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Au XIXe siècle, l’émergence du réformisme musulman et du nationalisme arabe dans un contexte mêlant domination ottomane et pénétration des puissances européennes colonialistes amènent l’intégralité du monde islamique moyen-oriental à se reconfigurer, sur le plan religieux comme politique. Les relations entre sunnisme et chiisme, sunnites et chiites, au XXe siècle, sont largement tributaires de cette réorganisation qui débute à la fin du XIXe. À l’ère des décolonisations, lorsqu’émergent peu à peu les États arabes contemporains – majoritairement sunnites –, la question de la place de l’islam en politique entraîne une focalisation sur cet « autre islam » qu’est le chiisme, d’autant plus que ce dernier se politise de plus en plus fortement en Iran.
Le Moyen-Orient contemporain se construit d’abord sur les décombres de l’Empire ottoman, qui éclate en 1918 : les mandats accordés par la SDN à la France et à la Grande-Bretagne sur différentes régions du Moyen-Orient ont en effet pour objectif assumé de les amener, à terme, à l’indépendance. En réalité, l’existence de ces mandats ne fait que renforcer les velléités indépendantistes qui se développent depuis la fin du XIXe siècle, notamment sous la forme du nationalisme arabe. Toutes les questions de société sont alors revisitées, et parmi elles, celle du chiisme, cet « autre islam » qui n’avait dans l’Empire ottoman aucun statut reconnu – il n’était même pas intégré dans le système des millets [1]
– mais qui, dans le Moyen-Orient des indépendances, acquiert une visibilité de plus en plus importante à la faveur du développement de l’Iran, d’une part, et de celui des particularismes, d’autre part. Le mouvement revendicatif général qui agite le Moyen-Orient favorise en effet toutes les minorités, en faisant émerger la possibilité d’une reconnaissance, voire d’une action politique. La révolution constitutionnelle iranienne de 1906-1909 joue sur ce point un rôle essentiel. En effet, même si le modernisme importé d’Occident – notamment sous l’influence de Jamal al-Dîn al-Afghânî – constitue une menace pour le clergé chiite traditionnel en encourageant la sécularisation, la révolution de 1906 est encouragée par certains des grands mojtahed de l’époque ; domiciliés dans les lieux saints du chiisme, c’est-à-dire en Irak et donc au sein de l’Empire ottoman, ils disposent d’une indépendance totale par rapport au pouvoir de Téhéran – d’autant que leur indépendance financière est déjà assurée – et ont ainsi la possibilité de mener une action politique. C’est sous leur pression qu’est institué, dans la Constitution de 1906, un Conseil composé de cinq membres du clergé ayant pour rôle de vérifier la constitutionnalité des lois, c’est-à-dire leur compatibilité avec la shari‘a, la loi musulmane. Toutefois, la dynastie pahlavi fondée par Reza Shah dans les années 1920 musèle bientôt ce Conseil et adopte une direction ouvertement laïque, s’exposant ainsi à des critiques violentes de la part du clergé chiite qui la taxe d’ « occidentalisée » et la présente comme « ennemie de l’islam » ; à partir de 1921, le chiisme n’est presque plus toléré en Iran, avec notamment l’interdiction du voile des femmes. Dès lors, les chiites iraniens adoptent à nouveau le vieux principe chiite de la taqiya, la dissimulation mentale, qui consiste à « mentir » au pouvoir qui les menace afin d’être en mesure de préserver et de transmettre la foi. Jusqu’à la révolution islamique de 1979, même en Iran, les chiites redeviennent donc une confession de l’ombre, sans pouvoir politique.
Mais le développement de l’Iran sous la dynastie pahlavi, notamment sur le plan économique, a cependant pour effet de donner au chiisme une plus grande visibilité, puisque la population iranienne reste majoritairement chiite et que le pays est, depuis le XVIe siècle, associé au chiisme. Parallèlement, on assiste au Levant à quelques tentatives revendicatives de la part des chiites ; mais il n’y a qu’au Liban – créé en 1920 et indépendant en 1943 – que la communauté chiite accède à une véritable reconnaissance politique. État historiquement multi-confessionnel, le Liban instaure en effet par la Constitution du 23 mai 1926 le confessionalisme, c’est-à-dire un régime où chaque communauté religieuse dispose d’un pouvoir politique proportionnel à son poids démographique. La forte présence chiite dans la région a ainsi pour conséquence de confier la présidence de l’Assemblée nationale aux chiites, tandis que le chef de l’État doit être chrétien maronite et le président du Parlement, musulman sunnite. Pour la première fois, les relations entre sunnites et chiites sont donc réglées de manière institutionnelle.
Les relations entre sunnites et chiites vont encore se trouver modifiées dans le dernier quart du XXe siècle, au moment où le chiisme politique se radicalise et retrouve un pouvoir politique fort. La radicalisation, d’abord, s’explique par rapport au modernisme de la dynastie pahlavi, qui règne depuis 1925 en Iran et défend un État laïc, en limitant très largement la capacité des chiites à pratiquer leur religion. La conséquence directe de cette situation, dans un pays qui compte plus de 80% de chiites, est double : si quelques clercs, très minoritaires, pensent à une réforme du chiisme sur le modèle du salafisme sunnite égyptien, la plupart choisissent d’appliquer le principe de la taqiya tout en appelant de leurs vœux la mise en place d’un gouvernement qui, au moins, tolérerait la pratique religieuse chiite. C’est donc l’action politique qui est encouragée, dans le secret. À cela s’ajoute la critique très violente des comportements « occidentaux » promus par la dynastie pahlavi, accusée de trahir l’islam en permettant à la « débauche » de prendre pied en Iran – notamment par le dévoilement des femmes et l’adoption de lois sociales libérales. Les seules fois où le clergé chiite apporte son appui au pouvoir iranien sont des moments de lutte contre « l’impérialisme », face à l’invasion soviétique de 1941 ou en soutenant la nationalisation du pétrole voulue par le Premier ministre Mossadegh, en 1953. Entre-temps, la haine de la débauche occidentale et de la modernité laïcisante s’ancre profondément dans l’esprit du clergé chiite, dont le principal représentant est l’ayatollah Rouhollah Moussavi Khomeiny (1902-1989). Celui-ci, opposé aux réformes de la « révolution blanche » lancée par Mohammed Reza Shah Pahlavi en 1963, est contraint à l’exil en 1964 : pendant ses quinze ans d’exil, il mûrit son projet politique intégriste, qui consiste à mettre en place en Iran une « République islamique » où le pouvoir serait concentré par le plus savant d’entre les ayatollahs, qui, selon lui, détiennent la seule autorité légitime pendant le temps de l’occultation de l’imam caché. La révolution de 1979, qui le propulse au pouvoir, a pour conséquence d’envenimer largement les relations entre l’Iran chiite et ses voisins sunnites, notamment lorsque Khomeiny commence à promouvoir la propagation de la révolution islamique aux autres pays de la région. Au Liban, à la suite de l’invasion israélienne de 1982, est fondé un parti de la « résistance islamique » qui s’appuie sur les conceptions de Khomeiny et est financé par l’Iran : le Hezbollah, « Parti de Dieu ».
Il faut cependant souligner que si le chiisme politique se radicalise violemment dans la seconde moitié du XXe siècle, la majorité des théologiens chiites reste fidèle à la tradition « quiétiste », qui consiste à s’abstenir de toute action politique directe. Si l’idéologie politico-religieuse promue par la République islamique prédomine, ces clercs traditionnels n’ont pas perdu leur influence.
La politisation et la radicalisation du chiisme ont pour conséquence directe un accroissement de la violence qui imprègne les relations entre sunnites et chiites à la fin du XXe siècle. L’exemple le plus célèbre est celui de la guerre qui oppose, de 1980 à 1988, l’Iran de l’ayatollah Khomeiny à l’Irak de Saddam Hussein, tous deux arrivés au pouvoir en 1979. Elle a pour point de départ l’appel lancé par Khomeiny aux Irakiens, leur demandant de renverser le régime de Saddam Hussein pour mettre en place une République islamique à l’image de celle de l’Iran ; son intérêt pour l’Irak s’explique facilement, puisqu’il s’agit de la terre où se trouvent les lieux saints du chiisme. De plus, la communauté chiite irakienne est très importante – elle représente environ 55% de la population – et se trouve menacée par le pouvoir de Saddam Hussein : celui-ci, issu du parti Baas, est un laïc convaincu, qui se montre donc extrêmement hostile à la théorie du chiisme politique et établit par ailleurs l’hégémonie sunnite, discriminant largement les Kurdes et les chiites. C’est pour combattre l’influence de Khomeiny dans le monde musulman qu’il attaque l’Iran le 22 septembre 1980, sous le motif du désaccord frontalier – il veut en effet reconquérir les trois îles du détroit d’Ormuz annexées par le Shah en 1971, et espère annexer le Khuzestan, province iranienne peuplée d’Arabes et limitrophe de l’Irak.
La guerre Iran-Irak, violente et longue, n’a pas d’issue certaine : elle se termine en 1988 par lassitude, alors que la ligne de front est stabilisée depuis six ans à la frontière d’avant la guerre. Mais elle est l’occasion d’une véritable « guerre des symboles », où s’exalte la double opposition chiites/sunnites et Iraniens/Arabes, dans une rhétorique extrêmement violente. Alors que Khomeiny glorifie le martyre, sur le modèle d’al-Husayn, premier martyr chiite mort en 680 à Kerbala, Saddam Hussein donne à son attaque le nom de Kadisiyya, en référence à la conquête arabe de l’Iran au VIIe siècle. Cette double opposition favorise l’assimilation entre chiites et Iraniens d’une part, et entre sunnites et Arabes d’autre part, dont se prévaut Saddam Hussein pour faire du chiisme un signe de trahison de la nation arabe : les persécutions dont sont victimes les chiites dans l’Irak de Saddam Hussein confinent souvent au nettoyage ethnique, et sont marquées par l’utilisation d’armes chimiques contre des civils. Elles seront invoquées par les États-Unis comme l’une des raisons officielles de l’invasion de l’Irak en 2003.
À l’époque contemporaine, le chiisme devient donc une puissance politique à part entière, non seulement en Iran, mais dans l’ensemble du Moyen-Orient. La radicalisation du chiisme politique sous l’ayatollah Khomeiny a des conséquences négatives en termes de perception du chiisme par l’étranger, à l’intérieur comme à l’extérieur du Moyen-Orient, et les relations entre sunnites et chiites se font de plus en plus violentes. Toutefois, la majorité des chiites moyen-orientaux demeurent des chiites religieux non politisés, qui se conforment à la théorie de la non-implication en politique.
Bibliographie :
– Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
– Serge Lafitte, Chiites et sunnites, Paris, Plon, 2007, 125 pages.
– Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient – 2000 ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1997, 482 pages.
– Jean-Paul Roux, Histoire de l’Iran et des Iraniens – Des origines à nos jours, Paris, Fayard, 2006, 521 pages.
– Henry Corbin & Yann Richard, article « Chiisme », Encyclopédie Universalis.
– Kareh Tager Djenane, « Chiites : Les oubliés de l’histoire passent sur le devant de la scène politique », n°7 du Monde des Religions, 1er septembre 2004.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] Le système des millets organisait le statut des non-musulmans, qui étaient soumis à un impôt supplémentaire (la jizya) et n’avaient pas part à l’exercice du pouvoir, mais bénéficiaient d’une autonomie assez importante puisqu’ils disposaient de tribunaux, d’un droit et d’un état civil propres. Il se fondait sur des critères ethniques ou religieux : les principaux millets étaient le millet juif, le millet roum (grec-orthodoxe) et le millet arménien. Alors que les chiites n’étaient pas reconnus comme des musulmans, il n’existait pas de millet chiite : ils étaient donc laissés à l’écart du système institutionnel ottoman.
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