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Se fondre comme le sucre dans le lait ; de l’Iran à l’Inde, le conte d’un périple zoroastrien

Par Florence Somer
Publié le 25/04/2019 • modifié le 09/02/2021 • Durée de lecture : 7 minutes

Zoroastrisme : fragment de l’Avesta, texte sacre de la religion mazdeenne. Paris, musee du Louvre

Photo Josse / Leemage /AFP

Le Qesse-ye Sanjān

Les 864 lignes du Qesse-ye Sanjān (5), écrites par Bahman Kayqubad (6), narrent le récit traditionnel de l’arrivée des ancêtres des Parsis indiens ; comment ils abandonnèrent leur terre après les conquêtes arabes et la chute de l’empire perse sassanide pour finalement arriver sur la côte ouest de l’Inde, dans le Gujarat. La tradition des Parsis reprend la date du jour de Bahman, le mois de Tir, Vikram Samvat 992, soit en 936 de notre ère comme étant celle de l’arrivée des Parsis en Inde.

Le texte évoque aussi une histoire connue sous le nom d’"histoire du sucre dans le lait ". Une histoire mythique qui relate la façon dont les zoroastriens que l’on nommera les Parsis, car venant de Perse, ont convaincu le dirigeant hindou du Gujarat, Jadi Rana, de leur donner asile. Un grand prêtre a placé un morceau de sucre dans un verre de lait rempli qu’on lui tendait, signifiant que les Parsis ne prendraient pas de place, se fondraient dans les autres communautés religieuses et adouciraient la vie des Indiens.

Toujours selon le Qesse-ye Sanjān, suite à leur demande d’asile, 300 ans sont passés durant lesquels ils ont oeuvré à se plier aux cinq conditions imposées par Jadi Rana. Il leur fallait dévoiler les mystères de leur foi, quitter leurs armes, parler indien (gujarati), que leurs femmes paraissent en public vêtues comme les autochtones et célébrer leurs mariages au commencement de la nuit (7).

Les Parsis auraient alors développé différents centres religieux autour de Senjan, à Vankaner, Broach, Variav, Anklesar, Cambay et Navsari. Ils ont divisé les communautés du Gujarat en cinq groupes ou panths et, à la tête de chacun, un conseil qui administrait les affaires du groupe religieux (8).

Le Qesse-ye Sanjān est écrit en l’an 1559 soit plus de 6 siècles après le départ supposé des zoroastriens d’Iran vers l’Inde. Aux yeux des Parsis, il est le texte qui fonde légitimement leur arrivée en Inde aux alentours du 8ème/10ème siècle de notre ère mais quel crédit peut-on accorder à cet écrit tardif ?

Il n’existe pas, à ce jour, de source littéraire soit écrite de la main des Parsis, soit des Indiens qui les virent arriver ou d’un observateur extérieur. Cet écrit est uniquement basé sur une tradition orale (9). Il s’agit de prime abord, au même titre que le Šhanāmeh de Ferdowsi dont l’auteur s’inspire, d’un récit mythique (10) puisant dans le répertoire des textes moyen-perses.
Il fait référence aux textes de l’Avesta perdus et brûlés par Alexandre et aux 300 ans de tyrannie qui s’ensuivirent mais aussi à la période de désespoir et de ruine qui succéda aux conquêtes arabes et qui força les futurs Parsis à l’exil pour assurer la survie de leur religion.
Toutefois, depuis 2002, des archéologues indiens, mûs par la volonté d’évaluer le caractère historique du Qesse-ye Sanjān (11), ont découvert des preuves matérielles (daxmeh (12) et os concentrés en son centre (13),monnaies, poteries, etc. ) qui permettent de penser que des mazdéens se trouvaient sur la côté ouest de l’Inde depuis au moins le Vème ou VI ème siècle, voire peut-être le III ème siècle de notre ère, soit bien avant l’époque mentionnée par cette histoire, sous l’empire Gupta puis la dynastie Maitraka (14). Les fouilles entreprises là où les Parsis sont censés avoir accosté à la fin de leur voyage, montre que Senjan, à la différence d’aujourd’hui, était une zone portuaire et économique importante, cosmopolite, où se mêlaient Hindous, Arabes, Persans, Chinois et d’autres communautés jouant un rôle dans les échanges commerciaux est-ouest à travers l’océan indien.

En conséquence, il y a de fortes probabilités pour que les futurs Parsis ne se soient pas rendus en terre inconnue et qu’ils aient su pouvoir accoster à Senjan, qu’ils connaissaient de par les échanges commerciaux entretenus, et où ils seraient accueillis par des coreligionnaires, avec lesquels des liens avaient été maintenus depuis au moins l’époque sassanide. Nous pouvons également penser que les motifs de ce voyage n’étaient pas uniquement religieux mais également (et peut-être surtout) économiques.

Entre les communautés d’Iran et d’Inde, le commerce maritime de ces marchands, qui se sont établis à Senjan et dans les villes environnantes, pouvait continuer à se développer.
La question subséquente qui se pose est celle de déterminer si ces deux groupes possédaient les mêmes textes liturgiques et les mêmes pratiques. Les zoroastriens qui vivaient dans le Gujarat avant l’arrivée des zoroastriens d’Iran s’en sont-ils tenus à une pratique rituelle héritée de l’époque sassanide, peut être influencée par la production littéraire plus tardive ?

La recherche sous influences

L’entreprise d’Anquetil-Duperron et l’intérêt porté aux études zoroastriennes sous un angle particulier permettent d’illustrer les influences subies par la recherche et les idées ainsi que les dérives, volontaires ou non, auxquelles elles peuvent mener selon l’époque durant laquelle elles ont été étudiées et au vu des modèles auxquels on a essayé de les faire coller. Des particularités culturelles et historiques sont alors évincées et corriger ces erreurs d’orientation peut demander du temps et des efforts considérables qui pourraient être engagés dans des voies plus utiles et fructueuses.

Pour la rédaction de son ouvrage, Anquetil-Duperron a décidé de faire un choix parmi deux textes qui auraient pu, à première vue, se compléter. Le Zand-i Avesta et l’Avesta-i-Sadeh. Le choix du premier a été influencé par l’erreur de croire que le terme Zend faisait référence à la langue dans laquelle il était écrit. Ce terme désigne non pas le pazānd mais le fait qu’il s’agisse d’un commentaire, d’une exégèse à travers des gloses, des commentaires et des traductions écrit en moyen-perse. Et c’est dans cette langue moyen-perse (on parle de pehlevi lorsqu’il s’agit d’un écrit religieux en moyen-perse), que les textes nous sont parvenus dans leur entièreté. Leur étude est donc, malgré la difficulté de l’écriture, l’ambiguïté des termes et les araméogrammes qui composent cette langue, nécessaire pour comprendre la structure et la composition de cet ensemble complexe de textes. Ils sont également essentiels pour retracer l’évolution de l’interprétation donnée par les zoroastriens d’Inde et d’Iran aux rituels et cérémonies religieuses ainsi que les différences qui séparent ces versions. Dès l’origine, la connaissance des textes liturgiques mazdéens passera par le prisme des Parsis d’Inde. Une telle connexion a été plus que précieuse à l’étude des textes avestiques et leur édition par Geldner mais elle a orienté la recherche dans une voie très subjective.

L’enjeu représenté par la connaissance des textes de l’Orient au XVIIIème siècle était également au centre d’une guerre idéologique opposant les tenants de la religion catholique à ses détracteurs. Des figures comme Voltaire, Grimm ou Diderot voulaient voir en Zarathuštra, de son nom héllénisé, Zoroastre, une arme contre le christianisme alors qu’Anquetil-Duperron affirmait qu’il n’y avait rien dans l’Avesta qui puisse être utilisé contre celui-ci. Mieux, l’historicité de la figure de Zoroastre est plus que douteuse. Son nom est attesté par les sources grecques mais sa réalité historique n’est esquissée que par les plus tardives d’entre elles, dont les textes de Diogène Laërce. Sur la base de ces sources et la foi mazdéenne, cette donnée n’a pas été remise en doute par l’érudition pendant très longtemps. Elle s’est au contraire consolidée à partir de la moitié du XIXème siècle quand Martin Haug impose la conviction que Zoroastre est l’auteur direct des Gāthās. Cette historicité va être progressivement remise en question à partir des travaux purement linguistiques de Jean Kellens et Eric Pirart dans les années 80. Cette nouvelle présentation du corpus mazdéen s’est effectuée dans la foulée des travaux sur les Gāthās datant de la fin des années 50 qui présentent non plus comme le sermon d’un prophète à un groupe humain mais comme les hymnes archaïques qu’un groupe humain adresse à des divinités dans un contexte sacrificiel. Cependant, cette vision n’a pas remporté l’adhésion inconditionnelle des iranologues, loin de là. Cette approche, héritée d’un présupposé calqué sur un modèle judéo-chrétien, continue à diviser la communauté scientifique aujourd’hui (15).

Notes :
(1) Sur son récit de voyage et les textes qu’il a rapporté d’Inde, voir A. Duperron, Relation de voyage en préliminaire à la traduction du Zend Avesta, présentation, notes et bibliographie par J. Deloche, M. Filliozat et P-S. Filliozat, Ecole française d’extrême Orient, Maisonneuve et Larose, Paris, 1997.
(2) Ainsi nommée car faisant référence aux livres de l’Avesta, le corpus divisé en deux strates distinctes : le vieil-avestique et l’avestique récent. Langue dont le voyage jusqu’à nous reste trouble et dont le système d’écriture a été expressément et uniquement inventée pour mettre par écrit, entre le IVème et le VIème siècle, les textes de l’Avesta transmis oralement.
(3) Pazānd (ou vidāvdād), avestique : widaāwa-dāta-, pahlavi : jud-dāw-ād, loi de répudiation des démons. Il s’agit d’un des textes de l’Avesta.
(4) Pahlavi : première création. Compilation du 9ème siècle traitant de la cosmologie et la cosmographie sur base des écrits zoroastriens.
(5) Voir Kayqubad, 1964 ; Williams, 2007, 2008, 2009.
(5) Vers 1599. Voir Williams, 2007, 20-21.
(7) Williams, 2009, 89 ; Duperron,1997, 343-344.
(8) Boyce, 1979, 167.
(9) Vitalone, 1987, 5.
(10) Williams, 2009, 29.
(11) Voir Nanji, 2005 ; Nanji et Dhalla, 2007.
(12) Tour du silence.
(13) La preuve indiscutable de la présence de zoroastriens en ce lieu car les tours du silence sont un complexe mortuaire appartenant exclusivement aux pratiques de cette communauté religieuse. Voir Nanji et Dhalla, 2007, 40-42 et 50.
(14) Des monnaies à l’effigie des dirigeants de ces empires sont également présentes dans la numismatique retrouvée à Sanjan.
Voir Prabhune et Sathe, 2013.
(15) Voir notamment Stausberg, M., Vevaina, Y.S.D. (2015), The Wiley Blackwell Companion to Zoroastrianism, Wiley-Blackwell, Oxford.

Quelques références bibliographiques :
Anquetil-Duperron, A.H. (1997), Voyage en Inde 1754-1762, Relation de voyage en préliminaire à la traduction du Zend-Avesta, eds. J. Deloche, M. Filliozat, and PS Filliozat.
Ecole Française d’Extrême-Orient, Maisonneuve et Larose, Pérégrinations Asiatique, Paris. Geldner, K.F. (1887-1896), Avesta, the sacred book of the Parsis, ed. by K. Geldner.
Prabhune, P., Sathe,V. (2013), "Catalogue of Coins from the Excavations at Sanjan, Umbargaon Taluka, District Valsad, Gujarat)", in Rajaguru, S., Deo, S.G., etc., Sanjan Excavation Report Volume 3, Early Medieval Senjan, Aspects and Analysis, BAR International Series 2509, Archeopress, Oxford.
Williams, A. (2009), The Zoroastrian Myth of Migration from Iran and Settlement in the Indian Diaspora, Text, Translation and Analysis of the 16th Qesse-ye Sanjān ‘The Story of Senjan’, Brill,Leiden.
Whitehouse, D., & Williamson, A. (1973), "Sasanian maritime trade", British Institute for Persian Studies, vol.11, Tehran, 29-49.

Publié le 25/04/2019


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


 


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