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« Syrie – La régionalisation et les enjeux internationaux d’une guerre imposée », double numéro de la revue EurOrient, année 2013, n°41-42

Par Delphine Froment
Publié le 04/06/2013 • modifié le 10/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Comme le présente l’introduction, ce numéro suit un développement logique tout à fait intéressant pour aborder la question de la Syrie de manière complète et instructive, et ce, tant pour un lecteur connaisseur que néophyte : une première partie, composée de quatre articles, expose le cadre général et historique de la crise que connait le pays ; une deuxième partie interroge, à travers cinq articles, la régionalisation du conflit ; enfin, les trois derniers articles qui constituent la troisième et dernière partie se penchent sur les relations entretenues par la Syrie avec trois pays particulièrement importants par rapport à la crise : la France, les Etats-Unis et la Russie.

Le premier article, de Jean-Paul Burdy (pp. 25-85), propose un retour particulièrement utile sur l’histoire de la Syrie depuis 1918, sous la forme d’une chronologie détaillée et commentée : après une période mandataire, la Syrie obtient l’indépendance en 1946 et devient une république ; fondé en 1947, le parti Baas renverse le pouvoir lors d’un coup d’Etat le 8 mars 1963 : une fois au pouvoir, ce parti, qui se réclame du « socialisme arabe », tisse des liens étroits avec l’URSS en pleine période de Guerre froide, ce qui alimente les tensions avec les Occidentaux. Il est rappelé qu’entre 1979 et 1982, une forte insurrection, menée par les Frères musulmans qui voulaient instaurer un régime politique islamique, avait déjà frappé le pays ; mais le régime l’avait alors écrasée dans une répression sanglante : cet événement est présenté comme une raison à la répression extrêmement violente que connait aujourd’hui la Syrie ; l’échec de l’insurrection de 1979-1982 aurait en effet mis en confiance le régime alaouite dans sa capacité à venir à bout d’une révolte. La dernière partie de la chronologie propose une périodisation très détaillée des affrontements que connait le pays depuis 2011 : après un premier rassemblement à Damas, le 31 janvier 2011, les mouvements pacifiques se multiplient rapidement ; alors que le régime a dans un premier temps proposé toute une série de mesures sociales, il bascule en avril 2011 dans la répression avec le siège sanglant de Deraa (25-30 avril). Le conflit, à partir de l’été-automne 2011, se militarise, se régionalise et s’internationalise, et fin 2011, un terrorisme djihadiste urbain émerge en opposition au régime. Après une série de massacres « exemplaires » au printemps-été 2012, le pays bascule définitivement dans la guerre civile avec les batailles d’Alep et de Damas.

Dans le deuxième article, Fabrice Balanche poursuit cette présentation de la crise syrienne en revenant sur son évolution : alors qu’on pensait qu’elle serait semblable aux révolutions tunisienne et égyptienne, c’est-à-dire qu’elle trouverait rapidement une issue, le mouvement de contestation syrien s’est au contraire muté en guerre civile dont on ne voit pas la fin. La résolution tarde d’autant plus que le conflit s’est régionalisé, et même internationalisé, du fait des enjeux géostratégiques que représente le territoire (pp. 87-109). La révolte s’est donc largement complexifiée en dépassant l’échelle nationale, et ce point sera par la suite très bien approfondi, dans le quatrième article (en anglais) de Sami Moubayed (pp. 141-156).

C’est sur l’aspect communautariste que revient plus précisément David Rigoulet-Roze dans le troisième article (pp. 111-140), en interrogeant la violence mise en œuvre par le régime baasiste pour réprimer l’opposition. En revenant sur les différents massacres depuis 2011, il suggère que cette répression s’inscrit dans une politique de « purification confessionnelle » au profit de la communauté alaouite (groupe ethnique et religieux chiite du nord de la Syrie) : il s’agirait pour le régime de se préserver en participant à la re-création d’un Etat alaouite, similaire à celui créé par les Français durant la période mandataire.

Après avoir dressé ce tableau général de la crise syrienne, une deuxième série d’articles s’intéresse à la régionalisation du conflit, qui est d’ailleurs bien mise en valeur dans le titre même de la revue. Ainsi, quatre articles se penchent tout particulièrement sur les différents liens que noue la Syrie avec ses voisins du Moyen-Orient.

Ainsi, le cinquième article de Jean Marcou (pp. 157-170) s’intéresse aux relations turco-syriennes et à leur évolution : alors qu’au cours des années 2000, les deux pays connaissaient des rapports tout à fait cordiaux, les événements du printemps arabe ont complètement modifié la donne. A partir de 2011, la Turquie a en effet commencé à soutenir les contestations faites à l’encontre du régime, dénonçant fortement la répression sanglante contre les opposants. Un retournement étonnant pour un pays dont la diplomatie visait à « zéro problème avec les voisins » (selon la formule d’Ahmet Davutoglu, p. 159). Mais la Turquie pourrait voir un retour de bâton dans cette nouvelle inimitié avec le régime syrien, puisque sa frontière sud (avec la Syrie) est fragilisée : pour faire face, Ankara tente de renouer les liens avec l’Irak et Israël, et se retourne vers l’Ouest et l’OTAN. Autant de retournements de situation que Jean Marcou interprète comme des signes de la recomposition stratégique actuelle du Moyen-Orient.

Dans la lignée du précédent article, celui de David Meier (pp. 171-188) analyse l’évolution des relations du régime d’Assad au Liban depuis les années 1970 et comment la crise syrienne a eu un fort impact sur la scène politique libanaise, où s’affrontent les partisans d’Assad (Hezbollah…) et ses opposants.

Masri Feki revient quant à lui sur l’alliance de longue durée entre la Syrie et l’Iran : une alliance atypique et unique au Moyen-Orient, et qu’il faut surtout voir comme stratégique car elle permet aux deux pays de sortir de leur isolement régional et international. Ainsi, en dépit des événements de 2011, cette alliance n’a pas été mise à mal et la République islamique continue d’apporter son soutien indéfectible au régime baasiste, tant les deux pays partagent des intérêts économiques et géopolitiques à l’échelle régionale et internationale (pp. 189-206).

Enfin, Roland Lombardi propose un article sur les perceptions de la crise syrienne et de son évolution depuis Israël (pp. 207-228) : les relations israélo-syriennes présentent en effet un enjeu géopolitique majeur du fait du plateau du Golan. L’enlisement du conflit syrien semble pour l’instant satisfaire l’Etat hébreu, qui s’inquiète de la montée en puissance des Frères musulmans et de leur « hostilité contre l’Occident judéo-chrétien » (p. 225). Roland Lombardi conclue néanmoins sur la supériorité militaire d’Israël par rapport à ses voisins : celle-ci devrait lui éviter toute menace réelle, quand bien même tous ses voisins arabes connaitraient des bouleversements sociopolitiques qui feraient émerger des régimes hostiles à l’existence de l’Etat hébreu.

Pour clore cette étude de la crise Syrienne à l’échelle régionale, Gonca Oguz Gök propose, dans un article en anglais (pp. 229-251), une comparaison entre la révolution égyptienne et la crise syrienne : il s’agit de réfuter la « théorie des dominos », selon laquelle la Tunisie aurait enclenché une chute des régimes autoritaires au Moyen-Orient. Au contraire, il y aurait un « exceptionnalisme syrien » au sein du Printemps arabe ; et justement, la régionalisation de ce conflit en ferait un levier déterminant pour la suite des révolutions et pour la recomposition géopolitique au Moyen-Orient.

On voit donc à quel point l’internationalisation du conflit a joué pour donner à la crise syrienne son caractère exceptionnel. Il s’agit donc là d’un véritable enjeu pour la géopolitique du Moyen-Orient. Pour élargir le spectre de l’étude à l’échelle mondiale, et non seulement régionale, le dossier se conclut sur trois articles qui interrogent les relations de la Syrie avec trois pays particulièrement importants pour le territoire.
Tout d’abord, ce sont les relations franco-syriennes qui sont analysées par Rukie Tinas (pp. 253-289) : en effet, de par son statut de puissance mandataire en Syrie, la France a eu un important rôle à jouer au cours du XXe siècle pour le pays. C’est donc dans une perspective diachronique que l’article se propose d’étudier ces relations, en voyant leur évolution au cours du siècle, pour mieux comprendre la politique syrienne de la France depuis 2011 en la comparant à la politique vis-à-vis de la Libye. En effet, active en Libye, la France se montre plus attentiste et passive devant la crise syrienne : pourquoi ? Notamment, répond Rukie Tinas, du fait de la « suspicion syrienne permanente envers l’Occident, et, plus particulièrement, envers la France » (pp. 286-287) ; de plus, la France est particulièrement prudente vis-à-vis de l’opposition au régime baasiste du fait de la présence accrue des djihadistes qui se réclament d’Al-Qaïda sur le front syrien : elle s’en tient à des livraisons d’aides humanitaires et de « matériels non létaux » pour ne pas voir d’armes françaises tomber aux mains d’islamistes djihadistes.

La présence de la Russie dans la crise syrienne est au contraire beaucoup plus affirmée ; le pays est d’ailleurs un acteur essentiel du Printemps arabe depuis 2011, opérant ainsi un grand retour sur la scène du Moyen-Orient. Pierre Berthelot rappelle dans l’article suivant (pp. 291-304) que la Syrie est le principal allié au Proche-Orient et au Moyen-Orient pour la Russie ; comme la chute de Bachar al-Assad mettrait en péril sa situation dans la région, la politique russe s’isole de plus en plus au niveau international en soutenant inconditionnellement le régime baasiste. Il s’agit là d’un pari risqué pour la Russie, qui, dans le cas d’une défaite baasiste, pâtirait de son engagement pro-régime sur la scène internationale. Au contraire, si Bachar al-Assad se maintient, l’ancienne superpuissance de la Guerre froide aura prouvé qu’elle reste une actrice majeure dans la région et qu’il faut encore compter avec elle.

Après la Russie, c’est justement de l’autre superpuissance de la Guerre froide qu’il est question : les Etats-Unis, dont Helin Sari Ertem explique le retrait et l’inaction vis-à-vis de la crise syrienne. Dans son article (en anglais, pp. 305-330), elle interprète cette attitude comme une conséquence de l’enlisement en Irak depuis 2003 : il y aurait donc une certaine prudence, voire une méfiance, devant l’idée d’un nouveau réengagement au Moyen-Orient. Mais elle remarque également que la stratégie « leading from behind », un peu attentiste, proposée par l’administration Obama par rapport à la crise syrienne, a été vivement critiquée et risque de décrédibiliser Washington sur la scène internationale.

En conclusion du dossier, conscients que l’issue de la crise reste largement incertaine, Jean-Paul Burdy et Emel Parlar Dal proposent « trois scénarios pour un conflit imprévisible » : la victoire finale du régime sur les opposants ; la chute du régime à Damas sans pour autant une victoire définitive des opposants, encore trop divisés ; l’enlisement du pays dans une guerre civile de longue durée. A l’image de ces trois ouvertures incertaines, mais qui ont le mérite de couvrir le conflit dans toutes ses dimensions, c’est un excellent dossier, d’une grande rigueur scientifique, sur la situation syrienne depuis 2011 que nous proposent Jean-Paul Burdy et Emel Parlar Dal.

Publié le 04/06/2013


Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.


 


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