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En France, le salafisme est souvent observé à la lunette des débats politiques sur sa compatibilité avec les valeurs républicaines. La littérature anglo-saxonne offre au contraire un point de vue décentré des pays occidentaux et de leurs polémiques. L’étude de la généalogie du salafisme réalisée dans le présent ouvrage permet d’identifier les sources théologiques et géopolitiques de ce courant religieux ainsi que la diversité de ses manifestations locales eu égard à la doctrine, à la politique, à la violence et à l’identité.
Les salafistes ont ceci de commun qu’ils revendiquent tous la filiation imitative des as-salaf as-salih (les pieux ancêtres), entendus comme les trois premières générations de musulmans : le premier cercle constitué autour du prophète (612-690), les tabi’un (690-750) et les atba’ at-tabi’in (750-810) (page 3). Pourtant, des controverses théologiques majeures traversent le salafisme non seulement en ce qui concerne le dogme (‘aqida) et la loi (fiqh), mais également l’attitude (manhaj) à adopter face au pouvoir politique ainsi qu’à l’usage de la violence (jihad, takfir) (1). Ces désaccords, dont l’ouvrage a vocation à détailler l’origine et la nature, proviennent d’une tension irréductible entre, d’une part, l’injonction fondamentale à se soumettre et à promouvoir le tawhid (doctrine de l’unicité divine) et, d’autre part, les moyens nécessaires pour mettre en œuvre cette injonction. Il apparait ainsi que « le fort accent mis sur la pureté doctrinale et l’approche littéraliste […] conduit inévitablement à des disputes internes, des scissions et à la fragmentation » quant aux moyens requis pour diffuser la doctrine salafiste (p. 12). La méthode privilégiée doit-elle être celle de la da’wa (appel, prédication) et de la tarbiya (éducation), celle de la politique partisane (hizbiyya) ou celle de la violence (jihad) contre le régime impie (takfir) ? A la première tension théologique s’ajoute ainsi une tension politique, celle « entre l’obéissance totale au chef politique, même s’il est corrompu (la doctrine originelle de Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhab) et l’adoration totale de Dieu » (p. 19). Si, comme l’indique cette citation, les différentes branches salafistes partagent en effet une base théologique commune avec le wahhabisme, elles possèdent toutefois leur(s) propre(s) généalogie(s) et développent leurs propres interprétations et méthodes en fonction des circonstances locales et de leur modalité d’inscription dans les réseaux transnationaux.
Ainsi, la notion de « salafisme », telle qu’elle est employée dans l’ouvrage, renvoie à « toutes les hybridations intellectuelles qui ont germé du substrat wahhabite en Arabie saoudite à partir des années 1960 » (p. 62). La dissociation salafisme-wahhabisme est essentiellement le fait du sheikh al-Albani qui, au nom de l’ijtihad, rejette l’adhésion du wahhabisme aux règles d’exégèse du hanbalisme (2). Considérant que Muhammad ‘Abd al-Wahhab était salafiste en crédo (‘aqida) mais pas en droit (fiqh), al-Albani remet directement en cause l’autorité des ‘ulama saoudiens, ouvrant ainsi la voie à l’autonomisation du référentiel salafi. C’est pourquoi, alors même qu’ils bénéficient d’aides financières saoudiennes, certains groupes comme Ahl-e Hadith au Pakistan ne considèrent pas les wahhabites comme de « vrais salafistes » mais comme des conformistes (muqallid) (p. 129).
L’émancipation du salafisme vis-à-vis de la tutelle wahhabite se traduit également par une diversification des doctrines et des comportements. Le concept d’al-wala’ wa-l-bara’ (l’allégeance et le désaveu), central dans l’idéologie salafiste, en est un bon exemple. Pour les wahhabites, d’abord, être musulman implique de désavouer (bara’) les non-musulmans et de leur montrer de l’hostilité ; c’est une partie intégrante de la foi et un moyen de renforcer la piété (p. 88). Pour la majorité des salafistes quiétistes vivant dans des sociétés non-musulmanes, cela se traduit par une logique communautariste et de sécession vis-à-vis de la sociabilité dominante. Les jihadistes en revanche, notamment les disciples d’Abu Muhammad al-Maqdisi, politisent le concept d’al-wala’ wa-l-bara’ et lui associent celui de takfir (excommunication), de sorte que ce ne sont plus les non-musulmans ou la société au sens large qui sont rejetés mais le chef d’Etat qui ne gouverne pas au moyen des lois islamiques (shirk al-hakimiyya). Le jihad, qu’al-Maqdisi conçoit « comme la conséquence naturelle du bara’ [désaveu] », doit ainsi être déclaré contre le leader impie afin de le renverser et in fine de réorienter l’allégeance (wala’) des musulmans vers Dieu et sa parole transposée en loi (p. 95). Cette divergence d’interprétation et d’usage d’al-wala’ wa-l-bara’, d’un outil servant à renforcer la rectitude religieuse jusqu’à un instrument idéologique, est indicatif du degré de fragmentation de l’orthodoxie salafiste.
En dépit de cette fragmentation, le salafisme exerce une forte attraction en raison « de la forme d’autorité qu’elle promeut », celle d’une authenticité originelle enracinée dans l’imitation du prophète (p. 37). C’est la spécificité de ce courant religieux : elle revendique la « certitude religieuse » (p. 36). Or, c’est précisément la propension du salafisme à revendiquer le monopole de l’islam ‘vrai’ qui favorise les divergences, chacune des branches salafistes ayant la ferme conviction de sa rectitude religieuse. Le paradoxe veut donc que la diversité des salafismes aille de pair avec sa prétention universaliste ; il découle directement de l’autonomisation du salafisme vis-à-vis de l’establishment wahhabite saoudien, notamment via les moyens de communication modernes, internet en tête, et des dynamiques transnationales que leur utilisation engendre. Comme le résume Laurent Bonnefoy, l’ambition universaliste salafiste « implique une volonté de contourner les Etats et permet aux salafistes de pénétrer facilement les flux transnationaux » (p. 326).
Or, c’est dans l’articulation entre, d’une part, des formes émancipées du salafisme suivant une logique transnationale et, d’autre part, des pratiques religieuses locales, que réside le processus de diversification du salafisme. Sa dimension globale ne doit ainsi pas être exagérée car ce sont en grande partie les contextes nationaux et locaux qui déterminent les pratiques salafistes (p. 302, 303). Plus encore, raisonner en termes de « salafisme » est problématique dans la mesure où cela efface les spécificités locales et empêche de déterminer l’influence du local sur l’idéologie globale (p. 344). A Bale, en Ethiopie, on pourra ainsi observer une mouvance salafiste soutenant la lutte ethno-nationaliste du Front de Libération d’Oromo, alors même que le salafisme ‘global’ rejette les Etats-nations (p. 28). En Palestine, au contraire, les salafistes conservent la posture apolitique wahhabite et ne se prononcent pas sur la question palestinienne ; une attitude « unique dans le spectre religieux et politique palestinien » au sein duquel toute légitimité islamiste découle de la capacité à dénoncer la colonisation et à lutter contre Israël (p. 229 & p. 238). En France, « l’identité négociée » des salafistes se construit au croisement entre, d’une part, l’application littérale des normes wahhabites – une influence transnationale donc – et, d’autre part, la socialisation dans les banlieues et le rapport à la laïcité – deux éléments bien locaux (p. 367). Au Yémen, « loin de n’être qu’un processus de ‘Saudisation’ » téléguidée par l’Etat saoudien, le salafisme est le produit de l’interpénétration des sociétés yéménite, saoudienne et est-africaine via la circulation de livres, d’enregistrements audio et d’étudiants. Son orientation critique vis-à-vis du sponsor saoudien illustre la manière « dont le soutien financier ne se traduit pas automatiquement en une alliance » ni en une simple réplication religieuse (p. 340 & p. 355). Au Royaume-Uni, enfin, « le salafisme s’est tellement diversifié qu’il n’est plus identifiable comme mouvement unique » (p. 384) et, de ce fait, ne peut pas être appréhendé comme la simple exportation d’un modèle de salafisme ‘global’.
La difficulté à raisonner en termes de « salafisme » et de modèle global est également valable dans le cas du jihadisme. La classification traditionnelle quiétistes - politiques - jihadistes « peut nous induire en erreur en nous faisant penser que les jihadistes contemporains sont simplement des éléments radicalisés ou des sous-produits d’un phénomène salafiste plus large » (p. 281-282). Au contraire, le jihadisme s’est construit à la croisée de quatre courants idéologiques : le qutbisme (Sayyed Qutb), la salafiyya d’Ibn Taymyya, le wahhabisme et les Frères musulmans. Le théoricien jihadiste Abu Mus’ab Al-Suri considère ainsi le salafisme comme une source directe mais tardive du jihadisme (guerre d’Afghanistan 1979-89) (p. 285). Par ailleurs, si son influence s’est accrue par la suite sur la mouvance jihadiste, c’est Abu Muhammad al-Maqdisi qui acte l’émergence d’un véritable courant salafiste-jihadiste en faisant « l’union entre l’appel au monothéisme [tawhid] et le jihad » (p. 253 & p. 269). Cette unité ne signifie toutefois pas absence de désaccords. Comme pour la mouvance salafiste, les salafistes-jihadistes adoptent différentes « préférences politiques » que Thomas Hegghammer classe en cinq catégories : state-oriented, nation-oriented, umma-oriented, morality-oriented et sectarian (p. 256 & p. 259).
En plus des inspirations multiples du jihadisme, un autre élément indique la difficulté d’inscrire les jihadistes à l’extrémité du spectre salafiste, à savoir la propension du substrat salafi à déclencher des schismes et des conflits internes ainsi qu’à réfréner le départ au jihad dans certains cas. Aussi « la diffusion des doctrines puristes salafistes dans le courant jihadiste, au lieu d’être une source de renouveau, a au contraire constitué un obstacle considérable à la mobilisation jihadiste » (p. 281-282). Le salafiste yéménite Muqbil ibn Hadi al-Wadi’i accusera ainsi Ben Laden d’être la cause de la guerre civile (ra’s al-fitna) au Yémen. Second exemple, des salafistes refuseront de combattre aux côtés des Taliban lors du jihad afghan en raison de l’affiliation de ces derniers à l’école hanafite, « mettant ainsi en danger la légitimité d’Al-Qa’ida au moment où Ben Laden consolidait son alliance avec le Mullah ‘Umar » (p. 297).
Divisés sur la doctrine et sur le jihad, les salafistes sont également confrontés à la problématique de l’engagement en politique, traditionnellement considéré comme a-islamique et source de fitna (guerre civile) au sein de l’umma (communauté musulmane) (p. 7 & p. 19 & p. 47). Si, en Indonésie, les salafistes n’hésitèrent pas à promouvoir le slogan « ’aqida salafi, manhaj ikhwani » invitant à combiner la doctrine salafiste et la posture politique frériste (p. 187), de manière générale les salafistes s’opposent aux islamistes (comme les Frères musulmans) dans leur conception de la politique (partisane) et du politique (la structuration de la société par le pouvoir). Pour les islamistes en effet, « l’avènement d’une société musulmane [islamique] relève de la responsabilité de l’ingénierie sociale de l’Etat » alors que pour les salafistes elle relève d’un effort collectif pour purifier la doctrine et les pratiques individuelles (p. 150). Comme l’écrit Ahmad Muhammad al-Tahir, un sheikh d’Ansar al-Sunna au Soudan, c’est seulement à travers « l’appel à la doctrine ‘vraie’ (da’wa ila al-‘aqida al-sahiha) […] que les affaires [humaines] seront rectifiées, et de la rectitude de la société découlera la rectitude de l’Etat » (p. 160-161).
Cette divergence de philosophie politique trouve une illustration dans la mise en œuvre d’un autre concept important du salafisme, al-amr bi-l-ma’ruf wa-l-nahy ‘an al-munkar (ordonner le bien et interdire le mal), aussi appelé hisba (contrôle des mœurs). Pour les salafistes quiétistes, la hisba constitue une surveillance informelle et une correction apolitique des mœurs dans le but de « conformer la réalité (taghyir al-waqi’) au texte ». Pour les salafistes révisionnistes, comme le groupe égyptien al-Jama’a al-Islamiyya, la hisba doit au contraire « développer une jurisprudence de la réalité (fiqh al-waqi’) » de manière à ce que le texte soit lu à la lumière des circonstances actuelles et non à ce que la réalité doive se conformer aux exigences du texte (p. 217).
Trois éléments constitutifs du salafisme sont identifiés par l’ouvrage : la théologie, centrée sur le concept de tawhid (unicité divine), le droit, fondé sur l’ijtihad (interprétation) et sur le rejet du taqlid (imitation des écoles juridiques) (3), et la politique, à savoir le rapport des militants à la société, au pouvoir politique et aux moyens respectifs de leur amélioration (p. 50).
En matière de théologie, la revendication salafiste du monopole de l’islam authentique n’empêche pas la partition de la mouvance tant sur le plan de la piété et de ses manifestations (interprétations divergentes d’al-wala’ wa-l-bara’ et de hisba) que sur celui des spécificités locales. En d’autres termes, il n’existe pas de « mouvement salafiste transnational unique » (p. 250-251). Cela signifie que le ‘salafisme’ en tant que catégorie n’est opérationnelle que quand elle est « contextualisée et définie en relation avec les acteurs concurrents dans le champ politique local » (p. 250-251). Ce salafisme ‘glocal’, défini par le croisement entre échanges transnationaux et contextes nationaux, se développe à la faveur d’un processus de globalisation religieuse (marché du religieux) dans lequel la forte attractivité qu’il exerce repose sur sa capacité à imposer sa supériorité morale et à incarner l’orthodoxie musulmane. Le salafisme n’est dans ce sens pas dissociable d’un phénomène d’individualisation du religieux dans le cadre duquel l’autorité se construit par la critique de la « tradition religieuse transmise » et la construction d’une identité alternative fondée sur le développement et le salut individuel, « bien loin des autorités traditionnelles génératrices d’identités de groupe » (p. 377). Un salafisme postmoderne donc, qui privilégie le consentement individuel autonome sur la contrainte collective hétéronome.
Roel Meijer (ed.), Global Salafism : Islam’s New Religious Movement, London, Hurst & Co. Publishers, 2009, 424 p.
Lire également :
– Salafisme (1) : Origines et évolutions doctrinales
– Salafisme (2) : manifestations et classifications contemporaines
– Salafisme (3) : le cas tunisien
– Entretien avec Mohamed-Ali Adraoui – Du salafisme aux salafismes : l’incidence des Révolutions arabes sur le fondamentalisme salafi
Notes :
(1) Voir article 2.
(2) Voir articles 1 et 2.
(3)Voir articles 1 et 2.
Théo Blanc
Théo Blanc est actuellement étudiant du master Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble sous la supervision de Jean Marcou. Il s’intéresse en particulier aux questions de salafisme, d’islam politique et de jihadisme.
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