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Rétrospective Mona Hatoum, exposition présentée au Centre Pompidou du 24 juin au 28 septembre 2015

Par Mathilde Rouxel
Publié le 02/07/2015 • modifié le 20/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

L’artiste insiste en effet souvent sur ce point : elle ne cherche pas, dans ses œuvres, à délivrer un message spécifique ; elle veut interpeller le spectateur d’abord de façon physique, sensible. C’est pourquoi le parcours proposé au Centre Pompidou, non-chronologique, regroupe par correspondances formelles ou émotionnelles des œuvres de toutes les périodes, ouvrant par-là sur une multiplicité de perceptions et d’interprétations possibles. Engagé, on ne peut en effet réduire son travail à des questions politiques, bien que son histoire s’y prête et que l’analogie est tentante : née à Beyrouth de parents palestiniens, elle se retrouve exilée à Londres qu’elle visitait en 1975 lorsque la guerre éclate au Liban. Séparée de sa famille, elle décide de s’inscrire en école d’art, à la Byam Shaw School of Art, puis à la Slade School of Art.

Mais Mona Hatoum est, dans l’esprit, davantage une artiste britannique que libano-palestinienne, même si les questions de fractures sociale, identitaire, généalogique et territoriale la touchent, et influencent son travail. Toute son œuvre ne peut être interprétée à partir de sa naissance, et c’est ce que cette scénographie sans cartels visibles ni texte apparent nous permet de saisir et de parcourir.

En dialogue permanent avec l’histoire de l’art contemporain occidentale, l’artiste se place dans la lignée de grands mouvements tels le minimal art ou le surréalisme. Dans un travail principalement axé sur la radicalité des contrastes, où l’inoffensif devient inquiétant, la beauté monstrueuse et le naturel abject, Mona Hatoum construit, bâtit une œuvre de poésie cynique, entravée, mais résistante.

Défendre l’individu, défendre les femmes

La plupart des œuvres de Mona Hatoum marque par leur violence, et leur décalage ; on les sent marquées par une diversité vertigineuse de conflits et de lutte à mener. Mais avant d’être liée à l’histoire palestinienne, Mona Hatoum est d’abord un individu, une femme. Déformant une réalité quotidienne qu’on ne voit plus pour la dénoncer, elle s’attaque ainsi au principe de surveillance vidéo (Corps étrangers, 1994) ou s’attèle à jouer sur les échelles et sur les codes pour interroger le féminin et le masculin. Cet engagement particulier auprès des femmes et de la place qu’on leur attribue lui vaudra souvent l’étiquette d’artiste féministe. Son utilisation régulière du cheveu, ses cheveux, comme matériau artistique est un exemple de ce travail de remise en question de l’évidence : habituellement pensé comme expression de la féminité, le cheveu, mort, ramassé, devient ici un objet abject qu’il s’agit de réutiliser pour le sortir de ces clichés de genre. Son Keffieh de 1993, délicatement tissé à l’aide de longs cheveux de femme, subvertit ainsi l’imagerie très masculine à laquelle l’objet est traditionnellement associé, tout en donnant à voir, à travers la minutie du travail de tissage, le lourd labeur qui rythme le quotidien des femmes. Ailleurs, dans Home (1999), ce sont les objets du foyer qui sont interrogés : barricadés par des fils barbelés, des éléments de cuisine posés sur une table et éclairés par des ampoules crépitantes manifestent la sclérose des femmes condamnées par les traditions et les familles à rester enfermées au foyer et aux fourneaux. Cette transformation des objets du quotidien en objets de torture se manifeste aussi dans la réalisation d’agrandissement monumentaux d’objets de cuisine (rape à légumes, passoire) dénonce à son tour l’enfermement de la femme dans l’isolement domestique.

Mona Hatoum ne dénigre cependant pas les compétences de ces femmes travailleuses. Elle a récemment œuvré avec le collectif Inaash (Association pour le développement des camps palestiniens créée en 1969 pour donner du travail aux femmes palestiniennes dans les camps de réfugiés au Liban) pour préserver une tradition palestinienne du tissage. Twelve Windows (2012-2013) propose ainsi l’accrochage de douze panneaux qui apparaissent comme autant d’actes de résistance face à l’exil. Douze panneaux, douze régions des territoires palestiniens : son accrochage aléatoire rend avec une force visuelle étonnante la violence du morcellement des terres et des familles.

L’intérêt de Mona Hatoum pour les femmes et leur liberté se lit dès ses débuts. Ses premières œuvres mettent en effet déjà en jeu le corps de la femme dans des situations de blocage, de résistance. Malgré l’époque cependant, propice aux luttes pour les droits des femmes et leur affirmation individuelle, le combat n’est jamais spécifiquement et uniquement féministe : derrière les individus, l’absurdité des conflits, de la séparation, de la guerre. L’affiche Over my dead body (1988) atteste de cette volonté de renverser les rôles, les relations de pouvoirs qui régissent les rapports entre hommes et femmes, notamment devant les conflits armés. La virilité réduite à la taille d’un soldat de plomb, avançant menaçant sur le nez de Mona Hatoum, photographiée de profil, pose la question de l’homme conquérant, du soldat devant la guerre comme de l’homme devant la femme. La vidéo Changing Parts (1984) répond aux mêmes problématiques : réunissant côte à côte, dans un montage rythmé par la quatrième suite pour violoncelle de Bach, des images de sa maison natale de Beyrouth et des extraits de sa vidéo-performance de 1982, Under Siege, où elle apparaît luttant pendant sept heures pour se tenir debout dans une cuve remplie de boue liquide, Mona Hatoum s’affirme comme femme actante tout en dénonçant le chaos et la douleur provoquée et maintenue par la guerre.

Sa très célèbre vidéo Measures of Distance (1988) se situe ainsi dans cette double fracture, celle de la nécessaire lutte des femmes pour leur droit à disposer de leur corps, de le désexualiser et de l’affirmer, et celle du nécessaire besoin de pallier à la séparation, à l’exil. Measure of Distance est une vidéo réalisée à partir de photographies en très gros plan que l’artiste a prises de sa mère lors de son premier passage à Beyrouth en 1981 après six ans d’exil, et des lettres de sa mère qui apparaissent en surimpression, traduites et lues en anglais en voix off. Ces lettres parlent de l’œuvre exposée - sa mère lui donne l’accord d’utiliser ces images, mais dans le secret absolu de son père - mais questionnent surtout l’exil, la douleur infligée par la distance, la séparation. L’artiste donne ici à voir une expression touchante de la vulnérabilité des êtres, soumis à l’instabilité d’un monde auquel ils tentent désespérément d’appartenir. C’est à travers une œuvre comme celle-là qu’il est possible de saisir le difficile rapport entretenu par Mona Hatoum vis-à-vis de son pays de naissance, le Liban, et celui de ses parents, la Palestine.

Géographie de la distance

Au-delà de la lutte d’une femme, ce qui marque également singulièrement la visite de cette exposition est naturellement la place laissée à la réflexion sur l’exil, l’occupation des territoires, la mouvance des frontières. Si l’art de Mona Hatoum ne se veut pas anti-israélien, sa lutte artistique en faveur de la Palestine est d’abord un constat et un combat pour la restauration d’une stabilité (traditions, cartographie…). Ainsi se multiplient dans cette rétrospective les cartes du monde ou des Territoires palestiniens. À l’entrée de l’exposition, 2200 pains de savon de Naplouse deviennent dans Present Tense (1996-2011) le support au dessin de la carte des Territoires palestiniens définie par les accords de paix d’Oslo en 1993. Des perles de rocaille en verre rouge délimitent les contours de ce qui devait être restitué aux autorités palestiniennes : un ensemble d’îlots sans continuité territoriale. Le caractère mouvant des frontières est également mis en scène dans Maps (clear) (2014), une grande installation au sol composée de billes de verres qui dessinent la carte du monde. Non fixées, ces billes subissent les vibrations provoquées par les visiteurs et peuvent bouger, jusqu’à la destruction possible de l’œuvre elle-même. Les continents semblent avoir été rongés sur les cartes Bulhara (red and white) (2008), Projection (2006), Projection (velvet) (2013) où l’inversion de couleur positif/négatif joue sur l’émergence effacée des terres. Dans 3-D Cities (2008-2010), Mona Hqtuom travaille sur les trois plans de Beyrouth, Bagdad et Kaboul pour suggérer la guerre : en découpant en cercles concentriques qui se déploient en bosse ou en creux les centres névralgiques des combats, elle suggère du même coup les dégâts causés par les bombes et les explosions.

Au-delà des cartes, les conflits et les géographies limites sont pensés dans l’espace à travers des installations qui provoquent chez le spectateur angoisse et malaise. Impenetrable (2009), réalisé en hommage aux Pénétrables de Jesus Rafael Soto, propose un grand cube fait de barres de fils de fer barbelés : contrairement à l’original dont il s’inspire, ce travail empêche toute incursion du spectateur dans l’œuvre, le laissant ainsi en dehors du territoire, toujours impénétrable et inaccessible. Light Sentence (1992) provoque à son tour un malaise certain : cette installation, constituée de boxes grillagés empilés, enferme le visiteur dans un enclos, entre clapier et maquette de ville industrielle ; l’ensemble est éclairé par une unique ampoule, vacillante, qui désoriente et inquiète. Le motif de la cage est par ailleurs souvent utilisé : Cube (2006) est une sculpture de fer forgé à la manière des barreaux de prison de l’époque médiévale, sans entrée ni sortie ; Cellules (2013) propose huit cages verticales, posées en équilibre et enfermant des formes de verre soufflé rouge coulant sans pouvoir s’en échapper à travers les barreaux.
Deux lits d’enfants sont par ailleurs exposés, renvoyant, eux aussi, à la fragilité de la vie humaine et à la cruauté des hommes : l’un est en acier, et offre comme matelas une série de fils de fer fins tendus comme des fils à couper le beurre (Incommunicado (1993)), l’autre est en cristal, d’une fragilité terrifiante (Silence (1994)). Sarcasme, violence, danger : l’œuvre de Mona Hatoum dénonce sans discours un monde dans lequel il est nécessaire de lutter pour garder espoir.

Conclusion

Installations surréalistes, sujets graves mais parfois fantasques, l’exposition Mona Hatoum permet de découvrir le monde d’une artiste plasticienne majeure de notre époque. Son jeu sur les contrastes ou le détournement d’objets industriels, ses références au surréalisme ou au minimalisme, ses sujets graves et la beauté plastique de ses œuvres suscitent chez le spectateur des émotions contraires, gênantes, bouleversantes. Par l’utilisation de différents médiums, travaillant dans un univers instable et contradictoire, elle nous offre une expérience à la limite de l’angoisse, de l’errance, de la perte de repères culturels et temporels.

Lien vers le site du centre Pompidou : https://www.centrepompidou.fr/fr/Le-Centre-Pompidou

Lien vers la page de l’exposition : https://www.centrepompidou.fr/cpv/ressource.action?param.id=FR_R-eda61cadb376dba60819e243c3aea40¶m.idSource=FR_E-eda61cadb376dba60819e243c3aea40

Publié le 02/07/2015


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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