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Sous la direction de Roman Stadnicki, Villes arabes, cités rebelles

Par Louise Plun
Publié le 12/05/2015 • modifié le 27/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

L’introduction de Roman Stadnicki, géographe, chercheur et responsable du pôle d’études urbaines au CEDEJ de 2011 et 2015, aborde l’urbanité arabe « au prisme de la rébellité ». Le chercheur souligne dans un premier temps qu’au contraire des médias internationaux qui propulsèrent les villes arabes sous des projecteurs bien taciturnes, ne retenant en effet que les bombardements et le terrorisme à partir de 2011, l’ouvrage se propose d’aborder les villes sous un angle différent, creusant ainsi un peu plus la « réalité urbaine » de ces dernières. Le souhait des chercheurs est d’opposer à la réalité des destructions quotidiennes l’existence vivace de constructions politiques, sociales, culturelles et identitaires au sein des villes arabes. Roman Stadnicki expose ensuite les deux objectifs de ce travail commun. Premièrement, définir les « contours et les évolutions de l’urbanité » [2] dans le monde arabe, celle-ci étant perdue dans le chaos ambiant des pays. Autrement dit, il s’agit d’observer le quotidien de ces villes, ainsi que « les pratiques microbiennes singulières et plurielles [de leur] citadins ». Ceci au moyen de la pluridisciplinarité. En effet, les différents auteurs apportent chacun leur savoir : historique, sociologique, anthropologique, géographique, économique…pour aboutir à la présentation d’une certaine « urbanologie arabe » constamment en mouvement et immuablement captivante. En effet, le fait urbain contemporain arabe s’ancre désormais dans les réalités de la « planète ville » et accueille à son tour des phénomènes d’inégalités sociales, de financiarisation, de mondialisation… tout en conservant ses particularités. A l’échelle moyen-orientale, chaque pays, chaque région et chaque ville conserve également ses caractéristiques tout en partageant des traits communs. Le deuxième objectif est ensuite de ne pas omettre cet équilibre, grâce à l’étude des villes arabes sous l’angle de la « rébellité ». Le choix de ce néologisme reflète la volonté d’examiner non seulement les moments de rébellions urbaines, mais également leurs portées et impacts, tel que « l’invention de nouvelles formes de solidarité, d’expérimentation et d’organisation collective ».

La première partie de l’ouvrage porte sur l’étude des « Espaces politiques : des villes et des luttes ». Matthieu Rey, maître de conférences à la Chaire d’histoire contemporaine du monde arabe du Collège de France, replace les événements de la mosquée de Deraa de mars 2011 dans une continuité historique afin de comprendre « les dynamiques » qui en ont été à l’origine. Il revient ainsi sur les années mandataires, évoque la tension intrinsèque existante entre le monde des villes et celui des campagnes damascènes, puis aborde les années 1960 qui accueillent le régime ba’thiste, et qui peuvent se définir selon Matthieu Rey en tant que « versant syrien de l’’âge des révolutions’ », mais qui marquent également le début d’un régime autoritaire. En effet, « des points saillants » dessinent des « continuités » qui pousseraient les populations aux soulèvements. Matthieu Rey s’emploi à développer ces « continuités » au moyen de trois « hypothèses » élaborées à partir du travail des auteurs Assrf Bayat, Philip Khoury ainsi qu’Alî al-Wardî, permettant ainsi une approche comparative. La première hypothèse suppose que le cadre urbain favorise l’« éveil » politique et la « sensibilisation » au politique. Dans un second temps, l’auteur met en relief l’influence des « continuités socio-culturelles » au sein de l’espace urbain. Dans un dernier temps, l’attention est portée sur « les trajectoires individuelles » stimulées par le cadre urbain. Dès lors, Matthieu Rey se confronte dans un premier temps à la « bataille statistique » qui tente de définir ce qu’est le fait urbain syrien. Autrement dit, définir ce qu’est une ville. L’étude porte donc sur « Alep, Damas, Deir al-Zor, Hama, Homs et Lattaquié. » En effet, ce sont « les modes de vie et pratiques quotidiennes qui marquent les véritables limites de ce qu’est l’urbain », à l’image par exemple des quartiers d’une ville. De plus, un espace urbain évolue, s’élargit au gré des évolutions démographiques et de la modernisation. L’auteur aborde ensuite la « ville comme théâtre des luttes » au sein de laquelle les consciences s’ouvrent au fait politique par le biais de la culture… Toutefois, la notion de lutte intervient aussi bien dans les années 1960 que dans les années 2010 puisque les villes forment un « cadre de l’apprentissage de la rébellion » et puisque la spécificité urbaine réside dans « la fabrique de l’opinion politique ».

Par la suite, Jack Keilo, doctorant en géographie et en aménagement à l’université Paris IV Sorbonne, présente les noms des lieux dans les villes comme une « mémoire organisée », étant les « produits » de la parole politique mais également les « outils » de l’élaboration de l’unité du pays. Dès lors, il apparait essentiel d’étudier l’évolution des noms utilisés en Syrie à partir de l’installation du régime ba’thiste jusqu’à aujourd’hui. Jack Keilo met d’abord en évidence une « baathisation » des noms des lieux qui laisse ensuite place à une « guerre sémiotique » divisant la Syrie en « quatre Syries » selon leur degré de subordination. La première est celle « assadiste » comme le nom du Président Assad l’indique, puis une Syrie du gouvernement et de l’armée, une troisième correspondant à celle du soulèvement et enfin une Syrie subordonnée aux islamistes. Cette guerre sémantique et « sémiotique » révèle de larges clivages territoriaux. Ces derniers sont également omniprésents en Egypte, et peuvent se résumer ainsi : capitale versus province, centre versus périphérie, rural versus urbain. En effet, ces derniers sont mis sur le même plan que les clivages sociaux qui parcouraient les foules lors du printemps arabe égyptien. Pour appuyer son propos, Clément Steuer, chercheur en sciences politiques à l’Institut oriental de l’Académie des sciences de la République tchèque, Chercheur associé au CEDEJ et membre du CCMO, prend les deux exemples des villes de Suez et de Tata.
Julie Chapuis, doctorante en études politiques à l’EHESS, et doctorante associée à l’IRSEM-Paris, propose ensuite d’étudier la ville libanaise de Nabatiyeh qui, malgré sa dimension démographique secondaire, se révèle importante en raison de son rôle socio-politique et géographique. En effet, elle est une capitale du chiisme, attirant chaque année des pèlerins lors des commémorations d’Achoura. De plus elle partage une frontière avec l’Etat israélien depuis 1948. Ainsi, elle est vite devenue centrale aux yeux de l’organisation chiite du Hezbollah. L’auteur revient sur les années de rébellion passive de la ville, puis de révolte et enfin de résistance. L’auteur définie également comment le Hezbollah est parvenu à « instrumentalis[er son] potentiel contestataire ». En effet, enclavée dans les montagnes, la ville s’est vue marginalisée au cours des années. La capacité du Hezbollah à recueillir ces frustrations accumulées et à les fédérer fait de la ville de Nabatiyeh une ville perpétuellement « rebelle ».
Cette lutte intrinsèque aux villes arabes est pour finir abordée par Vincent Buisson, géographe et politologue, docteur de l’Université de Tours, directeur de l’ARAN, sous un angle tribal. Celui-ci pose la question suivante : « que se passe-t-il quand une tribu dont les membres affichent leur solidarité au nom d’une ascendance commune investit la ville ; mieux encore, quand elle en est à l’origine ? Le monde des villes et le monde nomade se trouveraient-ils à l’extrême opposé l’un de l’autre ? » La ville apparait dès lors en tant que condition d’une existence tribale à travers le contrôle de celle-ci, mais également en tant que lieu de ressources, puisque la lutte s’axe autour des enjeux de clientélisme, financiers et lucratifs.

Dans une deuxième partie, les villes arabes apparaissent en tant qu’« espaces d’identification » pour des « citoyens insoumis », car elles présentent une longue histoire de résistance au fils des années et des régimes. Mariangela Gasparotto, doctorante au Laboratoire d’Anthropologie Urbaine à l’EHESS choisit d’évoquer la ville de Ramallah, qui se situe dans les Territoires occupés palestiniens et est considérée depuis 1993 comme la capitale informelle du « non-Etat palestinien ». L’auteur analyse dans un premier temps l’histoire de Ramallah ainsi que son aspect démographique évolutif. La ville apparait traversée de part et d’autre par la politisation. En d’autres termes, personne ne peut y échapper, ce qui pousse ceux qui le désire vraiment, à développer des dynamiques individualistes ou de dépolitisation. Le cas des jeunes de Ramallah est particulièrement souligné. Il apparait finalement que le simple fait « d’être Palestinien » implique une opposition aux Israéliens qui, du fait de cette frontière en commun, optent pour une logique de démonstration de présence et de force.
Elise Braud, élève au département de géographie de l’Ecole Normale Supérieure de Paris, démontre également qu’il est quasiment impossible d’être indifférent aux tensions politiques et sociales de la ville. Elle appuit son argument au moyen de l’exemple cairote des compounds. En effet, ces modèles citadins s’opposent au monde urbain du centre du Caire par une logique de « gestion privée » destinée à favoriser une « distension mentale » avec le centre de la ville incarné par Tahrir. Cependant, elle démontre que même « derrière les murs », les dynamiques politiques et l’« écho de Tahrir » se font malgré tout entendre et trouvent également une oreille. Il apparait en effet que les événements de 2011 y sont pour beaucoup dans cette redéfinition des cartes. La mobilisation de ces quartiers a contribué à la réinvention, toutefois limitée, du Caire.
Des spécificités apparaissent également dans la ville de Tunis. En effet, Nessim Znaïen, doctorant à l’Université Paris I Sorbonne et pensionnaire à l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC) à Tunis, introduit « les territoires de l’alcool comme reflet d’une dualité urbaine » dans la ville. Prenant pour bornes chronologiques 1881 jusqu’à 1956, l’auteur met en avant l’opposition de deux villes différentes à l’époque coloniale : la ville arabe et la ville occidentale. Du point de vue du paysage urbain dans un premier temps, la spécificité de la ville occidentale par rapport à celle arabe, réside dans « les références » aux lieux dans lesquels il est possible de consommer de l’alcool. Cette opposition est ensuite institutionnalisée pendant les années coloniales. Mais au-delà de cette séparation vis-à-vis de la boisson, « une autre frontière existe, qui délimite des pratiques acceptables et des pratiques condamnables ».
Jean Zaganiaris, enseignant chercheur au CRESC (Ecole de Gouvernance et d’Economie de Rabat), s’intéresse quant à lui à la « représentation des sexualités et des espaces urbains dans la littérature marocaine », mettant en évidence la liberté plus étendue des auteurs à traiter la question au sein de l’espace urbain. La ville marocaine, ses dynamiques, ses évolutions et ses réalités, devient l’argument de la remise en cause d’une opposition entre la ville marocaine et la ville européenne. La première étant enfermée dans ce qui serait un « monde islamique » de censure, de limitation et de tabous. La deuxième incarnant le « permissif », voir le trop permissive au niveau de la sexualité.

David Sims, économiste et urbaniste ainsi que consultant international, introduit la dernière partie de l’ouvrage et s’intéresse à « The Increasing Dysfunction of Urban Control Mechanisms and the Resulting Duality : The Cases of Egypt and Tunisia ». En tant qu’habitant du Caire, David Sims s’avère être un témoin direct des évolutions arabes urbaines. En effet, depuis les années 1970, les gouvernements successifs se sont accaparés le modelage et l’organisation des villes. Ceci dans un but de contrôle des habitants et d’imposition d’un « system of spacial order ». Mais cette politique s’est heurtée à une démographie galopante ainsi qu’à une urbanisation rapide menant à un phénomène d’expansion urbaine informelle. De plus, cette hégémonie urbaine n’a pas survécu au printemps arabes de 2011. Dès lors, une question se pose : les gouvernements futurs seront-ils en mesure de reprendre en main la population urbaine, ou au contraire, cette expansion informelle continuera-t-elle à se développer ? David Sims appuie ses propos par l’étude de l’Egypte et de la Tunisie. Après un retour sur les dernières tentatives de contrôle de l’espace urbain de 1970 à 2010, l’auteur analyse leurs effets sur la société tout en soulignant la volonté actuelle de cette dernière de développer son propre quartier urbain. Selon David Sims, les villes égyptiennes comme tunisiennes, seront dans un futur proche les témoins d’une expansion fulgurante, mais également d’un phénomène d’« increasing duality », c’est-à-dire que deux facettes de la ville s’opposeraient. En d’autres termes, il sera possible d’observer d’un côté des « îles » ou des « enclaves modernes », sortes de bulles de prospérité financière, et de l’autre, un nouvel espace urbain plus chaotique et en relief, mais qui regrouperait la majorité de la population urbaine.
Les travaux de Valérie Clerc, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) ainsi qu’architecte-urbaniste, et de Maïa Sinno, doctorante en géographie à l’Université Paris I Sorbonne, convergent. En effet, elles observent la réapparition d’une duplicité urbaine au sein des villes arabes. Auparavant, le clivage se dessinait entre les aspects occidentaux ou européens et les aspects arabes d’une ville. Désormais, cette opposition se joue entre les nouveaux projets d’urbanisation ambitieux d’un côté et les quartiers d’habitations plus précaires de l’autre. Valérie Clerc l’observe à Beyrouth, où elle s’emploie à décrire différentes dynamiques de construction qui se confrontent dans la ville, tandis que Maïa Sinno l’observe en Egypte. En effet, les investissements des pays du Golfe mettent en avant l’importance stratégique de la structuration des villes égyptiennes, du redressement économique du pays. Cependant, au contraire des intérêts économiques et de pouvoir, les aspirations sociales sont bafouées et les revendications de 2011 ne sont plus que de pâles souvenirs.
Ahcène Lakehal, enseignant-chercheur à la faculté d’Architecture et d’Urbanisme de l’Université de Constantine 3, en Algérie, propose à l’inverse un beau témoignage de possibilité de réinvention des espaces publics. En effet, l’auteur relate l’histoire de la ville de Constantine en Algérie, qui est désormais l’exemple d’une ville périphérique prenant compte des spécificités identitaires « alors même que l’espace où elle se forme, donne toujours l’impression d’être discontinu, instable, évolutif, et mal fixé ».
Pour conclure cet ouvrage Mehdi Lazar, inspecteur de l’Education nationale, docteur en géographie, chercheur associé au laboratoire Géographie-cités, présente le cas tout à fait différent de la capitale koweitienne : Doha. Sa spécificité relève surtout de la nature des financements de sa construction, liée à la manne pétrolière. Son urbanisation se nomme ainsi « pétro-urbanisme ». Doha est un exemple de nouveau modèle d’urbanisme éclair, qui dans sa rapidité de développement délaisse cependant les réalités sociales et ignore la dynamique migratoire à l’oeuvre dans le pays.

Il est possible de retenir de cet ouvrage un conseil tout à fait judicieux : il faut observer l’évolution des villes arabes, toujours rebelles, pour comprendre les mutations des sociétés arabes. Ces dernières colorent en effet leurs villes grâce à leur espoirs et à leur résistances, de cette si hétérogène et complexe teinte qu’est la « rébellité ».

Sous la direction de Roman Stadnicki, Villes arabes, cités rebelles, Paris, Edition du Cygne, 200 p., 2015.

Publié le 12/05/2015


Louise Plun est étudiante à l’Université Paris Sorbonne (Paris IV). Elle étudie notamment l’histoire du Moyen-Orient au XX eme siècle et suit des cours sur l’analyse du Monde contemporain.


 


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