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Il est des gouttes d’eau qui font déborder les vases et se rompre des digues que l’on croyait inébranlables. Il en a été ainsi de l’intention du gouvernement libanais d’imposer des frais sur les communications téléphoniques WhatsApp. Etait-ce une mesure déjà entérinée ou une simple suggestion parmi celles destinées à renflouer les caisses vides de l’Etat ? Relevait-elle de la rumeur comme toutes les rumeurs qui peuplaient le quotidien des Libanais depuis la rentrée ? Les informations demeuraient parcellaires et contradictoires, mais la perspective de la fin de la gratuité des communications via WhatsApp a fait sauter les dernières réserves que pouvaient nourrir les Libanais à l’égard des mouvements sociaux, précipitant la population dans la rue. D’abord par petits groupes dans le centre-ville de Beyrouth dans la soirée du jeudi 17 octobre 2019, puis à travers les principales villes du pays, toutes régions comprises, à partir du vendredi 18 octobre, déferle un flux continu d’hommes, femmes et enfants en colère qui, à l’heure d’écrire ces lignes, ne s’est pas encore arrêté.
Ce papier écrit à chaud depuis Beyrouth tente de comprendre ce qu’il se passe au Liban, mettant en lumière d’abord le caractère totalement inédit des manifestations en cours, puis essayant en un second temps d’en poser l’arrière-plan économique et politique.
Traditionnellement, le peuple libanais est plutôt réfractaire aux revendications populaires ; une très large partie de la population a tendance à les soupçonner d’être fomentées par des parties locales instrumentalisées par l’étranger. Les coups de colère qui ont éclaté dans la rue au cours de l’été 2015 en réaction à la crise des déchets ménagers ont été ainsi généralement accueillis avec méfiance et la participation populaire est restée timide. Les formations qui disent représenter la société civile peinent à gagner la confiance du peuple qui maintient une allégeance d’une grande constance à l’égard de ses chefferies politiques et religieuses. Au cours des dernières élections parlementaires, elles ont réalisé un score très maigre du fait notamment de l’abstention de la moitié des citoyens libanais qui n’ont pas jugé leurs promesses suffisamment crédibles.
L’atteinte portée aux communications WhatsApp aurait-elle réussi à secouer une population que rien dans ces dernières années ne semblait pouvoir sortir de sa léthargie ? Les poubelles qui encombrent les rues, les coupures sévères du courant électrique, et, récemment, les menaces qui planaient sur les banques et l’approvisionnement du marché en carburant et en farine étaient accueillies avec une sorte de résignation. Es-ce à dire que WhatsApp serait devenu plus important que le pain ? Au-delà de la caricature, il faut reconnaître que la mesure pressentie par le gouvernement touchait le dernier service dont la population pouvait profiter de manière gratuite. En effet, les Libanais paient deux factures d’électricité, l’une à l’Electricité du Liban et l’autre aux propriétaires des groupes électrogènes qui assurent le courant électrique quand « l’électricité de l’Etat » est coupée. De même, tous les autres services essentiels d’approvisionnement en eau potable, de santé, de retraite et d’éducation publique sont inefficaces ou pratiquement inexistants. Pour le Libanais dont le niveau de vie baisse inexorablement, la communication WhatsApp permet souvent de trouver un travail précaire qui met du pain sur la table. Taxer cela revenait à lui couper son dernier souffle de vie.
Soumis à une pression considérable de la part des Etats qui ont parrainé la Conférence économique pour le développement du Liban par les réformes et avec les entreprises (CEDRE) qui s’est réunie à Paris en avril 2018, le gouvernement libanais présidé par Saad Hariri travaillait depuis la rentrée à mettre au point le budget 2020 dans les délais impartis par la Constitution. C’était à la vérité une œuvre déjà bien considérable si l’on se rappelle que pendant des années, les finances publiques n’étaient définies par aucun budget et que celui de 2019 a été voté alors que l’année était déjà bien avancée.
La préparation de ce budget se faisait dans un contexte fortement anxiogène pour la population du fait des signes évidents de l’effondrement imminent de l’économie libanaise déjà bien souffrante au départ. En effet, elle est grevée à l’origine d’un déséquilibre structurel paré de toutes les vertus par les pères de la République libanaise. Dans les années fondatrices de l’Etat libanais, ces derniers ont préconisé une économie basée sur le secteur tertiaire au détriment de l’agriculture et de l’industrie, créant par là une balance commerciale en déficit constant mais compensée par une balance des paiements excédentaire. Depuis les temps bénis où les Trente glorieuses et une relative stabilité interne semblaient leur donner raison, le miracle libanais a cessé d’opérer. La guerre de 1975-1990 a eu des effets destructeurs évidents sur l’économie et la reconstruction de l’après-guerre s’est faite au prix d’un surendettement très lourd et de marchés plus ou moins douteux qui ont enrichi une partie de la population, notamment l’oligarchie qui tient lieu de classe politique, creusant des inégalités de plus en plus profondes dans la société libanaise. C’est cette oligarchie qui est aujourd’hui la cible de slogans parfois très injurieux scandés par des manifestants qui lui réclament des sommes qui auraient été indûment acquises et conservées dans des comptes bancaires en Suisse.
De plus, depuis 2005, l’insécurité qui s’est emparée du Liban au lendemain de l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri a porté les riches Etats arabes pétroliers à interdire à leurs ressortissants de venir passer leurs vacances au Liban, ruinant ainsi ce qui restait de l’industrie touristique. Les motivations de ces Etats du Golfe n’étaient probablement pas exemptes de considérations politiciennes liées à la lutte régionale que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran. Certains observateurs mirent en lumière le fait qu’ils faisaient ainsi usage d’une arme économique destinée à faire pression sur l’Etat libanais qui compte le Hezbollah pro-iranien parmi ses composantes. Dernièrement, dans un geste désespéré pour sauver le pays de la faillite, le Premier ministre a fait une tournée dans les Etats du Golfe afin de solliciter de leurs gouvernements le retour au Liban des investisseurs et des touristes qui l’ont déserté.
Depuis 2011, les « Printemps arabes » ont apporté leur lot de facteurs extrêmement déstabilisateurs qui ont fini par avoir raison de la résilience du secteur économique libanais. Le chaos qui s’est emparé de l’Egypte, la Tunisie, la Libye, l’Irak et la Syrie a privé les agriculteurs libanais des marchés arabes vers lesquels ils écoulaient leur production. En outre, l’afflux de réfugiés syriens a gratifié le Liban du triste record d’être le pays qui abrite la plus forte proportion de réfugiés au monde comparée à sa population. Le nombre de réfugiés estimé à près de la moitié de la population libanaise alimente l’un des griefs les plus récurrents de la Vox Populi, à savoir que les Syriens disputent au peuple libanais ses maigres ressources. Par ailleurs, il est tout à fait remarquable que ce grief brille par son absence dans les manifestations qui se déroulent actuellement. Le fardeau économique représenté par les réfugiés n’alimente pas les slogans. Les manifestants crient leur colère uniquement contre leurs dirigeants, toutes appartenances confondues.
L’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri le 14 février 2005 a généré un clivage politique autour de positions inconciliables entre deux camps. Le camp dit du « 14 mars » se veut souverainiste mais il n’en est pas moins attaché à l’Occident et dépendant des Etats arabes satellites de ce dernier, notamment l’Arabie saoudite, ce qui ne manque pas de lui attirer les récriminations du camp adverse. Ce dernier, dit du « 8 mars », a mal vécu le départ des troupes syriennes du Liban après l’assassinat du Premier ministre Hariri. Il se positionne en faveur de la poursuite des idéaux nationalistes arabes, brandissant notamment l’étendard de la lutte contre Israël, et en devient par conséquent lié à l’Iran et à son protégé le Hezbollah qui continue de promouvoir cette lutte.
La résistance menée par le Hezbollah a été invariablement reconnue par tous les gouvernements libanais depuis la fin de la guerre. De par les moyens militaires importants dont il dispose, et contre lesquels l’Etat libanais ne peut rien, le mouvement chiite en arrive à occuper une place à part sur l’échiquier politique libanais. Son secrétaire général est accusé par ses détracteurs d’être le faiseur de rois et le véritable maître d’œuvre de la politique libanaise. Dans cet ordre d’idées, il est également remarquable en ce moment de voir les Libanais de confession chiite participer aux manifestations actuelles, brisant la réserve dans laquelle ils avaient coutume de se tenir, eux qui ne répondaient auparavant qu’aux appels à manifester lancés par leurs instances dirigeantes, le Hezbollah et le Mouvement Amal du chef du législatif, Nabih Berri. Quoique relativement timides et empreintes d’un résidu de déférence, certaines critiques fusent publiquement contre Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Parti de Dieu, et c’est là chose tout à fait inédite.
Mais là où les langues qui se sont déliées sont les plus virulentes, c’est contre les principaux dignitaires de l’Etat libanais, ceux qui sont liés de près au régime du président Michel Aoun comme ceux qui lui sont associés de par le consensus qui a permis à ce dernier d’accéder à la magistrature suprême il y a trois ans. Ce consensus a brouillé le clivage 8 mars / 14 mars car il a réuni les principales formations politiques issues des deux camps à la fois : le Courant patriotique libre (CPL) du général Aoun, le Mouvement Amal et le Hezbollah (8 mars) et les Forces libanaises, le Parti socialiste progressiste (PSP) du leader druzeWalid Joumblatt et le Courant du Futur de Saad Hariri (14 mars). Ils sont tous désormais dans la ligne de mire des manifestants qui entendent aussi réclamer des comptes à tous ceux qui ont été en poste de responsabilité politique depuis la fin de la guerre. Sur les réseaux sociaux, les internautes déballent les preuves de la corruption de tous ces dirigeants, chiffres à l’appui. Jusqu’à présent, les interventions télévisées faites successivement par Gebran Bassil, le chef du CPL, le Premier ministre Saad Hariri et, tout dernièrement, le chef de l’Etat lui-même, ne sont pas parvenues à convaincre les manifestants de rentrer chez eux. La rue ne décolère pas et elle semble plus déterminée que jamais à obtenir ses revendications qui, bien qu’assez hétéroclites, s’accordent globalement à réclamer la démission immédiate du gouvernement.
La détermination affichée par les manifestants est d’autant plus remarquable qu’il y a juste une semaine, personne n’aurait pu présager d’une telle ténacité dans les revendications ni même qu’un mouvement protestataire d’une telle envergure puisse avoir lieu au Liban. Pourtant, cette détermination ne doit pas faire oublier quelques vérités bien amères pour la multitude de Libanais exsangues qui veulent encore croire au miracle :
Les manifestants clament une unité nationale qui transcende les fractures politiques et confessionnelles et ils font porter la responsabilité de leurs divisions sectaires à leurs dirigeants. Ces derniers se retrouveraient ainsi comptables de toute la pesanteur historique qui pèse sur nos épaules de Libanais et qui nous a empêchés de bâtir une véritable communauté nationale. Ce qui est dit dans la ferveur des mouvements de rue peut être de bonne foi, mais l’esprit de concorde n’en demeure pas moins fragile, et les manifestants le savent bien, qui tentent de faire taire les prières qui fusent parmi les chrétiens ou parmi les musulmans et de s’en tenir à l’hymne national et aux chansons patriotiques.
Plus dangereux encore, les attaques extrêmement injurieuses contre certaines personnalités politiques déchaînent l’ire de leurs partisans, car ces dirigeants présents sur la scène politique depuis des décennies n’ont pas vu s’évaporer leurs partisans en une semaine. Ils ont encore autour d’eux des populations prêtes à tout pour laver leur honneur bafoué. C’est ainsi que le « Tous, sans exception ! » est tempéré par ceux qui continuent de croire que leur leader est au-dessus de tout soupçon. Ainsi, les partisans du leader du Hezbollah et de Nabih Berri semblent prêts à en découdre avec les manifestants à Beyrouth et dans le Sud-Liban. De même, dans les régions chrétiennes, la sympathie affichée par la foule pour les Forces libanaises – dont le leader Samir Geagea a retiré ses ministres du gouvernement – ravive un conflit interchrétien vieux de plus de trente ans et jamais éteint avec la formation du général Aoun. Et si l’armée libanaise est parvenue jusqu’ici à éviter les altercations violentes entre groupes antagonistes, rien ne permet de présumer que la rue va rester calme et les manifestations bon enfant jusqu’au bout.
Ainsi, alors que la situation demeure bloquée suite au maintien en place du gouvernement Hariri en dépit de la détermination des manifestants, les dérapages sécuritaires font planer le spectre de la guerre civile et la résurgence des fantômes du passé. Entretemps, l’économie libanaise s’effondre, sous nos yeux ahuris.
Yara El Khoury
Yara El Khoury est Docteur en histoire, chargée de cours à l’université Saint-Joseph, chercheur associé au Cemam, Centre D’études pour le Monde arabe Moderne de l’université Saint-Joseph.
Elle est enseignante auprès de la Fondation Adyan, et consultante auprès d’ONG libanaises.
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