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SPECIAL CRISE AU MAGHREB ET AU MOYEN-ORIENT : Bachar el-Assad : Du printemps de Damas à celui de la répression

Par Samuel Forey
Publié le 04/05/2011 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 11 minutes

Poster syrien de Bachar al-Assad, Hafez al-Assad et Hassan Nasrallah

Crédits photos : Samuel Forey

« La Syrie a besoin d’être réformée : réformes économiques et sociales, abolition de l’état d’urgence, libération des prisonniers politiques. » Ces promesses ne datent pas de l’allocution de Bachar el-Assad du 30 mars dernier. Elles se retrouvent dans le discours d’investiture du nouveau président, 17 juillet 2000. Le début d’un mandat prometteur.

Il y a plus de dix ans, le raïs s’est présenté d’emblée comme un réformateur et a suscité d’immenses espoirs. Le régime sévère mis en place par Hafez semblait à bout de souffle. C’était le printemps de Damas : les Syriens découvrent Internet, débattent dans les cafés, les intellectuels fondent des clubs, des experts sont appelés pour moderniser le pays. Las, un an plus tard, le pays est repris en main. Arrestations, condamnations, exils forcés : la répression est rapide et efficace. Et le pays est rentré dans un hiver qu’il n’a depuis pas quitté. L’ONG Human rights Watch parle même, dans son rapport [1]. sur le bilan des dix premières années de la présidence Bachar, d’une « décennie perdue », sur le plan des droits de l’homme.
A vrai dire, les motifs de satisfaction sont peu nombreux. Une nouvelle classe affairiste, qui s’est enrichie sous le nouveau pouvoir, ne doit pas masquer l’appauvrissement général des Syriens. Les loyers augmentent, l’inflation grimpe – 15,40% en 2008, elle est depuis rééquilibrée – et, phénomène inédit, des enfants mendient dans les villes. La stabilité, sensée être l’un des seuls avantages du régime, est relative : les communautés se replient sur elles-mêmes quand elles ne s’affrontent pas. Enfin, sur le plan régional, Damas doit se retirer du Liban, abandonne définitivement le sandjak d’Alexandrette, territoire syrien donné par les Français à la Turquie en 1939.

L’audacieuse république arabe syrienne de Hafez el-Assad tenait tête à Israël. Elle bénéficiait d’une capacité de nuisance qui lui ouvrait les portes de Moscou et Washington. Aujourd’hui, quelques succès ponctuels, quelques ouvertures timides, la Syrie semble s’être repliée sur elle-même.

Comment pouvait-il en être autrement ? Le raïs actuel a été formé par son père sans pour autant savoir que faire de ce pouvoir qui lui a été donné. Sans véritable but, le docteur Bachar s’est vite retrouvé coincé. Réformer le pays, c’était risquer de perdre le régime. Ne pas le réformer, c’était risquer perdre la Syrie. Alors, « le régime syrien est entré dans une phase « post-populiste » où le maintien des privilèges du groupe au pouvoir l’emporte sur les promesses de développement » [2].

Pour faire un véritable bilan de ces dix dernières années de présidence, il faut comprendre comment Assad et son clan se sont essentiellement consacrés à se maintenir à la tête du pays. Comment d’une part ce clan s’est rétréci, à l’image de la Syrie et d’autre part, comment le régime peine à évoluer autrement que sous la contrainte.

Un clan rétréci, à l’image du pays

Bachar el-Assad prépare soigneusement son arrivée au pouvoir. Il prend en main, dès 1995, le dossier libanais, écarte ses concurrents – dont le vice-président, Abdul Halim Khaddam, aujourd’hui en exil. Il favorise l’élection d’Emile Lahoud en 1998. Séduit par l’ouverture économique du pays du Cèdre, il crée le « Groupe des 18 », un comité chargé de réfléchir aux réformes économiques. Le résultat est prometteur. Il alimente les réflexions du Printemps de Damas et on parle même – crime de lèse-majesté – de l’échec de la politique de Hafez. Quand Bachar prend le pouvoir, il nomme des technocrates, parfois hors du parti Baas, alaouites ou non, à des postes de responsabilité. Issam Zaim, Nibras Fadel : ces nouvelles figures côtoient les anciennes, comme Ghazi Kanaan.

Deux ans plus tard, Issam Zaim est mis en cause dans un coup monté et contraint à la démission, Nibras Fadel doit s’exiler et Ghazi Kanaan a été retrouvé suicidé en octobre 2005, deux semaines après avoir été interrogé dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat de Rafic Hariri. Le printemps de Damas s’est fané pour les intellectuels mais aussi pour les membres du gouvernement.
Le raïs a-t-il eu des velléités de réformes ? A-t-il été rattrapé par la direction du parti, par sa famille ? « Bachar el-Assad écoute beaucoup et peu, explique un diplomate occidental. Il a une cour de conseillers qui le renforce dans ses choix et il se considère de toute façon au-dessus des autres. Il est persuadé d’avoir toujours raison. » Dès la fin de 2001, Assad se fait plus discret. Et les réformateurs sont très vite remplacés par des membres du parti Baas dans un gouvernement de figuration, utile surtout pour représenter la diversité confessionnelle et communautaire du pays. Quant à l’entourage direct de Bachar, qui détient la réalité du pouvoir, il est composé de (très) proches : « la parentèle du président par filiation (comme son frère Maher Al-Assad, colonel de la Garde républicaine, son oncle maternel Muhammad Makhlouf ou le fils de celui-ci, le très puissant homme d’affaires Rami Makhlouf), mais aussi celui de la parentèle par alliance (comme l’époux de sa sœur Bouchra, Assef Chawkat, dont la carrière au sein de la Sécurité militaire a été fulgurante depuis son mariage) » [3].
Ce clan se dispute, se réconcilie, s’accuse et s’excuse – et reste, quoi qu’il arrive, soudé pour tenir le pouvoir. Un phénomène que les sociologues arabisants désignent sous le nom de ‘asabiyya, qui peut se traduire par « lien de sang » ou « force de cohésion ». Ou, plus précisément, « un groupe de solidarité fondé sur des relations personnelles et dont la finalité est précisément cette solidarité et non la mise en œuvre d’un objectif justifiant la création du groupe » [4].

D’un groupe ouvert à un clan rétréci [5] : une analogie qui résonne étrangement avec le positionnement régional de la Syrie. Sous Bachar el-Assad, ce pôle moyen-oriental s’est retrouvé enfermé dans ses frontières. Le départ de Tsahal du Liban sud en 2000 et la doctrine Bush, après l’invasion de l’Irak, rendent la position de la Syrie délicate. Le pays du cèdre est un moyen de pression ; l’objectif syrien n’est de le quitter qu’en échange d’une paix régionale. Mais Damas n’a pas les moyens de tenir. Les Libanais sont exaspérés. Sous Hafez, la corruption était à un niveau raisonnable – l’argent n’intéressait pas le lion (Assad en arabe). Sous Bachar, les montants augmentent. Et les services de renseignements se font plus brutaux.

Moukhayyam : une photo prise au Liban, en 2007, au camp de Nahr el-Bard : les Syriens sont partis et l’armée libanaise gère elle-même la reprise du camp palestinien. Crédit photo : Samuel Forey

Œuvre franco-américaine, la résolution 1559 réclame le retrait de toute troupe non libanaise sur le territoire. Elle sera appliquée : le 29 avril 2005, l’ONU confirme le départ de l’armée syrienne. Si Damas y fait toujours preuve, aujourd’hui, d’une réelle capacité de nuisance, via, entre autres, le Hezbollah, elle est privée d’une véritable rente. Selon des chiffres de l’AFP, « l’oligarchie syrienne percevait annuellement quelque 750 millions de dollars grâce à sa mainmise sur le pays » [6]. Il faut trouver de nouvelles alliances, de nouveaux débouchés. Bachar el-Assad se rend en Chine et y trouve là un modèle de développement qui lui convient – mais l’arrivée des marchandises chinoises sur le sol syrien étouffe les commerçants et artisans locaux. Il se tourne vers la Turquie, avalisant le rapprochement entre les deux pays, entamé depuis leur opposition commune à la guerre en Irak. Mais Bachar doit pour cela abandonner toute prétention sur le sandjak d’Alexandrette. Cette ancienne province syrienne était, jusqu’à récemment, toujours montrée comme dépendante de Damas sur les cartes du pays. Si le raïs a fait preuve de réalisme, c’est un échec symbolique pour la population. Et l’accord d’échange entérine l’affaiblissement de la Syrie. Les rapprochements avec l’Iran et le Qatar sont moins lourds en termes d’image. Mais la population sunnite voit d’un mauvais œil les touristes iraniens et la Syrie devient le vassal de Téhéran.

Toujours en quête de moyens de pression, Damas tente de déstabiliser l’Irak, tout en coopérant avec les puissances occidentales dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. Mais ce double jeu n’apporte, là encore, que peu de bénéfices sur l’aura régionale de la Syrie. Sur le plan interne, la situation « ni guerre, ni paix » avec Israël ne laisse pas dupes les Syriens. L’Etat hébreu continue à occuper le Golan et le pouvoir ne semble pas vraiment s’y intéresser. Le régime présente pourtant la résistance à Israël comme la principale justification de l’état d’urgence et des mesures policières. Les différentes tentatives de résolution du conflit n’ont pas abouti en raison de l’intransigeance des deux parties.

Le souvenir du Bilad ach-Cham, cette grande Syrie d’Antioche à Jérusalem, a laissé place au recul de tous côtés. La vassalisation de Damas et sa perte d’influence progressive la pousse à se refermer sur elle-même. Le régime, autrefois en mesure d’imposer son agenda aux grandes puissances, donne l’image d’un système aux abois. Les quelques succès diplomatiques sont en partie imposés de l’extérieur pour trouver des portes de sortie. Quand la France rouvre la porte à Bachar el-Assad, quand le Liban installe une ambassade à Damas, il s’agit surtout là de gestes mesurés vis-à-vis de l’extérieur. Mais l’effet d’annonce l’emporte généralement sur l’action. A bien des égards, sur le plan international, la Syrie semble avoir perdu l’initiative : « Cette fois, le pays ne combat pas pour imposer sa domination dans le Proche-Orient arabe, il lutte pour la survie du régime dans les frontières de la République arabe syrienne. » [7].

Des avancées relatives pour sauver le clan au pouvoir

Le printemps de Damas, on l’a vu, fut de courte durée. Néanmoins, la Syrie a ouvert, ces dernières années, le pays aux investisseurs privés en rompant avec l’idéologie du parti Baas. Le secteur public ne représente plus qu’une part minoritaire dans l’économie syrienne (environ 30 %). Cette évolution essentielle est surtout l’occasion pour le clan au pouvoir de changer la clientèle traditionnelle du régime – et de s’enrichir, encore plus.
Contrairement à son père, Bachar el-Assad n’accorde que peu d’importance à l’idéologie du Baas. Cet « alaouite de Damas », selon une expression, un brin méprisante, en vogue dans la rue syrienne, convoque le parti à deux reprises sous son mandat : à son arrivée au pouvoir, en 2000, où le Baas désigne l’unique candidat à l’élection présidentielle et le secrétaire général du parti. Le fils prend alors, officiellement, les affaires en main. Le parti est réuni une seconde fois, en 2005. L’objectif unique : passer à « l’économie sociale de marché » pour mieux enterrer l’idéologie du Baas qui, plus que jamais, reste une façade. Malgré ses deux millions d’adhérents, malgré son importance historique, le parti semble avoir été oublié depuis [8]. Le clan détient la réalité du pouvoir ; il l’exerce via son bras armé, les moukhabarat ; une nouvelle caste de privilégiés constitue la clientèle du régime, au détriment des ouvriers et des paysans. C’est ainsi que le régime oublie, dans la réforme, le mot « social ». Une part très limitée de la population profite du développement économique. L’immense majorité s’appauvrit. 1,5 millions de réfugiés irakiens s’installent en Syrie, renforçant l’économie parallèle, contribuant à faire monter les loyers. Parallèlement, l’exode rural continue et la Syrie, qui n’a toujours pas achevé sa transition démographique, se retrouve chaque année avec 200 000 nouveaux demandeurs d’emploi sur un marché anémique.

Dans ce sombre tableau, le peuple n’en peut plus. Rares sont les travailleurs à ne pas cumuler au moins deux ou trois emplois, fonctionnaires compris. Un chauffeur de taxi rencontré dans la région de Deraa en avril 2011 était en réalité vétérinaire ; mais la politique des transactions foncières du chef des services de renseignements locaux étouffait l’activité agricole [9]. La sécheresse qui régnait depuis quatre ans dans cette région du sud de la Syrie a peu à peu alimenté le mécontentement. « Ca fait plus d’un an que je fais le taxi entre la Jordanie et la Syrie, confie-t-il. Mais bien sûr, ça ne suffit pas. Il faut vraiment se sortir de cette crise. On veut juste travailler. » Qu’est devenu ce chauffeur de taxi, aujourd’hui, alors que l’armée fait le siège de Deraa et que la frontière est fermée ? S’il ne manifeste pas, s’il n’a pas été tué, il compte sûrement, comme le clan Assad, sur sa famille.

De tous côtés, on constate un repli confessionnel/communautaire face à la démission de l’Etat syrien. Hafez tenait la Syrie en jouant les communautés les unes contre les autres et l’ensemble contre la communauté sunnite. Bachar n’a pas vraiment changé de stratégie. Il donne toujours des gages aux onze communautés chrétiennes reconnues en Syrie, aux sectes chiites, aux autres ethnies, y compris les Kurdes. L’annonce de la régularisation de 300 000 apatrides du Kurdistan le 7 avril 2011 était un mouvement préparé de longue date. Mais on ne sait toujours pas si la régularisation est effective ou s’il s’agit d’un mouvement pour calmer une population volontiers remuante - une répression féroce s’est abattue sur les Kurdes de Qamishli en 2004 [10].

Donner et reprendre, annoncer sans réformer : là encore, la stratégie du raïs manque de clarté – en tant qu’homme d’Etat. La population, devant le retrait du régime, apprend à recomposer ses alliances dans le nouveau cadre clientéliste, en fonction de ce que le système veut bien laisser. En effet, une pratique courante veut que l’on isole et sous-administre les régions rebelles et favorise les localités fidèles, comme Safita, devenue à majorité alaouite ces dernières années : « L’évolution actuelle de ces territoires est fortement influencée par leur identité communautaire : outre que cette dernière est fondatrice du territoire, elle conditionne leur intégration dans les réseaux politiques et économiques locaux et nationaux susceptibles d’assurer leur mutation » [11].

Les communautés se replient sur elles-mêmes et sur leurs réseaux, via les canaux traditionnels ou les nouveaux modes de contournement de l’Etat encouragés par le pouvoir ces dernières années en Syrie : les ONG et les associations caritatives. Presque systématiquement confessionnelles, ces dernières sont 900 aujourd’hui, un nombre qui a triplé ces dernières années. Les organisations caritatives sont devenues des actrices clés dans le domaine social. Parmi elles, les chrétiennes sont surreprésentées. Elles offrent aux entrepreneurs associés un certain capital social, une clientèle et renforcent la position du clergé en tant que médiateur.
Mais la Syrie reste la Syrie et les équilibrages communautaires relèvent d’un subtil jeu de funambules. Ainsi, pour ne pas se voir accusées de prosélytisme, les associations chrétiennes doivent prouver leur bonne… foi : l’organisation Saint Vincent de Paul offre ses services aux musulmans à condition qu’il se soient vu refuser de l’aide par une association musulmane au préalable.
Le funambulisme ne se limite pas là. L’Etat syrien ne peut décemment pas montrer aux sunnites que les associations chrétiennes sont plus nombreuses. La proportion des organisations sunnites est donc plus importante, mais parallèlement, le régime leur met plus de bâtons dans les roues. Elles subissent une sélection sévère, sont activement contrôlées et finalement, réprimées alors que les organisations chrétiennes sont laissées libres tant qu’elles ne franchissent pas une certaine limite.
C’est la femme de Bachar el-Assad, Asma, qui gère ce nouveau système associatif. Dans la propagande officielle, ces organisations émaneraient de la société civile. En réalité c’est un modèle créé sur mesure pour le régime [12]. Contraint à trouver une alternative pallier à son retrait social, le pouvoir a trouvé dans les organisations caritatives et les ONG une nouvelle opportunité pour renforcer sa mainmise sur le pays.

Manifestation de soutien à Bachar al-Assad le 1er avril 2011. Crédits photo : Samuel Forey

Là encore, le clan restreint contrôle étroitement la société. Les récentes manifestations de soutien au système Assad sentent le déjà-vu. Rami Makhlouf a fait une excellente opération commerciale grâce aux posters et drapeaux à la gloire du raïs imprimés récemment. Mais sous un régime qui ne pense qu’à sa propre perpétuation, les Syriens ne sont plus dupes et ont appris à rester discrets. La montée des manifestations anti-régime, d’abord modestes et sous le coup d’une injustice à Deraa, remettent en cause, peu à peu, malgré les morts et la répression, l’ensemble d’un système à bout de souffle et semblant réagir avec les méthodes du passé. Le jeune et moderne réformateur qui a ouvert le printemps de Damas fait aujourd’hui la preuve qu’il ne sera pas celui qui apportera aux Syriens la liberté.

Publié le 04/05/2011


Né en 1981, Samuel Forey a étudié le journalisme au CELSA. Après avoir appris l’arabe en 2006-2007 à Damas, il s’installe en Egypte en 2011 pour suivre les tumultueux chemins des révolutions arabes.
Il couvre la guerre contre l’Etat islamique à partir de 2014, et s’établit en 2016 en Irak pour documenter au plus près la bataille de Mossoul, pour la couverture de laquelle il reçoit les prix Albert Londres et Bayeux-Calvados des correspondants de guerre en 2017. Après avoir travaillé pour la revue XXI, il revient au Moyen-Orient en journaliste indépendant.


 


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