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Récemment interpellé par une vidéo mise en ligne courant octobre 2017 sur Facebook montrant une assemblée d’hommes pratiquer la déploration pour l’Imam Ḥusayn dans les rues de Damas, nous souhaiterions, à travers ce papier, retracer la genèse historique et politique des rituels chiites de la ‘āshūrā’. Également frappé par la teneur parfois hostile des commentaires laissés sous la vidéo par quelques lecteurs, l’auteur de ces lignes aimerait redonner une profondeur historique à ces célébrations religieuses qui, si elles s’enracinent souvent dans un substrat anthropologique local, renseignent celui qui s’y penche sur la perception de l’histoire par le chiisme et sur le processus de construction d’une mémoire communautaire autour d’un évènement fondamental.
Nous procéderons en trois temps : une première partie explorera brièvement le façonnement d’une mémoire communautaire chiite à l’époque médiévale à travers la fabrication de récits consensuels et d’une historiographie consacrée à Karbalā’. Dans un deuxième point, nous éclaircirons les manières dont est célébrée la ‘āshūrā’ au Moyen-Orient mais également en Inde. Nous relèverons ainsi des différences importantes dans la manière de pratiquer les rituels. Enfin, une troisième partie reviendra sur l’histoire et l’évolution de ces pratiques : l’émergence d’un mouvement réformiste chiite mené par des clercs libanais au XXe siècle a profondément impacté les conceptions arabes de ces pratiques. Il sera également intéressant de voir comment ces pratiques populaires ont été politisées dans la seconde moitié du XXe siècle pour servir de plateforme à des mouvements religieux et/ou politiques qui ont ainsi pu mobiliser des masses de fidèles autour d’une idéologie commune.
Flagellations, effusions de sang et lamentations sont autant de représentations frappant les esprits que les médias divers ont diffusé des célébrations rituelles de la ‘āshūrā’. Cette fête traditionnelle chiite, qui a lieu durant les dix premiers jours du mois lunaire de muḥarram, est destinée à honorer le martyre du deuxième Imam chiite, Ḥusayn, l’un des deux fils de ‘Alī b. Abī Ṭālib, le fondateur du chiisme.
Aujourd’hui, plusieurs pays musulmans – au Moyen-Orient et en Asie du sud notamment – autorisent ces manifestations populaires mais la nature des pratiques rituelles varie selon plusieurs facteurs politiques, sociologiques et religieux que nous allons expliciter dans cet article.
La littérature académique en langue française sur ces pratiques est maigre. Nous nous appuierons majoritairement, dans ce papier, sur les riches études de terrain menées par Sabrina Mervin. Son ouvrage, Un réformisme chiite, offre un panorama de l’histoire politique et sociale du chiisme dans le sud-Liban. L’auteur y développe une réflexion intéressante sur les réformes engagées par certains clercs contre des pratiques jugées répréhensibles lors des célébrations de la ‘āshūrā’. Pour la dimension historique (médiévale) et historiographique du phénomène, l’article d’Antoine Borrut, « Remembering Karbalā’ », est sûrement le plus complet et le plus clair à ce jour. Il permet d’approcher la question épineuse de la transmission de l’information historique et de la formation graduelle d’un lieu de mémoire – pour reprendre l’expression de Pierre Nora – islamique à travers l’écriture de l’histoire et la construction d’un passé consensuel. Le récent ouvrage de Najam Haider, The Origins of the Shī‘a, est intéressant pour l’analyse que l’auteur propose du processus de communautarisation et d’appropriation d’un espace urbain par un groupe religieux naissant. Enfin, nous nous appuierons sur les ressources audio-visuelles : YouTube regorge de vidéos diverses. Nous y avons trouvé notamment les clips musicaux diffusés à l’occasion des célébrations du martyre de Ḥusayn en Irak et en Syrie.
Nous espérons ainsi donner une vue d’ensemble de ces pratiques et de leur arrière-plan historique.
En 680, après la mort de Mu‘āwīyya, le premier calife omeyyade, fondateur de la dynastie, le pouvoir revient à son fils, Yazīd Ier. Alors installé à Damas, le calife voit son autorité concurrencée par deux phénomènes politiques et religieux dont les racines remontent aux toutes premières décennies de l’islam : le chiisme (shī‘at ‘Alī, littéralement les partisans de ‘Alī) dont l’origine remonte au règne de ‘Alī (656-661) ; le kharijisme (du verbe arabe kharaja, littéralement sortir). Majoritairement installés à Kūfa, en Irak, les muḥakkima (ou kharijites) sont à l’origine de violentes révoltes qui, à plusieurs reprises, représentèrent un danger véritable pour le califat.
À Médine, c’est le fils de ‘Alī, al-Ḥusayn, qui incarne un pouvoir concurrent et conteste la légitimité du calife syrien et le principe dynastique tout juste instauré par Mu‘āwīyya. Appelé par ses partisans installés à Kūfa, inquiets de ne pouvoir pratiquer la prière sous le joug d’un gouverneur impie (1) – i.e., le gouverneur de Kūfa est alors ‘Ubaydallāh b. Ziyād (2) –, Ḥusayn décide de partir les rejoindre et prend la route (3). Au début du mois de muḥarram, il se trouve soudainement assiégé sur les rives de l’Euphrate par les forces armées du calife omeyyade. Peu après éclate la bataille. Le déséquilibre entre les forces en présence ne laisse aucun doute sur l’issue de la confrontation : Ḥusayn fait face à l’armée califale avec, autour de lui, 72 partisans. Le fils de ‘Alī est tué et décapité. Certaines sources racontent que sa tête fut portée sur une lance jusqu’à Damas et présentée au calife. Aux côtés de l’Imam meurent également ses deux fils, ‘Alī et ‘Abd Allāh, son neveu Qāsim – le fils de son frère Ḥasan – et son demi-frère ‘Abbās.
L’évènement, sur le plan purement militaire est anodin. Le nombre de morts est faible et la victoire des troupes de Yazīd n’a pas d’impact stratégique déterminant. Pourtant, cet épisode est au cœur des célébrations passionnées de la ‘āshūrā’ par les fidèles chiites. C’est par un processus de construction de l’identité communautaire chiite que la bataille et le martyre du deuxième Imam devinrent des évènements cristallisant les passions des fidèles. En cela, un retour sur l’élaboration de l’historiographie chiite garante de cette mémoire communautaire est nécessaire.
Car effectivement, l’historiographie islamique médiévale joue un rôle fondamental dans la fabrique et le façonnement des passés – dont les déclinaisons sont aussi nombreuses que les schismes au sein de la communauté musulmane. Ce n’est donc pas vraiment l’évènement même qu’il est pertinent d’étudier, car au-delà du nombre de morts, des protagonistes et des lieux, les sources médiévales ne nous apprennent pas grand-chose. Ce qui importe à l’historien, dont l’objectif est de comprendre l’imaginaire historique qui sous-tend les pratiques rituelles parfois violentes de la ‘āshūrā’, c’est la manière dont cet évènement fut érigé en lieu de mémoire, c’est-à-dire la manière dont il fut remémoré pour incarner le moment primordial de la martyrologie chiite.
Nous ne pouvons résister à paraphraser ces magnifiques lignes extraites du fameux Dimanche de Bouvines de Georges Duby que cite Antoine Borrut et qui illustrent à elles seules la pertinence de cette approche mémorielle : « Les évènements sont comme l’écume de l’histoire, des bulles grosses ou menues, qui crèvent en surface, et dont l’éclatement suscite des remous qui plus ou moins loin se propagent. Celui-ci a laissé des traces très durables. […] Ces traces lui confèrent existence. En dehors d’elles, l’évènement n’est rien » (4).
C’est à travers le genre littéraire des maqātil-s (sg., maqtal) que la mémoire de la bataille et du martyre de Ḥusayn se serait élaborée. Antoine Borrut, dans son article, évoque quatre phases de compilation et de fabrication d’une narration consensuelle. Une première phase, appelée pré-littéraire, est datée du VIIe siècle et court jusqu’aux premières années du VIIIe siècle. À cette époque, les récits oraux circulent au sein des milieux chiites. Ces narrations orales furent ensuite compilées par les premiers historiens chiites dans la première moitié du VIIIe siècle jusqu’au début du IXe siècle. La troisième phase est l’âge d’or du genre des maqātil-s, entre le milieu du IXe siècle et le premier tiers du Xe siècle. L’apogée est atteinte avec Abū al-Farj al-Iṣfahānī (m. 967) et son Maqātil al-ṭālibiyyīn. Enfin, au Xe siècle, le genre n’est plus distingué en tant que tel (5). On considère donc qu’il disparaît.
Si l’on se plonge de manière plus approfondie dans l’étude des isnād-s propres aux traditions chiites des maqātil-s, l’historien se rend compte que la majorité de ces récits sont originaires des milieux savants de Kūfa et de Médine (6). S’ils connurent de plus amples développements postérieurs dans les milieux bagdadiens, les strates historiographiques originelles de l’histoire du martyre de l’Imam Ḥusayn furent d’abord élaborées dans ces deux villes. Antoine Borrut suggère même que la version la plus ancienne – et aussi la plus courte – est celle produite à Médine. L’aridité de sa substance historique laisse penser qu’il s’agit là d’une version qui n’avait pas encore subi les effets narratifs de la mise en récit que subiront les textes postérieurement et qui n’était donc pas encore marquée par la dimension épique et ampoulée de la version plus longue.
Cette évaluation de la datation est aussi permise grâce aux connaissances sur le principal transmetteur de cette version plus courte, ‘Ammār b. Mu‘āwīyya al-Duhnī (m. 750). Connu pour avoir été un fervent partisan du chiisme, il a surtout vécu à l’époque des deux plus importants Imams chiites – au regard de leurs efforts supposés pour codifier et produire un dogme chiite unifié – Muḥammad al-Bāqir (m. 732) et Ja‘far al-Ṣādiq (m. 765). Respectivement considérés comme le cinquième et le sixième Imam du chiisme, ces deux hommes seraient à l’origine de la codification des grands chapitres doctrinaux du chiisme imamite. Ja‘far fut même probablement le premier Imam à inciter ses partisans à mettre les enseignements de ses prédécesseurs par écrit, entamant ainsi la constitution d’un credo chiite (7). Il n’y a donc rien d’étonnant à voir émerger, à cette époque d’effusion intellectuelle, les premières traditions relatives à Karbalā’ mises par écrit et transmises au sein des milieux chiites. Le mythe du martyre de Ḥusayn aurait alors été érigé par les savants comme le « passé primordial » (8), dont la mémoire sans cesse ravivée – voire même pratiquée – constitue le ciment de l’identité communautaire.
La version plus longue et plus riche sur le plan narratif nous a été transmise par Abū Mikhnaf (m. 773-774). Son œuvre, qui a été depuis perdue, a été recopiée par Hishām al-Kalbī (m. 819), lui-même recopié par al-Ṭabarī (9). Connu comme étant l’un des principaux historiens des débuts de l’islam (10), Abū Mikhnaf était aussi originaire d’une famille ouvertement favorable aux Alides. Ainsi raconte-t-on que son arrière-grand-père, Mikhnaf b. Sulaym al-Azdī était dans les rangs de l’armée de ‘Alī à Ṣiffīn et aurait ensuite péri en attaquant les troupes omeyyades quelques années après l’épisode de Karbalā’. Désirant venger la mort de Ḥusayn et des membres de la famille du prophète mais aussi faire acte de repentance pour avoir abandonné à son sort leur Imam, un groupe de chiites de Kūfa – que l’on appelle les tawwābūn, littéralement les pénitents – se lança dans un assaut désespéré contre les forces omeyyades et fut massacré (11). Ce n’est donc pas uniquement l’histoire de la mort du deuxième Imam chiite que transmet Abū Mikhnaf, mais aussi l’histoire de sa propre famille (12).
Les développements historiographiques au sein des milieux chiites médiévaux sont donc primordiaux pour saisir l’éclosion d’une mémoire communautaire autour d’un évènement militaire anodin. L’arrière-plan mémoriel et symbolique qui sous-tend les pratiques rituelles dont nous parlerons dans la deuxième partie est un construit idéologique agissant puissamment dans les mentalités chiites et expliquant, au moins en partie, que ces célébrations sont, encore aujourd’hui, marquées par un zèle démesuré et une violence propitiatoire parfois impressionnante.
Une bibliographie indicative comprenant les ouvrages cités et les sources sera fournie avec le dernier article de cette série.
Lire les autres parties :
– Rituels et célébrations de la ‘āshūrā’ : retours historiques sur la construction d’une mémoire communautaire chiite (2/4). Anthropologie des pratiques rituelles
– Rituels et célébrations de la ‘āshūrā’ : retours historiques sur la construction d’une mémoire communautaire chiite (3/4). Une brève histoire des pratiques rituelles : développement, mouvements réformistes et résistances populaires
– Rituels et célébrations de la ‘āshūrā’ : retours historiques sur la construction d’une mémoire communautaire chiite (4/4). Une brève histoire des pratiques rituelles : développement, mouvements réformistes et résistances populaires (suite)
Notes :
(1) Al-Ṭabarī, Tā’rīkh al-rusul, XIX, p.17.
(2) Ibid., XIX, p.18.
(3) Ibid., XIX, pp.69-74.
(4) Georges Duby, Le dimanche de Bouvines, p.14, cité dans Antoine Borrut, « Remembering Karbalā’ », p. 251.
(5) Antoine Borrut, « Remebering Karbalā’ », pp.252-253.
(6) Ibid., p.261.
(7) Là-dessus, nous renverrons aux travaux de Mohammad Ali Amir-Moezzi et en particulier, Mohammad Ali Amir-Moezzi et Christian Jambet, Qu’est-ce que le shî‘isme ?, pp.60-67.
(8) L’expression est empruntée à Thomas Sizgorich, Violence and Belief in Late Antiquity, pp.8-9.
(9) Elle couvre effectivement une quarantaine de pages dans al-Ṭabarī. Al-Ṭabarī, Op. cité, XIX, pp.23-65.
(10) Sur cette question, voir Hichem Djaït, La Grande Discorde, pp.198-216.
(11) Voir, Al-Ṭabarī, Op. cité, XIX, p.23 ; XX, pp.80-97, 124-159, 162, 182-189 ; XXI, p.2.
(12) Antoine Borrut, Art. cité, pp.263-264.
©Les Clés du Moyen-Orient, tous droits réservés
Enki Baptiste
Actuellement en master recherche, rattaché au CIHAM (UMR 5648) et à l’université Lumière-Lyon II, Enki Baptiste travaille sous la direction de Cyrille Aillet sur la construction d’un imaginaire politique du califat.
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