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Par Mathilde Rouxel
Publié le 21/03/2017 • modifié le 21/03/2017 • Durée de lecture : 6 minutes

The winners of the Goethe Medals 2015, Neil MacGregor (L, 68), British museum director and designated founding director of the Berlin Palace, Syrian philosophher Sadik Al-Azm ® and representing the German-Brazilian cultural manager Eva Sopher, her daughter Renata Rubim (3.f.l) and godchild Ulrike Muehlschlegel (2.f.r) and president of the Goethe institute, Klaus-Dieter Lehmann (2.f.l) pictured after the Goethe Medals 2015 award ceremony in Weimar, Germany, 28 August 2015.

PHOTO : MARTIN SCHUTT/DPA
MARTIN SCHUTT / DPA / AFP

« L’athée officiel du monde arabe » (1)

Sadik al-Azm est issu d’une riche famille aristocrate sunnite de Damas (2), qui contrôla pendant longtemps le pouvoir politique de la ville. Du côté de son père, il descendait de Sadik Pacha Al-Mu’ayyad al-Azm, ambassadeur plénipotentiaire et aide de camp du Sultan Abdülhamid II. Grand admirateur d’Atatürk, son père fut pour sa part engagé dans la bataille de Gallipoli dans les Dardanelles (avril 1915-janvier 1916) et passa quelques années à Paris ; il devint ensuite chef du corps des sapeurs-pompiers à Damas (3).

Il est formé chez les Frères Maristes catholiques de Damas puis au Lycée évangéliste protestant de Saïda. Il commence son parcours universitaire à l’université américaine de Beyrouth, où il cultive un rapport non-partisan et non-dogmatique au marxisme, puis part achever son doctorat en philosophie à l’université de Yale, aux États-Unis en 1963. À son retour au Moyen-Orient, il devient enseignant à l’université américaine de Beyrouth.

Dans un long dialogue entre l’auteur et l’intellectuel syrien Saqr Abou Fakhr, dont une traduction en français a été publiée en 2008 parmi des textes rassemblés sous le titre Ces interdits qui nous hantent (4), Sadik al-Azm revient sur son parcours personnel et tente de prendre du recul sur le cadre familial dans lequel il s’est développé, lui ayant offert une éducation qui ne mettait pas la religion au cœur de l’apprentissage et de l’émancipation. « Ces circonstances », écrit-il, « m’ont protégé des spectres des crises spirituelles et psychologiques, qui auraient pu me saisir lorsque j’ai commencé à développer un certain intérêt pour le panarabisme et le nationalisme, des idées qui étaient très répandues pendant ma jeunesse ». Nombreux sont ses amis, écrit-il dans plusieurs de ses livres, qui furent touchés par la crise existentielle provoquée par l’apparition même d’une nouvelle conception du monde arabe. Très vite en effet, Sadik al-Azm se distingue en proposant des réflexions sur l’incompatibilité de ces idées modernes, nationalistes et progressistes, avec le modèle traditionaliste qui restait incontestablement ancré dans la société arabe.

C’est selon lui cette incapacité, avant tout autre chose, qui est à l’origine de la défaite arabe de 1967 contre Israël, qui marqua profondément sa génération. Dans l’ouvrage, traduit en anglais en 2011 mais originellement publié en 1968 en arabe à Beyrouth, Self-Criticism After the Defeat (Autocritique de la défaite), Sadik al-Azm tente de replacer sur les épaules des peuples et des sociétés arabes la responsabilité de cette défaite imprévue qui transforma profondément l’opinion arabe sur la défense du territoire palestinien. En reprenant les textes écrits suite à la défaite par les commentateurs, journalistes et chercheurs arabes, il soulève l’absence d’autocritique et propose d’autres perspectives d’analyse, en situant les causes de l’échec de la guerre dans l’état de sous-développement social, culturel, économique et politique des sociétés arabes. Ce livre, très vite devenu un classique, est immédiatement suivi en 1969 de Critique of Religious Thought (Critique de la pensée religieuse) pour lequel il se trouve emprisonné, à Beyrouth, pendant dix jours en 1969, à la suite de plaintes d’associations islamiques libanaises. Kamal Joumblatt, ministre de l’Intérieur, et la mobilisation des forces de gauche, permettent sa libération. Il ne récupère toutefois pas son poste à l’université américaine, de laquelle il est licencié en 1969 pour avoir non seulement signé une pétition demandant le retrait des troupes américaines du Vietnam, mais aussi en raison d’un débat sur la religion qui l’avait opposé au diplomate et intellectuel libanais Charles Malek (5).

Il rentre en Syrie au moment de l’invasion israélienne du Liban, en 1982. Auparavant, rattaché au Centre de recherches palestiniennes de Beyrouth, il publie des Études critiques de la pensée de la Résistance palestinienne (1973) sur le Septembre noir jordanien qui conduisit au départ de l’OLP. Son manque de soutien au régime baathiste est souvent obstacle à l’évolution de sa carrière ; il est, pour un tems, relégué à l’enseignement de l’anglais (6). Il participe activement au « Printemps de Damas » des années 2000 et 2001, qu’enclencha la mort d’Hafez al-Assad et l’arrivée au pouvoir de son fils Bachar (7) : il signe le « Manifeste des 99 », qui réclamait une libéralisation et une démocratisation du système politique ainsi que la restauration des libertés publiques. En février 2001, il signe la « Déclaration des 1000 », pensée dans la droite ligne du manifeste, bien que plus radicale et appelant à la constitution de comités de la société civile. En 2006, il signe également la pétition « Beyrouth-Damas-Damas-Beyrouth » pour défendre la reconnaissance par l’État syrien de la souveraineté de l’État libanais, et appeler au retrait des troupes syriennes suite au « Printemps libanais » de 2005 (8). Cette signature lui vaut aussi de la prison - qu’il évite, Sadik al-Azm étant alors hors de la Syrie.

Influence

Sadik al-Azm est une figure particulière du paysage intellectuel arabe. Rares sont en effet les penseurs qui critiquent si systématiquement leur région d’origine, ce qu’il fit sans concession : il critique la guerre des Six jours de 1967, la fatwa conduite par Téhéran contre Salman Rushdie, discute les concepts qu’Edward Saïd avait développé dans son livre célèbre L’Orientalisme. L’Orient vu par l’Occident, conteste la guerre en Irak et critique vivement le fondamentalisme religieux. Critique of Religious Thought, publié en 1969, est d’ailleurs l’un des livres qui furent les plus controversés, mais aussi les plus influents sur le rôle de la religion dans les politiques arabes. Publié à l’origine en 1969 aux éditions Dar al-Tali’a, et réimprimé par le même éditeur en 2009, quarante ans plus tard, il suscite l’écriture de plus de 1500 pages de commentaires, selon l’hebdomadaire qatari Al-Raya (9) ; l’ouvrage s’attaque aux leaders politiques et religieux - ainsi qu’aux médias qui leur offrent leurs tribunes - qui jouent sur les sentiments des peuples, incitant une remontée du sentiment religieux que Sadik al-Azm déplore. À partir d’une lecture marxiste-matérialiste de la religion, il tient dans ce livre à montrer comment « les régimes arabes trouvent dans la religion une béquille dont ils peuvent se servir pour calmer le public arabe et recouvrir leur incompétence et leurs échecs, étalés au grand jour par la défaite, en recourant à des explications religieuses et spirituelles pour justifier la victoire d’Israël » (10). L’influence de cet ouvrage est considérable ; il illustre une particularité de cet Orient dans lequel s’ancrent deux mondes en vis-à-vis, dans ce que le grand penseur allemand Stefan Wild décrivait comme « L’affaire Sadik Jalal al-Azm » (« Die Affäre Sadik Jalal Al-Azm ») : celui d’un arabisme éclairé influencé par les philosophies des Lumières et celui d’un retour à l’obscurantisme religieux et sectaire (11) - il est d’ailleurs accusé avec ces réflexions d’attiser les haines sectaires et est brièvement emprisonné par le régime. Al-Azm accuse le monde arabe lui-même, dans son incapacité à faire son autocritique et rejetant toutes ses frustrations sur l’étranger occidental, de ne pas assumer ses responsabilités et d’être responsable de ses échecs. Ses réflexions laïcistes ont été largement répandues en Europe, comme en témoigne notamment un article du Monde Diplomatique, signé de Sadik al-Azm lui-même (12) publié en 2001, et où il interroge la compatibilité de l’Islam avec ce qu’il appelle l’« humanisme laïc », et qui réunit sous sa plume les notions de modernité, de laïcité, de démocratie et de liberté d’expression. Un autre grand pan de son œuvre est la paire d’ouvrages rédigée à la défense de Salman Rushdie, visé par une fatwa de l’imam Khomeini suite à la publication de son ouvrage Les Versets sataniques. En proposant une analyse approfondie de ce roman, Sadik Al-Azm défend la liberté d’expression dans la fiction : de nombreux textes sur cette affaires ont été traduits en français dans le recueil de texte Ces interdits qui nous hantent, publiés en 2008 aux éditions La Parenthèse.

Seule une partie de son œuvre est traduite en anglais ; pourtant, membre de l’Académie européenne des Sciences et des Arts, Sadik Jalal al-Azm a reçu au cours de sa carrière de nombreuses distinctions (Prix Erasmus en 2004, décerné par le Praemium Erasmianum ; prix Leopold-Lucas en 2004 également, décerné par l’Université de Tübingen ; médaille Goethe en 2015 décernée pour avoir rendu des « services exceptionnels aux relations culturelles internationales ») et demeure tant en Europe qu’en Orient l’un des grands penseurs du XXe siècle.

Notes

(1) Sadik al-Azm à propos de lui-même, voir Al-‘Azm Sadik Jalal, Ces interdits qui nous hantent, Marseille, Éditions Parenthèses, MMSH/IFPO, 2008, 186 p.
(2) “Sadik al-Azm”, Encyclopedia, article issu de la Biographical Encyclopedia of the Modern Middle East and North Africa, Thomson Gale, 2008. En ligne : http://www.encyclopedia.com/international/encyclopedias-almanacs-transcripts-and-maps/al-azm-sadik-1934
(3) Franck Mermier, « Mort du philosophe syrien Sadik Jalal al-Azm », Le Monde, 18/12/2016, http://abonnes.lemonde.fr/disparitions/article/2016/12/18/mort-du-philosophe-syrien-sadik-jalal-al-azm_5050908_3382.html
(4) Al-‘Azm Sadik Jalal, Ces interdits qui nous hantent, op. cit.
(5) Franck Mermier, op. cit.
(6) Ibid.
(7) « Sadik al-Azm (1934-2016) », Institut für die Wissenshaft com Menschen/Institute for Human Sciences, http://www.iwm.at/the-institute/news/sadik-al-azm-1934-2016/
(8) Kersten Knipp, “An argumentative Arab Enlightener”, Qantara, 2009, https://en.qantara.de/content/portrait-sadiq-al-azm-an-argumentative-arab-enlightener
(9) Elie Chalala, Michael Teague, “40 Year-Old Classic Remains Influential : Sadiq Jalal al-Azm’s ‘The Critique of Religious Thought’”, Al-Jadid, Vol. 16, No. 62 (2010), disponible en ligne : http://www.aljadid.com/node/2039
(10) Notre traduction. ‘Arab regimes found in religion a crutch they could use to calm down the Arab public and cover-up for their incompetence and failure laid bare by the defeat, by adopting religious and spiritual explanations for the Israeli victory.”, introduction de Critique of Religious Thought.
(11) Chibli Mallat, « Sadik Jalal al-Azm et le soir d’Alep, ou lorsque l’humanité se tourne le dos », L’Orient - Le Jour, 13/12/2016, https://www.lorientlejour.com/article/1023599/sadik-jalal-al-azm-et-le-soir-dalep-ou-lorsque-lhumanite-se-tourne-le-dos.html
(12) Sadik Jalal al-Azm, « Une lente laïcisation ».

Publié le 21/03/2017


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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