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Ce trimestre, la revue Moyen-Orient est consacrée pour une large part à l’émirat du Qatar. Resté longtemps peu connu, aux marges de l’actualité internationale, ce petit Etat du Golfe immensément riche du fait de ses ressources gazières s’est imposé sous la férule de l’émir Hamad bin Khalifa al-Thani comme un acteur incontournable de la région. L’influence qu’il a pu acquérir depuis le début des années 2000 va cependant bien au delà de son voisinage moyen-oriental. Comme le rappelle Guillaume Fourmont dans l’éditorial de ce numéro, le Qatar bénéficie d’une notoriété mondiale qui peut paraître disproportionnée au regard de la taille et de la population du pays grâce à ses investissements multiples et à son fer de lance médiatique, la chaîne mondialement suivie Al Jazeera. L’émirat est notamment devenu célèbre en France pour ses importantes prises d’intérêt dans le domaine du sport mais également dans des secteurs beaucoup plus stratégiques, avec des parts dans des entreprises telles que Total ou Vinci.
C’est cependant à la faveur des printemps arabes que le rôle diplomatique de Doha s’est accru de manière décisive. Les événements qui ont bouleversé le monde arabe ont donné l’occasion au Qatar de s’ériger en promoteur d’une démocratie pourtant inexistante sur son propre sol. La politologue Fatiha Dazi-Héni [1] met en avant cette contradiction en exposant dans son article le fonctionnement d’un pouvoir héréditaire et concentré entre les mains de quatre personnes : l’émir, arrivé au pouvoir en 1995, sa troisième épouse et deux hommes de confiance issus de son entourage tribal, l’un en charge de la politique énergétique et l’autre de la diplomatie. Se bornant à des mesures symboliques, le pouvoir qatari achète le soutien de la population en redistribuant largement ses revenus sans pourtant être à l’abri des intrigues dynastiques dont la famille régnante est coutumière. En effet, comme l’analyse Anne Montigny [2], les al-Thani, arrivés au pouvoir au XIXe siècle dans le contexte de l’implantation britannique dans le Golfe, émanent d’une société où les hiérarchies traditionnelles conservent une très grande importance, derrière un masque de modernité et de consumérisme. En revenant sur l’histoire de l’émirat, elle expose toute la complexité des clivages identitaires qui traversent la population, entre « qataris authentiques » et naturalisés, entre les citoyens et les étrangers, les familles d’ascendance bédouine et les autres. Autant de catégories de populations opposées qui font difficilement société malgré la quête récente d’une identité culturelle commune. La cohésion vient plutôt de la richesse d’un Etat qui s’est montré capable de supprimer la très importante dette privée contractée par ses citoyens et d’augmenter simultanément les salaires de 60% à 120%. Fort d’un des taux de croissance annuel les élevés de la planète (18,8%), le Qatar a bâti sa richesse sur ses ressources en hydrocarbures. Premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié, l’émirat est cependant obligé de diversifier son économie pour assurer la durabilité de sa croissance. Dans sa contribution, Mark Farah [3] détaille cette stratégie qui se traduit par de très lourds investissements à l’étranger ainsi que par une politique volontariste d’amélioration du capital humain. Les efforts du Qatar pour s’impliquer dans le domaine de l’éducation et de la culture à l’échelle globale participent autant de cette diversification nécessaire que de la construction d’une nouvelle image de marque. La stratégie éducative du Qatar dont les enjeux sont présentés par Mehdi Lazar [4] consiste à attirer vers lui de prestigieuses universités étrangères dont il finance l’installation au sein d’un site urbain sorti de terre, Education city. L’objectif affiché des autorités est de rendre le pays moins dépendant en formant une élite entreprenante nationale et en encourageant la recherche mais également de faire du Qatar un pôle éducatif international. Le domaine culturel fait également l’objet d’investissements lourds avec l’acquisition massive d’œuvres et la transformation de Doha en centre régional pour la promotion d’un nouveau monde de l’art à forte identité arabe et musulmane. Djilali Benchabane [5] revient sur cet aspect du développement qatari qui relève selon lui d’une volonté de distinction vis-à-vis des voisins du Golfe persique et d’accession à un statut autre que celui de pétromonarchie richissime.
L’action du Qatar sur la scène internationale va naturellement bien au delà du soft power. Depuis les années 2000, l’émirat s’est hissé au rang d’acteur incontournable de la diplomatie moyen-orientale et arabe. Cependant sa diplomatie a récemment pris un nouveau tournant comme le montrent Paul Salem et Huib de Zeeuw [6]. Construisant d’abord une position de neutralité et entretenant de bonnes relations avec l’ensemble des Etats de la région, il a pu jouer un rôle de médiation dans de multiples foyers de conflit mais les printemps arabes ont rompu cette dynamique, le Qatar prenant ouvertement parti pour les forces contestataires. Cette décision, guidée au départ par la volonté de suivre l’esprit du temps, s’est traduite par la nécessaire inscription du Qatar dans des rapports de force stratégiques allant bien au delà d’un mouvement de contestation politique transnationale comme le montre la tournure prise par les événements en Syrie et les enjeux de la révolte à Bahreïn. Le Qatar se trouve maintenant de fait dans le camp de la Turquie, de l’Arabie saoudite et (bien qu’il soutienne des mouvements islamistes) des puissances occidentales et s’expose ainsi à des relations détériorées avec l’Iran et ses appuis régionaux. La relation franco-qatarie a évoluée au diapason de cette recomposition stratégique régionale. L’article de Khattar Abou Diab [7] présente les différents aspects d’une coopération qui pose question. Ancrée dans le temps mais surtout développée à partir des années 2000, la dimension politique de cette relation a tenu à la nécessité pour Paris de se référer à un acteur neutre, en mesure de faire l’intermédiaire avec d’autres Etats arabes avant de se muer en alliance stratégique sur les terrains libyen et syrien. Les rapports entre les deux pays sont par ailleurs déterminés par la politique d’investissement soutenu menée en France par le Qatar ainsi que par une coopération militaire étendue. La relation franco-qatarie paraît cependant incertaine et déséquilibrée. Si la France a besoin du Qatar pour faciliter sa politique au Moyen-Orient et participer à la redynamisation de son économie, Doha n’a pas besoin de Paris pour accomplir ses ambitions régionales. De plus, le soutien qu’apporte l’émirat à divers mouvements islamistes qui opèrent non seulement au Moyen-Orient mais dans la zone d’influence historique de la France (Mali et Maghreb notamment) a de quoi inquiéter les autorités françaises. Enfin, si le Qatar impressionne par ses succès en affaire, son « infiltration » de l’économie française est susceptible de susciter une certaine méfiance de la part de l’opinion publique, méfiance dont le coût politique pourrait s’avérer difficile à assumer pour les gouvernements. L’influence du Qatar ne fait non plus l’unanimité dans l’ensemble du monde arabe. Si Doha a été un soutien important de la révolution en Tunisie, que le parti Enhana en est proche et que son rôle dans le domaine financier est bien accueilli, Khalifa Chater [8] met en évidence que l’opinion publique tunisienne, jalouse de son indépendance, a pu exprimer a plusieurs reprises ses réserves vis-à-vis d’un pays perçu comme rétrograde sur le plan social et politique.
Dans le dossier géopolitique, plusieurs auteurs se penchent sur le Liban, le Kurdistan d’Irak et la diplomatie brésilienne au Moyen-Orient.
Dans leur article sur le Liban, Jean-Baptiste Beauchard et Shereen Dbouk [9] montrent la perméabilité de la scène politique libanaise aux développements actuels en Syrie. Malgré l’attentisme relatif du Hezbollah, très lié à l’Iran et au régime de Bachar el-Assad, le Liban est présenté comme un terrain d’affrontement entre deux axes stratégiques : l’un liant Téhéran, Bagdad, Damas et le parti de Dieu, hégémonique dans le Liban du Sud ; l’autre regroupant Ankara, l’opposition syrienne sunnite, Ryad et les pétromonarchies du Golfe dont l’influence se renforce au nord du Pays des Cèdres. Elodie Brun [10] présente ensuite la période d’incertitudes que traverse la politique moyen-orientale du Brésil depuis les printemps arabes. Servie par l’activisme de Lula et son action diplomatique alliant un multilatéralisme à tendance souverainiste à un discours de promotion des droits de l’homme, l’engagement du Brésil au Moyen-Orient se trouve dans l’impasse. Face à des printemps arabes dont les enjeux stratégiques ont pris le pas sur les enjeux politiques, Brasilia ne peut poursuivre sur cette voie moyenne et se trouve condamnée à un certain immobilisme. Par ses aspirations démocratiques, le Brésil ne peut rejoindre le camp de l’Iran et de la Russie sans pouvoir non plus s’aligner sur les positions des membres de l’Otan. Autre territoire touché par les recompositions régionales, le Kurdistan irakien et sa recherche d’indépendance font l’objet du troisième article de la section géopolitique de ce numéro. Gilles Chenève [11] y analyse les rapports entre le Gouvernement régional du Kurdistan et l’autorité centrale de Bagdad qui n’ont cessé de se détériorer tout au long de l’année 2012. Il ne surestime cependant par la possibilité d’une indépendance, prenant note des multiples dossiers conflictuels qui restent ouverts et de certaines carences accusées par les autorités kurdes.
La partie géoéconomie du numéro est consacrée aux enjeux de la transition sanitaire au Maghreb. Farid Chaoui et Michel Legros [12] dressent le bilan des secteurs de la santé du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie. Bien que les situations varient d’un pays à l’autres, les trois Etats maghrébins se trouvent dans une phase de transition démographique commune et subissent des lacunes partagées qui rendent nécessaire une coopération accrue en matière de politique sanitaire.
Ce numéro de la revue Moyen-Orient s’achève par un article consacré à Istanbul, vitrine du Parti de la justice et du développement, l’AKP, au pouvoir depuis 2002. Jean-François Pérouse [13] y expose les liens historiques entre l’ancienne capitale ottomane et le parti islamiste et montre comment l’AKP s’est détourné d’Ankara la kémaliste pour mettre en scène à Istanbul le retour sur le devant de la scène d’une Turquie conquérante, nationaliste et musulmane.
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
Notes
[1] Fatiha Dazi-Héni est spécialiste du monde arabe, confondatrice du centre d’analyse CAPmena, maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Lille et à l’Euromed Management de Marseille.
[2] Anne Montigny est Maître de conférence en anthropologie du Muséum d’histoire naturelle (UMR « Homme – Nature – Société).
[3] Mark Farah est professeur à l’université de Georgetown, School of Foreign Service (Doha, Qatar).
[4] Medhi Lazar est Inspecteur de l’Education nationale et auteur de Qatar, une Education City, L’Harmattan, 2012.
[5] Djilali Benchabane est chargé de mission à la direction de la prospective du ministère français des Affaires étrangères.
[6] Paul Salem et Huib de Zeeuw sont respectivement directeur du centre sur le Moyen-Orient de la Fondation Carnegie pour la paix internationale (Beyrouth, Liban) et chercheur en relations internationales à l’université d’Amsterdam.
[7] Khattar Abou Diab est consultant en géopolitique et enseignant à l’université Paris-Sud.
[8] Khalifa Chater est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tunis.
[9] Jean-Baptiste Beauchard et Shereen Dbouk sont respectivement doctorant rattaché à l’Institut de recherches stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM) et secrétaire général du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO) et membre du CCMO.
[10] Elodie Brun est Docteur en science politique (Institut d’études politiques de Paris) ; auteur de Les Relations entre l’Amérique du Sud et le Moyen-Orient. Un exemple de relance Sud-Sud, L’Harmattan, 2008.
[11] Gilles Chenève est ancien militaire et officier de renseignement, auteur de Promesse d’Orient, (L’Harmattan, 2010) et, en collaboration avec Victoire Escriva, Le réveil du monde arabe. Douze scénarios pour l’avenir, (Editions du Cygne, 2012).
[12] Farid Chaoui et Michel Legros sont respectivement professeur de gastro-entérologie à Alger et directeur du département des sciences humaines, sociales et des comportements de santé de l’Ecole des hautes études en santé publique de Rennes.
[13] Jean-François Pérouse est maître de conférence à l’université Toulouse II Le Mirail, ancien délégué auprès de l’université Galatasaray d’Istanbul, membre de l’Institut français d’études anatolienne.
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