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La Libye, ce pays immense mais majoritairement désertique et par conséquent peu peuplé, acteur central de la région du Maghreb dont il est le coeur, vit en 2011 son « printemps arabe ». En effet, du 15 février au 23 octobre 2011, la révolution enflamme le pays, conduisant à la mort son chef d’Etat, le colonel Kadhafi. Quelle est la situation du pays plus de quatre ans après cet épisode révolutionnaire ? Par comparaison avec le modèle de relative réussite tunisien, que peut-on encore espérer des promesses de la révolution libyenne ?
Le titre, définissant dans le même temps l’angle d’étude choisi, du vingt-cinquième numéro de la revue Moyen-Orient, en dit long : « Libye de la révolution au chaos ». En effet, le numéro présente une société fragmentée, divisée et meurtrie par des acteurs qui sont paradoxalement les produits de la révolution et les destructeurs des espoirs qu’elle incarnait. A cette division de la société, s’empile une situation institutionnelle et politique coupée en deux, incarnée par deux Parlements et deux gouvernements, qui cristallise les fractures et les tensions de la « nouvelle Libye ».
En guise d’introduction, un entretien avec Sophie Pommier [1], réalisé par Guillaume Fourmont, rédacteur en chef de la revue Moyen-Orient et de Carto, pose un regard sur la diplomatie économique animant la région du Moyen-Orient. Il soulève ainsi, tout en rappelant la période délicate et alarmante de transition économique dans laquelle se trouvent les pays après les « printemps arabes », les principaux paradoxes qui lient enjeux diplomatiques et enjeux économiques entre les puissances occidentales et les organisations économiques internationales d’un côté, et les pays arabes de l’autre. A quelles puissances profite ce terrain économique meurtri, et quel secours peut être apporté dans ces pays - où les droits de l’homme et de la femme restent bafoués au nom de la sécuritocratie et de la révolution - sans rentrer en contradiction avec les valeurs promues par des puissances telle que la France [2] ?
C’est en gardant à l’esprit cette situation économique, et les enjeux qui en découlent, que le dossier de la Libye peut être abordé. Celui-ci s’ouvre sur la question de la reconstruction étatique et institutionnelle du pays.
En effet, la chute de Kadhafi a paradoxalement permis de révéler des fractures encore plus graves, devenues intrinsèques à la société libyenne, incarnées par de nouveaux acteurs locaux qui exercent un pouvoir direct sur celle-ci et qui contribuent largement, par l’utilisation de la force et de la violence, à la situation d’impasse politique actuelle. Mais quels sont alors ces nouveaux acteurs ? En effet, les deux gouvernements ne sont que la surface d’un morcellement complexe dont chaque composant se dispute le pouvoir. Les élections de 2012 et de 2014 ont fait ressurgir l’influence des anciennes élites proches de Kadhafi qui se heurtent aux nouveaux acteurs politiques et militaires, à la fois acteurs et produits de la révolution. Ces deux pôles cherchent par le biais d’une course pour la légitimité, à dominer les institutions de transition du pays. Cette situation se complexifie d’autant plus que les divisons politiques fonctionnement à l’image d’une poupée gigogne. Au sein de ces deux entités : ancienne et révolutionnaire, des sous acteurs font leur apparition ou leur réapparition sur la scène politique, comme les islamistes, les Frères musulmans ou ceux que l’on appelle le « conseil de sages », composé pour la plupart des anciens représentants de la politique de Kadhafi.
Ces acteurs conçoivent une politique locale et à moyenne échelle le plus souvent, empêchant par conséquent tout projet national cohérent pour la « nouvelle Libye » [3]. Quelle solution reste-t-il ? « Réconcilier les légitimités » répond Ali Bensaâd [4].
L’article de Saïd Haddad [5] offre l’étude d’un acteur délaissé de l’analyse politique et économique, et pourtant central dans pays arabes aujourd’hui, qui n’est autre que l’armée et les différentes forces militaires qui gravitent autour d’elle, comme les milices. En effet, celles-ci se posent désormais comme concurrentes des autres organisations, dans la course pour le pouvoir et contribuent ainsi à diviser le pays. L’auteur met en relief la complexité polysémique du terme de « milice », qui selon le sens donné, permet de comprendre les actions de celles-ci. Chacune d’entre elle relève d’origines, de caractéristiques, de moyens et de modes d’actions particuliers. Mais toutes se caractérisent par un basculement, celui de l’usage de la force contre les populations libyennes et désormais, de la menace directe qu’elles représentent pour les institutions. Elles sont le reflet d’une violence et d’une radicalisation face auxquelles les gouvernements sont impuissants. L’article souligne donc le fragile équilibre de ce nouvel acteur qu’est l’armée : artisans ou démolisseurs de la « nouvelle Libye » ?
Est ensuite proposé un portrait social de la Libye. L’entretien de Guillaume Fourmont avec Kamel al-Marache, un journaliste indépendant libyen, peint un tableau d’une société libyenne de l’après Kadhafi en pleine reconstruction. En effet, délivrée de la dictature de Kadhafi, la société libyenne est désormais confrontée à de nouveaux enjeux qui gravitent pour la plupart autour de confrontations oxymoriques des acteurs de cette « nouvelle Libye », créant ainsi une multitudes de fragmentations que les institutions peinent à réduire. L’entretien s’articule autour de différents thèmes : le présent et l’avenir des anciens réprimés pendant la dictature, les mutations des populations, leurs attentes, leurs libertés, comme par exemple celle de la presse. Ceux-ci mettent en évidence un pays au bord du chaos.
La situation de la ville martyre de Misratah relatée par Antonio Maria Morone [6], offre un exemple symbolique de la fragilité de l’espoir de stabilité en Libye. En effet, Misratah, située dans la région de Tripolitaine sur la côte méditerranéenne, occupait avant la révolution de 2011, qu’elle a elle-même accueillie en son sein, la place de troisième ville de Libye en tant que véritable place forte des affaires économiques du pays. Etant une des premières villes à s’opposer au pouvoir de Kadhafi et après avoir activement participé à la libération de la capitale Tripoli, elle incarne désormais une ville martyre, convoitée par les acteurs du pouvoir pour représenter la « nouvelle Libye ». Après la guerre, un projet politique régional s’est formé pouvant inspirer celui de l’échelle nationale. Toutefois, la fragmentation - thème qui, on le comprend vite, devient récurent pour qualifier la Libye - et la division des acteurs viennent menacer la moindre évolution.
Virginie Collombier [7] propose quant à elle l’étude d’un aspect oublié de l’après révolution : la place des « vaincus », c’est-à-dire des habitants de la ville de Bani Walid, les Warfala. Cette ville, située au sud-est de la capitale, au milieu du désert est, du fait de sa position géographique d’une part, et de son passé historique et relationnel d’autre part, exclue de la construction et de l’avenir et la « nouvelle Libye ». En effet, elle incarne pour la population libyenne et pour les autorités, un bastion kadhafiste, symbole de l’ancien régime, symbole de l’opposition pendant la révolution et désormais symbole de l’échec de la réconciliation. Ce cas reflète d’une part l’immense complexité que représente l’acte de tirer un trait sur le passé et l’extrême paradoxe entre une reconstruction nationale du pays et cet exemple d’exclusion ethnique et tribale qui est abordée et exploitée en tant que menace d’autre part.
L’exemple de la ville de Sabha, raconté par Rafaâ Talib [8], reflète également ces fractures, révélées par la révolution comme intrinsèques à la société libyenne. La ville située dans une zone désertique est le théâtre des violences miliciennes, de la corruption et de la contrebande, des luttes pour le pouvoir politique.
Est ensuite abordé par Moncef Djaziri [9] un point essentiel de la reconstruction du pays, le volet économique, ses défis, ses contradictions et sa complexité face à une société « éclatée ». La Libye possède en effet des atouts considérables qui rendent possible un développement du pays à partir de ses ressources intérieures. Il suffit d’énumérer les nombreuses convoitises dont le pays a fait l’objet depuis le 16ème siècle pour le comprendre. Cependant, le programme poussé d’exploitation des ressources et de développement économique amorcé par Kadhafi furent stoppés net par la révolution. Sa reprise relève avant tout de la pacification du pays sur le plan politique, militaire et social, qui créerait les conditions nécessaires à la remise en route vitale d’une économie, condition essentielle de la stabilisation du pays mais victime de l’insécurité.
Pierre Vermeren [10] revient sur la politique extérieure et diplomatique de Kadhafi qui fit de la Libye un des acteurs majeurs de la « guerre froide arabe ». En effet, le colonel positionne la Libye en tant qu’acteur « anti-impérialiste », par opposition à l’exemple égyptien voisin sous Moubarak. Quelle est désormais la position de la « nouvelle Libye » et quelle influence ce passé diplomatique a-t-il sur son présent ? Quels appuis bénéficient aujourd’hui la Libye à l’échelle internationale et régionale, quel est son rôle au vue de sa position géographique, géopolitique et géoéconomique au sein de la région ? Et enfin, quelle politique extérieure envisager face aux nouveaux acteurs et enjeux régionaux ? (La menace que représente l’Etat islamique est en effet au coeur de ces questions.)
Vient ensuite le dossier géopolitique réalisé par Stéphane de Tapia [11], qui propose une étude sur le cas des réfugiés syriens en Turquie, à la lumière de l’histoire de cette dernière en tant que pays d’accueil, et des relations conflictuelles turco-syriennes depuis la chute de l’Empire ottoman. Ce retour en arrière permet de mieux comprendre la complexité de la situation dans laquelle se trouvent ces populations, prises au piège entre la menace de l’Etat islamique et l’hostilité de la réaction populaire turque. Au delà des relations entre les deux pays, cet article met en évidence la catastrophe syrienne et sa prolongation dans le temps.
La travail de Jonathan Benthall [12] sur l’action caritative des monarchies du Golfe complète ce dossier géopolitique en proposant une réflexion sur une équilibre fragile : « obligation islamique » et « financement du radicalisme ».
Le volet géoéconomique réalisé par Tristan Bruslé [13] et Helen Lackner [14] propose dans l’ordre, de nous intéresser à la communauté népalaise présente au Qatar dans le cadre des chantiers de construction prévus à la suite de l’attribution de la Coupe du monde de football au Qatar en 2002, puis au sujet crucial et vital de l’eau, qui prend cette fois place au Yémen.
Pour conclure ce numéro, Marion Slitine [15] propose un autre aspect de Gaza : une Gaza artistique, dont les artistes transforment sa faiblesse découlant de la guerre en acte de résistance grâce à l’art. Un sujet émouvant qui ranime l’espoir, trop souvent ombragé ou oublié dans cette région du monde.
Louise Plun
Louise Plun est étudiante à l’Université Paris Sorbonne (Paris IV). Elle étudie notamment l’histoire du Moyen-Orient au XX eme siècle et suit des cours sur l’analyse du Monde contemporain.
Notes
[1] Sophie Pommier est spécialiste de l’Egypte et auteur du livre paru en 2008, L’Envers du décor, chargée de cours à l’IEP-Paris et directrice du cabinet de consultant MEROE.
[2] L’annonce ces dernières semaines de la vente envisagée d’avion Rafales français à l’Egypte illustre parfaitement cette question complexe : la paix par la guerre ?
[3] Ali Bensaâd, Les trajectoires chaotiques d’une reconstruction étatique.
[4] Ali Bensaäd est Maître de conférences à Aix-Marseille université, chercheur CNRS à l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (IDEMEC).
[5] Saïd Haddad est maître de conférences aux Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan, chercheur associé à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAN).
[6] Antonio Maria Morone est chercheur en histoire coloniale et postcoloniale de l’Afrique du Nord à l’université de Pavie (Italie).
[7] Virginie Collombier est Chercheur à l’Institut universitaire européen de Florence, en Italie, ainsi que Chercheur associé au Norwegian Peacebuilding Resource Center en Norvège.
[8] Rafaâ Talib est maître de conférence à l’université de La Manouba, en Tunisie, chercheur associé au laboratoire CITERES de l’université de Tours et spécialiste de la Libye.
[9] Moncef Djaziri est politologue, spécialiste de la Libye, et auteur notamment du livre Etat et Société en Libye paru en 1996 aux Editions l’Harmattan.
[10] Pierre Vermeren est professeur à l’université parisienne Paris-I Panthéon-Sorbonne, et spécialiste de l’histoire contemporaine du Maghreb.
[11] Stéphane de Tapia est directeur de recherche au CNRS, professeur d’université, directeur du département d’études turques de l’université de Strasbourg et co-auteur du livre : La Turquie : Géographie d’une puissance émergente.
[12] Jonathan Benthall est chercheur honoraire au département d’anthropologie de l’Université College de Londres.
[13] Tristan Bruslé est chargé de recherche au CNRS.
[14] Spécialiste du Yémen, consultante en développement, et auteur de Why Yemen Matters : A Society in Transition, paru en 2014.
[15] Marion Stlitine est doctorante en anthropologie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et boursière au musée du quai Branly à Paris.
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