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Tancrède Josseran, La nouvelle puissance turque : l’adieu à Mustapha Kemal

Par Clément Guillemot
Publié le 06/09/2012 • modifié le 29/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Sans cesse plébiscité depuis lors, se définissant comme « un parti de masse conservateur aux fondements culturels et religieux [1] », l’AKP, alliant islam, démocratie et économie de marché, promeut le fait que « la turquie est musulmane à 99% et (que) c’est avant tout notre religion qui nous relie les uns aux autres [2] », comme le déclare Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre depuis 2003 (réélu à deux reprises). En effet, dans cette étude approfondie, Tancrède Josseran analyse l’écart entre le projet de modernisation autoritaire, jacobine, laïque, élitiste et centralisée de Mustapha Kemal Atatürk, fondateur de la république de Turquie, et les aspirations profondes du peuple turc ; ce qui a conduit à terme à la mainmise politique de l’AKP sur les institutions étatiques. Le parti AKP, au pouvoir, s’est particulièrement attelé à institutionnaliser une laïcité « passive [3] » sur le modèle anglo-saxon, c’est-à-dire par la possibilité reconnue aux croyants d’exprimer leur foi sans contraintes, y compris dans l’espace public. Les électeurs conservateurs de l’AKP, appelés par Tancrède Josseran les « Turcs noirs [4] », prennent leur revanche sur les Turcs progressistes, les « Turcs blancs [5] », qui sont en faveur de la sauvegarde des acquis du kémalisme (de Mustapha Kemal), et corrélativement, de leurs positions privilégiées dans la société.

La lente déréliction des principes de Mustapha Kemal : 1923-2002

Tancrède Josseran revient tout d’abord sur l’instauration de la République de Turquie en 1923, en s’attachant à observer l’évolution politique du kémalisme. Alors que les alliés se partagent l’Empire ottoman suite à la Première Guerre mondiale, Mustapha Kemal, acquis aux idées des jeunes Turcs (attachement aux méthodes positivistes, idée d’excellence, idéaux positivistes et scientistes, nationalisme), mena la guerre de libération nationale sur toute l’Anatolie. Président de la République dès 1923, à travers le parti-Etat, le parti républicain du peuple, Mustapha Kemal Atatürk [6] aspira à créer une nation moderne sur le modèle occidental, résolument tournée vers l’avenir. Avec l’aide d’une élite complaisante et d’une armée conséquente, le Turc, « homme nouveau [7] » selon Atatürk, devait pouvoir se détacher des carcans de la religion, « parenthèse débilitante de l’Histoire turque [8] ». Ainsi, outre les modernisations juridiques (adoption du code commercial allemand, du code pénal italien et du code civil suisse inspiré de l’exemple français) et administratives (adoption de l’alphabet latin, du calendrier grégorien, reconnaissance de l’égalité en droits des femmes), Atatürk va s’attacher à réduire le rôle de l’islam dans l’espace public. Le Fez [9] est prohibé de même que le port du costume religieux [10]. Les Femmes sont quant à elles encouragées à rejeter le voile et le foulard. La pierre d’angle de cette « transformation de la nature humaine [11] » est la laïcité (Laiklik), dont le principe est définitivement inscrit dans la constitution en 1937. Ce principe vise officiellement à rejeter la religion dans la sphère privée, tout en la plaçant sous la tutelle directe de l’Etat par l’intermédiaire du ministère des Cultes (Dinayet). L’Etat kémaliste impose alors à l’islam ses propres orientations libérales. Par exemple, les appels à la prière se font dorénavant en turc. In fine, en conclut l’auteur, cette laïcité ambitionne d’« aboutir (incontestablement) au déclin de la religion en terme de croyance, de pratique, d’affiliation [12] ».

Paradoxalement, l’islam (sunnite hanafite) est un des piliers unificateurs de la nouvelle nation. Ainsi, avec la mort de Mustapha Kemal en 1938 et l’avènement du multipartisme en 1945, les forces religieuses réinvestissent graduellement et de manière légale l’espace public ; l’islamiste Necmettin Erbakan allant même jusqu’à être nommé Premier ministre en 1996. Cependant, par les coups d’Etat successifs de l’armée, gardienne des valeurs kémalistes (27 mai 1960, 12 mars 1971, 12 décembre 1980, 28 février 1997 [13]), le respect de ces principes fondateurs de la république est assuré ; ce qui a encouragé les néo-islamistes de l’AKP, pour reprendre Tancrède Josseran, à adopter une stratégie plus consensuelle.

Le légalisme et l’ouverture internationale de l’AKP

Créé en 2001 par l’actuel Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et par Abdullah Gül, président de la République de Turquie depuis 2007, ce parti préfère au qualificatif d’islamiste celui de conservateur modéré. Avec un programme, puis une politique, axés sur la concurrence mondiale, la société civile, l’individu, le libéralisme constitutionnel et économique et les valeurs traditionnelles (l’islam), le parti recherche la conciliation de la démocratie et de l’islam. Tancrède Josseran explique alors que pour contourner les blocages institutionnels et pour ne pas être interdit pour activités anti-laïques, comme le fut le parti islamiste d’Erbakan [14], l’AKP, dès 2002, va suivre la voie de la légalité et de l’ouverture internationale : « la mondialisation est pour les néo-islamistes de l’AKP une opportunité historique dans la mesure où elle leur donne toute latitude pour casser la matrice centralisatrice et autoritaire de l’Etat turc [15] ». Tout d’abord, dans une optique de protection de ses intérêts géostratégiques au Moyen-Orient, les Etats-Unis ont d’emblée soutenu l’AKP, ne pouvant se passer d’un allié à la confluence des grandes voies de commercialisation, qui prône de plus un islam modéré au sein d’une démocratie « stable ». L’AKP a pour sa part basé sa légitimité et sa capacité à gouverner sur cet appui de taille. Ensuite, l’AKP s’est déclaré, dès ses débuts, en faveur de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, Erdogan ayant établi un lien entre le processus de libéralisation démocratique enclenché par le processus d’adhésion et la défense des libertés religieuses. Tancrède Josseran précise cependant que cela correspond à une logique purement nationale : « l’adhésion sincère de l’AKP aux principes de Copenhague ne peut masquer le fait que le processus de démocratisation est d’abord utilisé à des fins internes [16] ». La finalité est que ces principes européens « apparaissent comme les garants les plus légitimes et inattaquables d’une politique visant à renvoyer pacifiquement l’armée dans ses casernes [17] » ; armée préservant, par des moyens non démocratiques, les valeurs kémalistes. La constitution turque a ainsi absorbé, depuis 2002, cinq paquets d’harmonisation, ce qui a nettement diminuée la place de l’armée dans le système institutionnel turc car, « si l’armée est abaissée, automatiquement les valeurs qu’elle défend le sont aussi [18] ». Cette attitude légaliste et d’ouverture afin de faire renouer la Turquie avec ses racines islamiques a été accompagnée par de solides soutiens, tant au niveau électoral, que culturel ou encore économique.

Les acteurs clés de la « révolution » islamiste

L’ouvrage retrace le rôle qu’ont joué les confréries et les organisations islamiques dans le processus de réislamisation (ou de sauvegarde des principes islamiques) de la société, ayant conduit aux triomphes électoraux successifs de l’AKP depuis 2002. En effet, la classe rurale conservatrice « ne s’est jamais identifiée à ses élites perçues comme lointaines, impies, étrangères [19] », car garants d’une laïcité synonyme d’athéisme. Les confréries et organisations islamiques ont donc prospéré sur ces frustrations. Mais à la différence de l’islamisme politique classique, ces dernières n’ont pas figé l’islam dans un certain immobilisme, et ceci notamment sous l’influence des prédicateurs Fethullah Gülen et Said Nursi. Par des approches rationalistes de la foi, une nouvelle conscience islamique en phase avec la « modernité » a éclos. Les diverses organisations islamiques et par la suite l’AKP s’en sont faits les porteurs, par une appropriation tant au niveau communicatif qu’idéologique, et ceci en vue de restaurer la place de l’islam dans la société turque, soumise à de profonds changements.

Dans le même prolongement, Tancrède Josseran retrace le parcours de ces personnalités musulmanes converties à l’économie de marché, et fidèles électeurs de l’AKP, qui « longtemps brimées dans leurs aspirations (au détriment de l’élite kémaliste)… ont transféré leur activisme religieux dans la vie économique [20] », avec le passage de la planification à l’économie de marché depuis le début des années 1980. Par le slogan « high technology, high morality », la place de ces hommes d’affaires conservateurs dans la vie économique du pays s’est brusquement accrue. Par le biais de leur organisme patronal indépendant, le MÜSIAD (association indépendante des hommes d’affaires et des industriels), cette nouvelle bourgeoisie commerçante investit dans la finance islamique [21] (10% du PIB), dans la presse écrite (45%), dans l’audiovisuel (32%).

Vers une laïcité « passive » : la politique pragmatique des islamistes

Enfin, l’autre grande thématique abordée par Tancrède Josseran est l’instauration mesurée d’un nouveau contrat social qui « aboutit de facto à intégrer l’Islam au cœur de l’espace public [22] ». Pas à pas, et de façon toujours légaliste [23], la refonte de la laïcité est le cheval de bataille des dirigeants de l’AKP qui « conçoivent ce combat autant sous le prisme d’une lutte de classe que sous celui d’une guerre culturelle [24] ». Contre l’idée d’une religion d’Etat, l’AKP encourage une laïcité « passive [25] », ce qui signifie la fin de l’intervention de l’Etat dans les affaires religieuses. Effectivement, pour l’AKP « La Laïcité (kémaliste) serait devenue une quasi-religion d’Etat, violant la conscience au lieu d’en garantir la liberté [26] ». L’AKP considère « la (vraie) laïcité comme un principe constitutionnel chargé d’assurer la protection des libertés religieuses et des croyants contre l’empiètement des autorités [27] ». Ces revendications recouvrent essentiellement le domaine de l’éducation. Ainsi, avec l’adoption de l’acquis communautaire européen, l’Etat-major de l’armée ne peut plus, par l’intercession du conseil supérieur de l’Education, le YÖK [28] (Yükset Ögrenim Kurulu), intervenir dans la vie éducative. Depuis 2009 également, les écoles Imam-Hatip destinées initialement à l’instruction des imams et des prédicateurs peuvent préparer, sans discriminations, les examens d’entrée dans toutes les filières de l’université ; l’interdiction des écoles religieuses en Turquie est donc contournée. De même, en septembre 2008, sur 23 nouveaux recteurs d’universités désignés par le chef de l’Etat, 16 sont affiliés à l’AKP. Les réformes conduites jusqu’à présent par l’AKP incitent Tancrède Josseran à considérer qu’en Turquie « la laicité subsiste de manière formelle mais privée de ses attributs coercitifs [29] », d’autant plus que la « pression de quartier [30] » (mahallde baskisi) à imposer le respect des préceptes de l’islam, se fait fortement ressentir.

Tancrède Josseran, La nouvelle puissance turque : l’adieu à Mustapha Kemal, Paris, Ellipses, 2010, 219 pages.

Publié le 06/09/2012


Clément Guillemot est titulaire d’un master 2 de l’Institut Maghreb Europe de Paris VIII. Son mémoire a porté sur « Le modèle de l’AKP turc à l’épreuve du parti Ennahdha Tunisien ». Il apprend le turc et l’arabe. Il a auparavant étudié à Marmara University à Istanbul.
Après plusieurs expériences à la Commission européenne, à l’Institut européen des relations internationales et au Parlement européen, il est actuellement chargé de mission à Entreprise et Progrès.


 


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