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Souleymane Bachir Diagne, Comment philosopher en Islam ?

Par Ilham Younes
Publié le 18/04/2014 • modifié le 29/04/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

Dans cet ouvrage réédité pour la troisième fois, l’auteur dévoile l’univers et la richesse de la philosophie dans la culture islamique. En effet, la philosophie n’est pas étrangère à l’islam et « n’est l’expression naturelle d’aucune culture, ni d’aucune religion » (p. 14). L’auteur rappelle en introduction l’universalité de la philosophie et son importance pour poursuivre « le combat pour les lumières de l’éducation contre l’esprit de clôture et le fanatisme auquel il conduit » (p. 12). Diagne rappelle ainsi l’importance de la traduction arabe des oeuvres grecques dans la transmission de la pensée philosophique dans l’univers musulman.

« Philosopher en Islam » plutôt que « philosophie islamique » : le professeur de philosophie s’attache à détacher le raisonnement philosophique de toute appartenance religieuse et identitaire. Dès lors, philosopher en islam signifie avant tout « poursuivre dans l’univers culturel musulman le dialogue exigeant dans lequel, continûment et, en droit, partout, la philosophie se crée » (p. 15). Philosopher en islam ce n’est donc pas déroger à la règle. C’est aussi et résolument pour l’auteur utiliser les mêmes outils de raisonnement qui fondent le cheminement philosophique.

La pensée critique se trouve au coeur même des textes coraniques qui invitent à la réflexion : « le texte coranique très souvent auto référencé indique que certains de ses passages n’ont rien d’explicite pour ceux qui voudraient s’en tenir à leur seule lettre et qu’ils sont là pour faire penser ceux qui savent réfléchir » (p. 18).

Et comment ne pas philosopher ?

Dès la mort du prophète Mahomet en l’an 632 à Médine, des questionnements philosophiques jaillissent notamment à propos de sa succession : qui doit diriger la communauté islamique ? Autrement dit, « Que signifie diriger une communauté en étant le successeur d’un prophète, c’est-à-dire d’un législateur qui, lui, avait parlé au nom de Dieu » (p. 20). Cette nouvelle réflexion politique va interroger la place du raisonnement philosophie dans le texte coranique. Pour l’auteur, la réflexion philosophique arrive très tôt dans la culture islamique.

Dans cette partie, le philosophe analyse la rencontre entre la philosophie grecque et l’univers islamique. Cette rencontre est symbolisée par le récit du songe inspiré par le calife Al Ma’mum (786-833). Ce dernier eut une apparition du philosophe Aristote qui lui révéla que « la vérité devait apparaître à la raison avant d’être établie par la révélation » (p.34). Ce songe qu’eut le calife Al Ma’mum visait véritablement, selon Jean Jolivet, (spécialiste de la philosophie médiévale) « à résoudre en même temps la tension qui pouvait exister alors entre le désir du monde intellectuel musulman de s’ouvrir à la pensée grecque et son hésitation à aller vers une sagesse autre que celle, nécessairement achevée et suffisante, de la révélation coranique » (p. 34).

A la suite de ce rêve inspiré, Al Ma’mum pris la décision de créer une institution vouée aux sciences philosophiques. La philosophia connue sous le nom grec devint dans sa traduction arabe la falsafa.
Cette inspiration du calife Al Ma’mum donna un réel essor à la traduction de textes philosophiques grecs en langue arabe. Ce mouvement de traduction n’est pas anodin puisqu’il permet l’émergence d’une discipline à part entière et son appropriation progressive dans le monde musulman.

L’auteur rappelle également la contribution de philosophes chrétiens et juifs dans les premières traduction de textes philosophiques, si bien que « la philosophie en terre d’islam a été une histoire musulmane, mais aussi une histoire chrétienne et une histoire juive » (p. 35).

Ce mouvement de traduction impulsé par l’entreprise d’Al Ma’mum a aussi eu pour conséquence de faire émerger de nouvelles notions à la pensée islamique comme la problématique philosophique de la création. De plus, en réponse à cette nouvelle discipline, de nouveaux mots ont émergé dans la langue arabe.

L’évolution de la langue arabe a d’ailleurs entraîné des conflits entre les représentants des philosophes hellénisants et les représentants des grammairiens de l’arabe considérés comme les gardiens de l’intégrité de la langue. La querelle reposait principalement sur l’acceptation ou non de « cette hybridation que les traductions faisaient subir à une langue dont on pouvait penser que la révélation coranique qu’elle avait reçue désignait comme pure et devant le rester » (p. 37).

Qu’est-ce qu’être islamique pour une philosophie ?

Peut-on parler de philosophie islamique ? Pour l’auteur, il existe indéniablement une forme d’islamisation de la philosophie qui se traduit par « une appropriation de la pensée grecque qui n’est pas seulement traduite mais véritablement incorporée. » (p. 45)

Au-delà de cela, il y a un réel sens à parler de « philosophie islamique » lorsque notamment plusieurs récits fondateurs de la religion sont interprétés à travers le prisme du raisonnement philosophique de philosophes comme Platon, Aristote ou encore Plotin. C’est par exemple tout le sens que revêt la reconstruction philosophique qu’opère le philosophe musulman Avicenne (980-1037) lorsqu’il relate l’ascension du prophète Mahomet à la rencontre de Dieu : « Cette reconstruction comporte la leçon que dans le merveilleux, et peut être pour mieux le goûter, il importe de dégager et de lire les significations rationnelles dont il est l’allégorie » (p. 46). Pour Diagne, « le résultat étant de tirer du récit cette leçon que l’ascension est aussi le voyage à travers les facultés humaines vers la réalisation de la nature humaine » (p. 57).

Contre la philosophie

Dans cette partie, l’auteur présente un certain nombre de philosophes qui se sont opposés à différents degrés à l’intégration de la pensée philosophique dans le raisonnement islamique. C’est notamment la tâche de la théologie acharite qui s’est érigée contre ceux qui pour eux ont substitué la raison à Dieu. L’un des principal protagoniste de ce mouvement étant le théologien acharite Abu Hamid Al-Ghazali (1058-1111). Il écrira notamment L’incohérence des philosophes ou encore L’intention des philosophes. Pour Al-Ghazali, « inutiles et incertains », les philosophes « sont également dangereux pour la vérité elle-même » (p. 64) et conduisent selon celui parfois à des erreurs et hérésies. Diagne analyse dans cet ouvrage les incohérences d’Al Ghazali, une personne profondément mystique et philosophique qui s’érigera contre la philosophie et ses philosophes. Une incohérence qui sera notamment reprise par le philosophe musulman Averoés dans son ouvrage L’incohérence de l’incohérence dans lequel il présente les ambiguïtés de la pensée du théologien Al-Ghazali.

La philosophie du mouvement

Pour l’auteur, la pensée islamique fait face, de fait, à l’épreuve des temps qui changent. Pour autant, utiliser les formules suivantes « moderniser l’islam » et « islamiser la modernité » sont deux réponses opposées à une interrogation mal posée (p.123). A son sens, mettre en regard la modernité et l’islam est un faux problème. Au contraire, pour l’auteur, « le temps n’est pas à l’extérieur de la religion, il est sa texture (…) le temps est Dieu » (p.123). Il faut donc repenser la notion du temps non pas comme épreuve mais plutôt comme force créatrice et continue. La « reconstruction de la pensée religieuse de l’islam suppose la mise à jour d’une pensée du temps comme devenir créateur, d’une cosmologie qui soit émergente, continue, élan vital » (p.124).

A cet égard, l’auteur relate une conversation entre le philosophe français Henri Bergson (1859-1941) et le philosophe indien Muhammad Iqbal (1877-1938). De cette rencontre naît une réflexion sur le temps qui va être déterminante dans l’écriture de l’oeuvre philosophique la plus importante du philosophe indien : Reconstruire la pensée religieuse en islam (traduit de l’anglais en 1955). Pour les deux philosophes, le temps est appréhendé comme une évolution créatrice. La pensée d’Iqbal est précisément celle du mouvement. Elle est dirigée contre toutes formes de crispations. Pour Diagne, le maître mot pour qualifier la philosophie iqbalienne est « l’inachèvement » : « inachèvement du monde, toujours en train d’advenir, inachèvement de l’humain, toujours à la tâche de s’accomplir en personne » (p. 127). Dans son oeuvre sur la reconstruction de la pensée religieuse en islam, « l’homme a vocation a être le collaborateur de Dieu dans l’oeuvre infinie d’achèvement du monde » (p.134).

L’auteur conclut son ouvrage par cette idée de mouvement. Philosopher en islam, c’est donc avant tout penser pour le mouvement et l’ouverture et oeuvrer pour une pensée du pluralisme. A l’heure des tentatives de replis identitaires, ce livre nous invite à penser les identités religieuses dans un monde ouvert et en perpétuel mouvement.

Souleymane Bachir Diagne, Comment philosopher en Islam ?, Éditions Jimsaan, février 2014, 148 pages.

Publié le 18/04/2014


Juriste de formation et diplômée de l’Institut des Sciences Politiques de Paris, Ilham Younes s’est spécialisée sur les relations Union européenne/Proche-Orient avec pour objectif de travailler dans la recherche sur ces questions. D’origine franco-palestinienne, elle a créé en 2007 et préside toujours l’association « Printemps de Palestine » dont le but est de promouvoir la culture palestinienne au travers de festivités, d’expositions ou encore de concerts.
Rédactrice-chercheur pour Carto et Moyen-Orient de janvier à mai 2012, et assistante de recherche auprès de Pascal Boniface (directeur de l’IRIS) de janvier à mai 2013 , elle a rédigé de nombreux articles sur la situation politique en Jordanie, en Égypte, ou encore au Liban. Elle s’est plus récemment impliquée aux côtés de la délégation diplomatique palestinienne pour l’éducation et la culture au cours de la 37ème Conférence générale de l’UNESCO.


 


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