magazine.
Le 15 mars 2011, la Syrie avait intégré le mouvement de contestation qui a frappé la majeure partie du monde arabe, au prix d’une grave crise humanitaire. De tous les régimes affectés par le printemps arabe, celui de Bachar el-Assad aura sans doute été le plus tenace, mais aussi le plus meurtrier. 100 000 est le nombre de victimes comptabilisées jusqu’à présent [1], ce qui équivaut à 300 000 morts à l’échelle de la France ou 6 millions à celle de l’Inde. Au cortège quotidien des morts, dont les deux tiers sont des civils, viennent s’ajouter des dizaines de milliers de personnes disparues en détention, 1.8 million de réfugiés et près de 4 millions de déplacés internes. Le bras de fer opposant le régime baasiste de Damas aux insurgés de l’Armée libre ne cesse ainsi de s’accentuer, alimentant le fondamentalisme sunnite, mettant en avant le spectre d’une intervention étrangère armée, et étendant le théâtre de la confrontation à d’autres pays de la région.
Si de nombreux militaires de l’Armée arabe syrienne (armée régulière) ont fait sécession et se sont rangés du côté de la rébellion, l’essentiel du corps militaire et des services de sécurité lui sera resté fidèle jusqu’au bout. Certains proches d’Assad ont fait défection, mais ils restent une minorité. Comment expliquer que contrairement à tous les autres dictateurs arabes, Assad ait réussi à bénéficier d’autant de loyauté de la part de ses collaborateurs ? La réponse à cette question se résume en un seul mot : le communautarisme.
En effet, la réalité en Syrie est la concentration du pouvoir, en particulier militaire et sécuritaire, autour de la communauté alaouite, même si celle-ci ne constitue que 10 à 12% de la population totale, tandis que les musulmans sunnites en représentent plus de 70% [2], au côté des autres groupes minoritaires, notamment les chrétiens et les druzes. Les alaouites, dans leur grande majorité, sont aujourd’hui convaincus que s’ils perdent le pouvoir, ils seront victimes de violentes représailles et qu’ils subiront, en tant que communauté, la vengeance de la majorité sunnite après des décennies de despotisme et d’exactions.
Le discours haineux et raciste de certains dignitaires religieux sunnites de Syrie, très médiatisé grâce à la démocratisation des moyens d’information et de communication, met de l’huile sur le feu. Certains slogans mis en avant par les rebelles, dans les grands rassemblements ou sur les réseaux sociaux, témoignent de cet état esprit revanchard, comme « el-messihi ‘ala Beyrouth wel ‘alawi ‘al-tabout » (le chrétien [dégagera] à Beyrouth, et l’alaouite dans le cercueil) et d’autres formules principalement anti-alaouites et anti-chiites. Cette forte présence du fondamentalisme sunnite dans les rangs de la rébellion angoisse ainsi l’ensemble des minorités du pays, et non seulement les alaouites, comme l’exprime périodiquement la hiérarchie catholique de Syrie ainsi que de nombreuses personnalités chrétiennes et druzes du paysage culturel et artistique syro-libanais.
La transformation du soulèvement populaire syrien en une guerre civile est sans doute le plus grand succès du régime de Bachar el-Assad, son chef d’œuvre. En effet, dès l’éclatement des premières manifestations populaires hostiles à la dictature, ce dernier a choisi la voie de la communautarisation. Son appareil de propagande n’a jamais évoqué une quelconque confrontation entre un régime autoritaire et une opposition politique (avant que celle-ci ne se militarise), mais entre une Syrie ouverte et multiconfessionnelle que représenterait le régime et des groupes terroristes soutenus par l’étranger. Le mouvement de contestation incluait alors des figures chrétiennes, kurdes et même alaouites de l’opposition, tandis que le régime avait encore le soutien de bon nombre de sunnites, appartenant notamment à la classe des notables et à l’institution religieuse. Ce n’est que par la suite, au fur et à mesure que le conflit s’est militarisé, que le régime s’est retrouvé enfermé dans la logique communautaire dont il est à l’origine. Les appuis sunnites se sont progressivement tournés vers l’opposition ou se sont affaiblis, tandis que la radicalisation des insurgés sunnites a fait reculer bon nombre de minoritaires [3], aujourd’hui repliés dans l’attentisme et l’angoisse.
Un autre aspect de la radicalisation du conflit est celui de l’éventualité d’une intervention militaire des Etats-Unis et de leurs alliés, résultant du durcissement des moyens de répression du régime : tirs multiples de missiles Scud, attaques aériennes intensifiées et emploi d’armes non-conventionnelles. Isolé et impuissant, Assad pourrait avoir recours, si ce n’est déjà le cas, aux armes chimiques dont il dispose, comme l’a fait Saddam Hussein dans la répression de la révolte kurde au nord de l’Irak en 1988. La menace d’utiliser ou l’usage par le régime de Damas d’armes non-conventionnelles représente une menace insoutenable pour l’ensemble des pays de la région.
Jusque là, l’option d’une intervention internationale directe avait été mise de côté, en raison du veto russo-chinois au Conseil de sécurité des Nations unies et de l’absence de consensus au sein de l’OTAN et de la Ligue arabe. Les pays arabes, notamment ceux qui sont frontaliers de la Syrie, déplorent la présence de plus en plus forte de djihadistes idéologiquement proches d’Al-Qaïda au sein de la rébellion syrienne [4]. Ils craignent qu’un futur régime syrien soit encore plus menaçant pour la stabilité régionale que celui de Bachar el-Assad. Mais l’activation et l’usage d’armes chimiques représentent une telle extrémité que ni les pays alentour ni la communauté internationale ne peuvent accepter. Plusieurs pays occidentaux, dont les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France, ont fait clairement comprendre qu’ils ne permettraient pas une telle situation [5].
Le scénario interventionniste est actuellement étudié par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France. Des forces spéciales de ces pays ont été dépêchées en Jordanie, à Chypre et en Méditerranée orientale, et sont dans l’attente de mots d’ordre. La reconnaissance par Washington et plusieurs capitales européennes de la Coalition nationale syrienne comme le seul représentant légitime du peuple syrien, tout en refusant de soutenir militairement l’Armée libre, s’inscrivait dans une logique d’encerclement politique du régime de Bachar el-Assad. Mais ces mesures n’ont pas suffit à dissuader le raïs désespéré de renoncer à l’optique de la guerre totale contre l’insurrection. La question centrale est de savoir quelle porte de sortie resterait au régime syrien sur le plan de la négociation politique, dans l’hypothèse d’une intervention militaire décrite comme étant punitive, et ne visant pas à renverser Bachar el-Assad.
La radicalisation de la crise syrienne risque enfin de déborder sur les pays voisins [6], comme l’Irak où les tensions sont déjà très vives entre chiites et sunnites, mais surtout le Liban qui se trouve une fois de plus au bord de la guerre civile. En effet, parmi tous les Etats limitrophes à la Syrie, le pays du Cèdre est le plus vulnérable. Le pouvoir y est fragile, les tensions interconfessionnelles y sont exacerbées, sans compter les alignements politiques répartis entre pro et anti-Assad. Le Liban est aujourd’hui exposé à des incidents frontaliers réguliers, à des assassinats ciblés, à des attentats à caractère confessionnel [7] et à un important flux de réfugiés.
A cela s’ajoute le mécontentement de la rue sunnite et de bon nombre de chrétiens (notamment la droite maronite) face à l’hégémonie d’un Hezbollah qui a lié son sort à celui du régime de Bachar el-Assad. En effet, le soutien qu’apporte la milice inféodée à l’Iran au pouvoir de Damas n’est pas seulement d’ordre politique. Son implication dans le conflit syrien est totale, comme le démontre la participation spectaculaire de ses combattants dans la bataille d’Al-Qusayr. L’aménagement d’un pont terrestre traversant le territoire libanais, destiné à lier Damas au secteur ouest de Homs, puis au littoral syrien (au niveau de Tartous) [8], est une illustration supplémentaire de ce mariage catholique. Ce couloir, tout comme la route internationale Damas-Beyrouth très surveillée par le Hezbollah du côté libanais, pourrait être d’une importance stratégique au cas où les troupes d’Assad viendraient à perdre le contrôle des autoroutes internes. Enfin, l’hégémonie du Hezbollah dans le secteur de Beyrouth et dans la Békaa, ainsi que l’influence qu’il exerce sur le Conseil des ministres, rassurent Damas sur le fait que la capitale libanaise garde sa fonction de port le plus proche et de pont d’approvisionnement stratégique en cas de nécessité.
Si la crise syrienne perdure, le Liban pourrait faire face à des défis d’une ampleur inédite, et avec lui d’autres pays de la région. En effet, la Turquie aussi pourrait être affectée. Comme dans les années 1990, le pouvoir de Damas utiliserait volontiers le levier kurde contre Ankara. Enfin, des provocations sur le plateau du Golan visant à impliquer Israël dans le conflit ne sont pas à exclure. Si, au contraire, le régime syrien s’effondrait aujourd’hui, cela affaiblirait clairement les positions géopolitiques de l’Iran, mettrait en péril l’existence même du Hezbollah libanais en tant que milice et avec lui l’hégémonie de toute une communauté, et exacerberait davantage les tensions entre sunnites et chiites au Liban et en Irak. Cela bouleverserait de façon durable et radicale l’ensemble des rapports de force au Moyen-Orient, où tous les repères en place depuis des décennies seraient à revoir.
En conclusion, la situation géopolitique de la Syrie est bien plus complexe que celle des autres pays affectés par le printemps arabe. Cela rend plus compréhensible la prudence internationale actuelle d’autant plus que les théâtres irakien et afghan ont absorbé beaucoup d’énergie et de moyens. Quelle que soit l’issue de ce conflit, l’instabilité qu’il a provoquée durera longtemps en Syrie et dans la région, entraînant souffrances et radicalisation.
Masri Feki
Masri Feki est chercheur en géopolitique et auteur de plusieurs ouvrages sur le Moyen-Orient, dont « L’axe irano-syrien, géopolitique et enjeux » paru aux éditions Studyrama en 2007.
Notes
[1] Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH).
[2] Ces chiffres, difficiles à vérifier en l’absence de recensement basé sur la religion, sont approximatifs.
[3] Des druzes, des kurdes, mais surtout des chrétiens.
[4] C’est notamment le cas du groupe salafiste radical Jabhat al-Noussra, figurant sur la liste des organisations terroristes des Etats-Unis.
[5] Jean Guisnel, « Syrie : la peur des armes chimiques », Le Télégramme (France), 5 décembre 2012.
[6] Pour en savoir plus sur les retombées régionales de la crise syrienne : Jean-Sylvestre Mongrenier, « La situation syrienne, ses impasses et ses développements », Institut Thomas More (France), Tribune N°36, Novembre 2012.
[7] Le 16 août 2013, 16 personnes ont été tuées et plus de 200 blessées dans un attentat à la voiture piégée dans la banlieue sud (chiite) de Beyrouth, fief du Hezbollah. Neuf jours plus tard, un double attentat à la voiture piégée a été perpétré le 24 août 2013 contre deux mosquées sunnites à Tripoli faisant 45 morts et quelque 280 blessés.
[8] Paul Salem, « Le Liban peut-il survivre à la crise syrienne ? », L’Orient-Le Jour (Liban), 14 décembre 2012.
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