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Jean-Paul Burdy est maître de conférences d’histoire à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble. Il y dirige le séminaire de recherche “Turquie-Iran-Moyen-Orient” et enseigne au master “Intégration et Mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient”, dirigé par Jean Marcou, avec lequel il a rédigé plusieurs ouvrages et articles sur la Turquie dans son environnement régional.
Ses publications et ses chroniques d’actualité sur la Turquie, l’Iran, le Bahreïn, et les recompositions du Moyen-Orient arabe sont, pour l’essentiel, accessibles sur son blog : www.questionsdorient.fr. Il a séjourné au Bahreïn en janvier 2012.
Le 14 février 2012 marque le premier anniversaire de l’éphémère “Printemps de Manama”, dans le royaume du Bahreïn. L’épisode principal en a été l’occupation de la place de la Perle par des milliers de manifestants réclamant, pour l’essentiel, une démocratisation politique et sociale - une minorité radicale appelant au remplacement de la monarchie par une république. Le mouvement a été brisé dès le 15 mars 2011 par l’intervention concomittante des forces de sécurité bahreïnies et des troupes saoudiennes, sous couvert de la force “Bouclier du Golfe” du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Un an après, les tensions et la répression persistent au quotidien, dans une évolution qui renvoie à “l’intifada chiite” des années 1990. En effet, la grille de lecture la plus fréquente des évènements oppose la monarchie sunnite des al-Khalifa (soutenue par l’Arabie saoudite et les Etats sunnites du Golfe) à des opposants chiites (derrière lesquels se profilerait la République islamique d’Iran) : le Bahreïn serait ainsi le microcosme d’une compétition pour l’hégémonie régionale entre les monarchies arabes du Golfe, soutenues par les Etats-Unis et la République islamique d’Iran.
Le recul d’une année permet à la fois de valider globalement l’approche confessionnelle (chiites/sunnites), mais de la nuancer sérieusement. En effet, si les racines historiques de l’opposition confessionnelle sont anciennes, le mouvement du printemps 2011 a clairement cherché à les dépasser. C’est le régime lui-même qui, par la stigmatisation des chiites et du rôle supposé de l’Iran, a « reconfessionnalisé » les oppositions politiques et sociales. Mais, ayant radicalisé pour cela une population sunnite tétanisée, le monarque se trouve désormais pris dans des contradictions qui obèrent ses tentatives de sortie de l’impasse politique.
Succédant à des autorités plus ou moins pérennes, souvent iraniennes et parfois arabes, sunnites ou chiites, le dynastie des al-Khalifa, arabe et sunnite, règne sur le Bahreïn depuis 1783. Elle exerce depuis toujours un pouvoir monarchique absolu, sur la base d’alliances tribales et confessionnelles. Elle règne sur une population aux origines et aux cultures variées (arabes, iraniennes, juives, et plus récemment est-asiatiques). Mais surtout, l’essentiel de cette population (évaluée à 1,3Mh, dont 550000 nationaux) est chiite : peut-être 65 à 70% pour ce qui concerne les nationaux, même si le régime avance des évaluations qui situeraient opportunément les chiites à … 49% [1].
Certains discours sunnites stigmatisent les chiites du Bahreïn pour leurs origines allogènes supposées : ils seraient des immigrants persans récents. S’il est vrai qu’une partie d’entre eux sont des descendants d’Arabes et d’Iraniens originaires de la rive persane du Golfe, la majorité sont les descendants autochtones d’une des plus anciennes communautés chiites de l’islam qui, à l’époque de la républiques des Qarmates (IXe-Xe s.), contrôlait à la fois l’est de la Péninsule arabique (la région du Hasa et d’al-Qatif) et l’archipel du Bahreïn.
La question des relations entre pouvoir sunnite et population chiite est donc inscrite dans l’histoire. Sur la longue durée, elle a essentiellement été régulée par la contrainte et par la répression. Dans une logique tribale et féodale, les al-Khalifa et leurs alliés ont accaparé une grande partie du foncier, se sont partagés les villages existants, ont imposé le servage aux paysans chiites, et taxé les revenus des commerçants de Manama et des entrepreneurs d’une pêche à l’huitre perlière très lucrative jusqu’en 1930. Pendant la longue présence britannique (du début du XIXe siècle au retrait en 1971), la régulation est passée pour partie par des alliances économiques entre tribus sunnites au pouvoir, et quelques grandes familles de commerçants chiites d’origine persane [2].
Cet arrière-plan historique permet de comprendre une partie du fond et des formes du conflit contemporain. Les chiites se sentent maltraités et discriminés par un pouvoir sunnite considéré comme économiquement spoliateur, et hostile au plan religieux à ce que les sunnites qualifient de “secte” (le chiisme). La répartition de la population dans l’archipel est d’ailleurs un très intéressant conservatoire de cette opposition confessionnelle fondamentale : quand Manama est la ville commerçante cosmopolite et partiellement globalisée, villages et quartiers sunnites, et villages et quartiers chiites restent nettement délimités, y compris par des marqueurs visuels (drapeaux noirs et bannières de Hussein dans les zones chiites ; portraits de la trilogie roi-premier ministre-prince-héritier dans les espaces sunnites). Cette géographie spatiale est importante dans la lecture du conflit de 2011. La place de la Perle (en réalité un vaste rond-point autoroutier) était ainsi symboliquement à la limite de l’aire chiite occidentale et de la ville de Manama à l’est.
Les tensions socio-économiques dominent depuis longtemps la scène des relations chiites-sunnites. Au Bahreïn (comme ailleurs dans la région), les chiites sont discriminés dans l’allocation des ressources : sans parler d’un pouvoir politique totalement verrouillé, ils n’ont qu’un très faible accès à la fonction publique (sauf dans le secteur de la santé) ; et strictement aucun accès à la police et à l’armée. Ces deux institutions sont composées de contractuels étrangers - Baloutches, Pakistanais, Yéménites, Syriens - encadrés par quelques officiers bahreïnis ou jordaniens. Les chiites sont également bien moins bénéficiaires des politiques sociales de l’Etat pétro-rentier, en particulier pour l’accès au logement dans les nouveaux lotissements du centre de l’île. Deux indicateurs ne trompent pas, empiriquement très visibles : les conditions de logement sont plus précaires chez les chiites (quartiers urbains dégradés, zones industrielles et portuaires) et le taux de chômage des chiites, en particulier chez les jeunes, est plus élevé que dans la population sunnite.
Le contentieux a aussi pris une forme clairement politique, même si celle-ci n’a jamais opposé de manière binaire l’ensemble des sunnites à l’ensemble des chiites. Car il a pu se nouer des alliances politiques chiites-sunnites-laïques contre la dynastie au pouvoir, par exemple dans les années 1950, au temps du nationalisme arabe, dont Bahreïn a été l’un des bastions : le pouvoir de l’émir était alors contesté comme régime monarchique conservateur, inféodé à l’impérialisme britannique et adossé à l’Arabie saoudite, par une opposition nationaliste arabe qui se réfèrait aux pôles républicains égyptien puis irakien. La révolution iranienne de 1978-1979 et l’installation de la République islamique d’Iran ont quelque peu redistribué les cartes, en revivifiant et repolitisant la communauté chiite bahreïnie. Mais celle-ci a toujours gardé ses distances d’avec Téhéran, à la fois par l’histoire spécifique des clercs de l’archipel, et parce que le nationalisme bahreïnie, y compris chiite, s’est toujours méfié de l’expansionnisme de l’Iran sur sa “14e province”. La décennie 2000 reste donc celle d’un pouvoir sunnite autoritaire, perçu comme corrompu et népotique, appuyé sur un islamisme sunnite structuré et très conservateur (Frères musulmans et salafistes proches du wahhabisme), et d’une population exclue du pouvoir et fortement structurée autour des clercs chiites, et des maisons du deuil chiite (les matam) qui ponctuent l’espace urbain : l’asabiyyah, la cohésion du groupe, est particulièrement impressionnante lors des processions du deuil chiite de l’achoura et de l’arbaïn. Depuis l’accession au trône du roi Hamad (1999), qui a promulgué le 14 février 2001 [3]. une constitution qui n’a jamais permis une véritable démocratisation du système, les courants politiques chiites se sont principalement regroupés dans la “société politique” al-Wefaq (la Concorde), désormais largement hégémonique chez les chiites [4], et dirigé par un jeune clerc, Ali Salman.
Pour contrer cette montée en puissance, l’ingéniérie électorale du pouvoir sunnite a découpé des circonscriptions électorales afin que les cantons chiites soient très peuplés, alors qu’à l’inverse nombre de circonscriptions sunnites sont quasi faméliques. L’objectif - atteint - étant que les chiites, nettement (ou très nettement) majoritaires dans le corps électoral ne puissent pas obtenir la majorité à la chambre basse élue. Aux élections législatives d’octobre 2010, le parti chiite al-Wefaq, avec 63% des suffrages exprimés, n’a ainsi obtenu que 18 sièges sur 40.
Depuis deux décennies, poursuivant en cela une politique développée par les Britanniques, la monarchie essaie aussi de peser sur la composition de la population nationale en naturalisant rapidement, dans une opacité politique et statistique, des étrangers musulmans sunnites. Une partie des classes populaires chiites se plaint, dès lors, de voir ces sunnites nouvellement naturalisés bénéficier d’avantages en nature (emplois, logements) dont ils sont exclus. D’où, dans la dernière décennie, le débat permanent sur les naturalisations politiques (al-tajnis al-siyassi [5]). D’où aussi, en 2011, les slogans du type « Non à la naturalisation des étrangers ! », voire même des violences contre des travailleurs immigrés (Pakistanais pour l’essentiel), soupçonnés à la fois de “voler le travail des jeunes bahreïnis chiites” et, par leur accession privilégiée et rapide à la naturalisation, de renforcer le poids statistique (et politique) de la minorité sunnite et de mettre les chiites en minorité dans leur pays.
Il est évident que la revendication démocratique de la dernière décennie, particulièrement répétée en 2011, qui déboucherait sur le respect de la majorité politique sortie des urnes (en supposant un rééquilibrage des circonscriptions électorales) amènerait tôt ou tard à l’accession de la majorité chiite au pouvoir. Une des revendications persistantes des partis chiites est ainsi que le Premier ministre soit nommé par le roi au sein du parti majoritaire sorti des urnes : ce qui équivaudrait évidemment directement à la mise à l’écart de l’homme fort du Bahreïn, l’oncle du roi, 75 ans, Premier ministre depuis 1971, au profit d’un Premier ministre chiite. La revendication d’une monarchie constitutionnelle (le « modèle marocain » sera mis en avant par l’opposition officielle à partir de la promulgation de la nouvelle constitution marocaine dans l’été 2011) et d’élections libres et transparentes, très audibles tout au long de 2011, sont donc en réalité permanentes depuis bien plus d’une décennie. Toutes perspectives inenvisageables, et pour la dynastie au pouvoir, et plus encore pour l’Arabie saoudite voisine qui exerce une tutelle étroite sur son petit voisin.
Le « printemps de Manama », initié sur internet à partir du tout début février 2011, s’est officiellement structuré le 14 février, avec une occupation de la place de la Perle qui durera un mois, dans des conditions de forte tension (attaques de la police, de l’armée et de contre-manifestants pro-régime). Là comme ailleurs dans le monde arabe, les jeunes en ont été les initiateurs (sous l’appellation générique de « Mouvement du 14 février »), rejoints ensuite par les « sociétés politiques » autorisées (plutôt prudentes) ou informelles (plutôt radicalisées). Sociologiquement et politiquement, les chiites y ont toujours été très majoritaires, même si l’on a aussi relevé la participation d’autres composantes : des partis ou courants sunnites ou inter-confessionnels, et des partis laïques nationalistes arabes. Ces opposants sunnites ont insisté sur le fait que le mouvement n’était pas principalement « sectaire » (c’est-à-dire chiite, dans la terminologie locale), mais que ses mots d’ordre et revendications concernaient l’ensemble des citoyens.
On peut donc dire que le mouvement de la place de la Perle a essayé de dépasser le clivage confessionnel. Les manifestants ont maintes fois scandé : « Chiites, sunnites, tous unis ! Nous sommes tous frères ! Unité ! » ; Ou encore : « « Ni chiite, ni sunnite, juste Bahreïni ! » Ces slogans de l’unité supra-confessionnelle ont été déclinés sous toutes les formes : banderoles, bombages, autocollants, épinglettes, etc. Mais le fait même de devoir l’afficher rappelle l’existence d’un problème de fond et de tensions structurelles. Et si les occupants de la place de la Perle, puis les partis de l’opposition déclarée ont toujours essayé d’avoir un discours non confessionnel, c’est clairement le pouvoir monarchique sunnite et son tuteur saoudien qui ont systématiquement placé le conflit sur le terrain confessionnel.
Le pouvoir a confirmé en 2011 ce qu’il a travaillé tout au long de la décennie 2000 : un rassemblement sunnite autour de la trilogie du pouvoir, en disqualifiant les revendications démocratiques et socio-économiques comme complot confessionnel chiite, inspiré sinon directement manipulé, par la République islamique. Ce discours, à usage interne, a d’ailleurs sans doute eu un impact à l’extérieur : il a convaincu nombre d’Occidentaux et d’Arabes plutôt bien disposés à l’égard des « printemps arabes » que le Bahreïn était un cas à part. Parce que chiite (donc ostracisé par les sunnites), et donc parce que (vraisemblablement) connecté à l’Iran, qui fait l’objet d’une détestation régionale et d’une méfiance occidentale avérées [6].
Face aux chiites, les tenants de la ligne dure au sein du pourvoir (les « hardliners ») ont organisé des contre-manifestations qui, comme celle du 18 février 2011, particulièrement imposante, sont presque toutes parties de la principale mosquée sunnite du pays (al-Fateh). Dans ces contre-manifestations, les portraits brandis les plus nombreux étaient ceux du Premier ministre et oncle du roi, et non pas ceux du roi, ni du prince-héritier. Ces deux derniers étant considérés par une partie des contestaires chiites et par les Occidentaux comme plutôt favorables à des concessions et à un dialogue avec l’opposition. Et, à ces titres, honnis des « hardliners » sunnites.
La répression post-15 mars s’est accompagnée de campagnes haineuses à l’encontre des chiites. Outre la démolition du monument de la Perle dès le 18 mars, plusieurs dizaines de mosquées ou salles de prières chiites ont été démolies du jour au lendemain par des bulldozers, y compris quelques bâtiments historiques, mosquées ou mausolées [7]. Des dirigeants religieux sunnites ont lancé des appels au boycott de magasins et d’entreprises dirigés par des chiites. L’agence de presse BNA, les chaînes de télévision et de radio, ainsi que la presse écrite bahreïnie - dans leur quasi totalité entièrement dévouées à l’aile dure du régime -, ont multiplié les diatribes contre les opposants, avec des appels à la chasse à l’homme (et à la femme) : ces médias ont lancé des appels à dénonciation en publiant les photographies des manifestants d’opposition, sur le modèle de ce que la République islamique d’Iran a fait lors de la répression du mouvement Vert en 2009. Des milliers de fonctionnaires, d’étudiants, de salariés des entreprises publiques ou privés ont été licenciés du jour au lendemain, aggravant les tensions sociales.
L’occupation de la place de la Perle et les manifestations contre le régime ont donc provoqué une forte contre-mobilisation sunnite. S’est ainsi structuré un Rassemblement de l’unité nationale (National Unity Gathering, NUG), coalition de plusieurs groupes et courants sunnites, qui désigne depuis l’été les quatre ennemis du Bahreïn : le parti chiite al-Wefaq, le Hezbollah libanais, la Répblique islamique d’Iran et les Etats-Unis (pour les timides protestations qu’ils formulent contre la répression de l’opposition). Des jeunes sunnites ont créé un Mouvement des jeunes d’al-Fateh, qui entend s’opposer au camp d’en face. Le Premier ministre a régulièrement et ostentiblement rendu hommage à ces « citoyens loyaux » mobilisés contre les complots intérieurs et les conspirations de l’étranger. Et les portraits du roi Abdallah d’Arabie se sont significativement multipliés à côté de ceux du Premier ministre.
A suivre au quotidien l’actualité du Bahreïn, on comprend donc rapidement que de fortes tensions traversent le pouvoir des al-Khalifa, qui opposent le Premier ministre et oncle du roi, tête de file des “hardliners” sunnites, au roi son neveu et au prince-héritier. Et il a été rapidemment assez évident que nombre de sunnites reprochent au roi ses propositions réitérées de “dialogue national”, son “laxisme” policier et judiciaire supposé et sa trop grande mansuétude face aux opposants chiites.
De fait, le roi, depuis le printemps 2011, a pris une série d’initiatives qui peuvent être considérées comme signifiant un minimum de volonté d’apaisement : excuses publiques en février après une répression sanglante ; mission de “dialogue national” avec l’opposition confiée à son fils le prince-héritier fin février ; suspension en juin de l’état d’urgence proclamé le 15 mars ; convocation dans l’été 2011 d’un “Dialogue national” invité à formuler des propositions de réconciliation et de réformes de démocratisation ; organisation de législatives partielles en septembre pour pourvoir les 18 sièges (sur 40) laissés vacants par la démission collective des députés du Wefaq (pour protester contre la répression) ; invitation d’une commission d’enquête internationale indépendante (la BICI, dite Commission Bassiouni, du nom du juriste égypto-onusien que l’a présidée) pour travailler en toute liberté sur les violations des droits humains entre février et l’été 2011 ; réception officielle du sévère rapport de la BICI le 23 novembre et création d’une commission chargée de mettre en oeuvre sans délai les recommandations du rapport en matière de bonne pratique des services de sécurité et de la justice [8] ; annonce d’amendements constitutionnels le 15 janvier 2012 visant à renforcer la capacité d’intervention de la chambre basse élue etc.
Mais chacune de ces initiatives a débouché sur des impasses ou des blocages. A la fois du fait de l’attitude des tenants de la “ligne dure” au sein du pouvoir et de la communauté sunnite, et du fait des limites mêmes des initiatives royales. Les excuses royales pour les premières exactions répressives en février, et les promesses de retenue des forces de sécurité se sont fracassées sur les attaques répétées, par ces mêmes forces de sécurité, des occupants (pacifiques) de la place de la Perle. Le “dialogue avec l’opposition” promu par le prince-héritier a débouché sur l’arrivée, les 14 et 15 mars, de l’armée saoudienne, et l’écrasement du mouvement de la place de la Perle, avec destruction conjointe du monument de la place, de mosquées et lieux de culte chiites. Le “Dialogue national” de l’été a été boycotté par le principal parti d’opposition chiite, al-Wefaq, qui a estimé qu’ayant obtenu 64% des suffrages aux législatives d’octobre 2010, il était anormal de ne lui accorder que 5% des 300 sièges du Dialogue. Les propositions issues du Dialogue ont ensuite paradoxalement renforcé les pouvoirs du Premier ministre, alors que le départ de celui-ci était et reste une des demandes centrales des opposants. Les législatives partielles de septembre ont été boycottées par l’opposition chiite, laissant le champ libre aux seuls soutiens du régime et dans la chambre basse (élue), et à la chambre haute (nommée) [9]. Quant aux amendements constitutionnels proposés par le roi le 15 janvier 2012, ils sont loin du compte, notamment sur le découpage des circonscriptions électorales et sur le mode de désignation du Premier ministre. Le régime est en quelque sorte victime d’un retour de boomerang : ayant instrumentalisé pendant des mois la menace de la subversion chiite et du complot iranien (dont le rapport de la commission d’enquête a fait litière : “aucune preuve n’a pu être recueillie”), il est maintenant confronté au rejet massif des sunnites de toute concession aux opposants chiites. Et de toute réforme substantielle. Résultat : les propositions royales sont perçues comme totalement insuffisantes par les opposants chiites. Et comme des concessions injustifiées aux chiites par les sunnites radicalisés.
Dernière limite enfin : la persistance d’une répression qui fait un ou deux morts et de nombreux blessés chaque semaine et qui est vécue dans les quartiers chiites suffoquant sous des nuages de gaz lacrymogènes particulièrement agressifs comme une punition collective permanente.
Le panorama de l’opposition n’a pas sensiblement évolué ces derniers mois. Deux courants principaux sont à l’oeuvre en parallèle, sans toujours convergence des mots d’ordre et des manifestations. Du côté des “sociétés politiques” autorisées - bien que sous la menace permanente d’une interdiction - c’est toujours le parti chiite al-Wefaq qui tient le haut du pavé, seul ou en association avec al-Waad (gauche nationaliste arabe laïque). Il témoigne, semaine après semaine, de sa forte capacité de mobilisation dans les principaux quartiers ou villages chiites, en organisant des meetings tournants et les obsèques des victimes de la répression, défilés qui sont autant de manifestations d’opposition au régime.
Du côté des mouvements d’opposition “informels” ou “non enregistrés” qui se réclament principalement de la mobilisation de la place de la Perle en février-mars, c’est essentiellement à travers l’internet et les réseaux sociaux que l’ont peut mesurer d’une part leur persistance, d’autre part leurs tentatives quasi quotidiennes de réintervenir dans l’espace public urbain, et enfin les limites de leur capacité de mobilisation. Si un retour à la place de la Perle est inenvisageable (le quartier est entièrement bouclé par les forces spéciales, la circulation et l’accès sont strictement interdits), il est peu de jour où des manifestations sporadiques n’éclatent dans les zones et quartiers chiites de l’île. Elles sont, en tous cas, systématiques les jeudis et vendredis, venant de jeunes chiites qui amorcent une “guérilla urbaine”, la filment avec leurs téléphones portables et en postent les séquences sur l’internet : blocages d’autoroutes et de carrefours stratégiques, jets de cocktails molotov, contre nuages de gaz lacrymogènes et balles en caoutchouc, ratissage des quartiers par les forces de sécurité.
Un an après le 14 février 2011, L’impression est donc très nette d’un retour à “l’intifada chiite” des années 1990, et principalement en 1994-1999, quand l’agitation politique était permanente dans l’archipel, à la fin du règne de l’émir Isa. Même motifs politiques et socio-économiques ; mêmes réactions sécuritaires du pouvoir. Et même évolution de l’affrontement vers une forme de « guerre de basse intensité », qui avait culminé en 1997, fortement territorialisée autour des quartiers et villages chiites de l’ouest et de l’est de Manama. Le paysage est donc sombre : forte mobilisation à la fois religieuse et politique d’une communauté chiite qui se sent aggressée ; radicalisation d’une communauté sunnite où les tenants de la ligne dure tiennent le haut du pavé ; affrontements de rue quotidiens menée par des jeunes incontrôlés, et amorce de formation de milices confessionnelles sunnites qui font des “descentes” dans les quartiers chiites ; répression policière persistante ; absence de perspective politique faute de crédibilité des discours d’ouverture des “modérés” du régime. En février 2011, lorsqu’il a essayé de “calmer le jeu” contre les durs de sa famille tenants du tout-répressif sur la place de la Perle, le prince-héritier Salman avait déclaré qu’il fallait tout faire pour empêcher une évolution “à la nord-irlandaise”. Un an après, le royaume est sans doute déjà entré dans cette “nord-irlandisation”.
Sources et bibliographie :
– Nos chroniques consacrées au Bahreïn sur le site : www.questionsdorient.fr . Nos observations ur le terrain mi-janvier 2012.
– DJALILI Mohammad-Reza, L’émergence d’un arc chiite ? , Dossier « Islam, islams », in Question internationales n°21, septembre-octobre 2006, pp. 19-21.
– FUCCARO Nelida, Histories of City and State in the Persian Gulf. Manama since 1800, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, 258 p.
– International Crisis Group (ICG), Popular Protest in North Africa and Middle East : The Bahrain Revolt, International Crisis Group (ICG), Middle East Report MER no 105, 6 April 2011
– LOUËR Laurence, Chiisme et politique au Moyen-Orient. Iran, Irak, Liban, monarchies du Golfe, Tempus, Perrin, 2009, 196 p.
– LOUËR Laurence, Transnational Shia Politics. Religious and Political Networks in the Gulf, Londres-Hurst, New York-Columbia University Press, 2008, 328 p.
– LOUËR Laurence, Vie et mort de l’utopie révolutionnaire dans les monarchies du Golfe, in MERVIN Sabrina (dir.), Les mondes chiites et l’Iran, Paris, Karthala- Beyrouth, IFPO, 2007, 484 p., p.61-85
– NIETHAMMER Katja (2011), Political Reform in Bahrain : Institutional Transformation, Identity Conflict and Democracy, London, Routledge, à paraître au printemps 2012, 224p.
– SCHMIDMAYR Michael (2011), Politische Opposition in Bahrain. Stabilität und Wandel in einem autoritären Regime, Baden Baden, Nomos Verlag, 2011, 332 p.
Jean-Paul Burdy
Jean-Paul Burdy, historien, est enseignant-chercheur associé à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble. Il intervient dans le master “Intégration et Mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient”, dirigé par Jean Marcou, avec lequel il a rédigé de nombreux textes sur la Turquie dans son environnement régional. Ses publications et ses chroniques d’actualité sur la Turquie, l’Iran, le Bahreïn, et les recompositions du Moyen-Orient sont accessibles sur son blog : www.questionsdorient.fr.
Notes
[1] Voir sur www.questionsdorient.fr notre chroniques du 14 juillet 2011.
[2] Le régime met toujours en avant les rares dignitaires politiques et religieux chiites, et les quelques grandes familles de commerçants chiites, qui le soutiennent. Mais il souligne du même coup que ce sont là des exceptions statistiques au sein d’un pouvoir structurellement sunnite. On se reportera au passionnant essai d’histoire urbaine de Nelida FUCCARO, Histories of City and State in the Persian Gulf. Manama since 1800, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, 258p.
[3] Les mouvements de contestation de 2011 se sont officiellement affichés le 14 février, pour le 10e anniversaire de la constitution contestée de 2001.
[4] Les partis politiques sont interdits au Bahreïn, mais tolérés sous forme de « sociétés politiques » dûment déclarées et enregistrées.
[5] Voir sur www.questionsdorient.fr notre chronique du 18 juillet 2011.
[6] Les Etats-Unis, très présents au Bahreîn, port d’attache de leur Ve Flotte, ont dit ne pas avoir été prévenus de l’entrée de troupes saoudiennes, et ont ensuite été remarquablement silencieux sur la répression du printemps bahreïni.
[7] Voir sur www.questionsdorient.fr nos chroniques des 18 mars et 13 mai 2011.
[8] Le volumineux rapport de la commission d’enquête BICI présidée par M. Bassiouni est accessible en ligne : http://files.bici.org.bh/BICIreportEN.pdf
[9] Parmi les 18 nouveaux élus, tous pro-régime, le régime a insisté sur l’élection de 4 femmes, dont une chiite.
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Samuel Forey est journaliste. Spécialiste du Machrek, il a étudié le réflexe communautaire dans la communauté des grecs catholiques melkites à l’occasion d’un séjour d’un an en Syrie. Il a couvert les révolutions égyptienne et syrienne pour l’Express, Libération, Lemonde.fr et France (...)
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