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Vue d’Europe et particulièrement vue de France, la question de la laïcité turque, et encore plus de sa remise en cause actuelle, est à l’origine de confusions récurrentes. Le recul d’une armée dite « protectrice de la laïcité » face à un gouvernement « islamo-conservateur » voire « islamiste », renvoie en Occident à un ensemble de craintes diffuses. Dans le même mouvement, la vigueur au sein de la société turque de pratiques religieuses vues comme traditionnalistes ainsi qu’une réorientation de la politique étrangère d’Ankara vers les « pays musulmans » dont elles prendrait progressivement la tête conduit certains observateurs à diagnostiquer une « orientalisation » ou une « islamisation » de la Turquie. Bien que cohérente, une telle représentation des dynamiques en cours ne peut faire l’économie d’une mise en perspective historique et idéologique du concept de laïcité en Turquie et de sa remise en cause progressive. Il se peut même que l’accélération de l’histoire que constituent les récentes révolutions arabe et leurs conséquences géopolitiques la disqualifie pour de bon.
Nous avons montré dans un précédent article, Comprendre la laïcité turque, la singularité de la laiklik turque. Née de la rencontre du « césaro-papisme » ottoman [1] et du nationalisme positiviste dans lequel baignaient les fondateurs de la République turque, la laiklik est une laïcité dite « de contrôle ». Aussi sa remise en cause contemporaine ne peut être appréhendée sous le seul angle d’un retour au religieux mais en prenant également en compte la manière dont ce phénomène peut se coupler à une demande accrue de libéralisme et du pluralisme.
La laïcité turque ne sépare pas l’Etat de la religion mais organise le contrôle des institutions et des pratiques religieuses par l’Etat. La laiklik est en fait le pivot d’une construction étatique autoritaire et dirigée contre une société jugée archaïque qu’il s’agit de rationnaliser et d’homogénéiser. C’est dans ce même mouvement que la construction de l’identité nationale turque s’est greffée sur une identité musulmane sunnite hanéfite, se traduisant ainsi par le rejet des non-musulmans et par la négation ou l’assimilation des communautés musulmanes « non-turques ».
La laïcité turque dans son acception traditionnelle ne peut donc être isolée d’un héritage républicain centraliste, de tendance autoritaire, d’une idéologie nationaliste homogénéisatrice fondée sur une religion étatisée et appuyée sur un pouvoir militaire, sur « un Etat profond » hostile aux pratiques démocratiques. Concevoir sa remise en cause actuelle à travers le prisme d’un simple affrontement entre retour de la religiosité et sécularisme serait inconséquent : la remise en cause du laïcisme turc doit en effet être appréhendée dans un faisceau global d’oppositions.
Ce que masque à nos regards occidentaux la lutte entre « religieux » et « laïcs » c’est en fait, sur le long terme, la lutte de larges pans de la société turque contre l’appareil d’Etat, des pratiques religieuses confrériques traditionnelles et de la base socio-économique qu’elles constituent contre « l’Islam encaserné » [2] et l’élite kémaliste. C’est également la lutte de la campagne contre la ville, de la réalité d’une population diverse contre le mythe d’une unicité ethnique, du pragmatisme conservateur contre l’abstraction idéologique.
L’irruption de l’Islam dans le champ politique turc ne peut être séparée du développement des pratiques démocratiques. Dans un pays où une laïcité de contrôle est imposée, le recul de l’autoritarisme ne peut que coïncider avec un retour du fait religieux par les urnes et sur le terrain d’expression nouveau qui est ouvert à la société civile.
En 1946, l’introduction du multipartisme [3] se traduit ainsi par l’arrivée d’acteurs politiques conservateurs musulmans, dont notamment les fondateurs du DP, le parti démocrate. Pour la première fois, le principe de laïcité est contesté publiquement. Quatre années plus tard, le parti démocrate accède au pouvoir, il y restera pour la décennie.
De par le poids électoral qu’elles représentent, les aspirations des couches profondes de la société anatolienne ne peuvent être ignorées par les héritiers du kémalisme orthodoxe du Parti Républicain du Peuple (CHP) [4]. Il en résulte une évolution de l’idéologie républicaine vers une réappropriation accentuée de la religion, et ce dès avant les élections de 1950. A l’émergence de l’Islam politique répond la politique de l’Islam [5].
Pour l’essentiel, et malgré la libéralisation relative des pratiques religieuses qu’il permet, le DP ne s’écarte pas fondamentalement du kémalisme. Il poursuit la politique de contrôle de la religion par l’Etat et ne rompt pas avec un nationalisme exclusif et uniformisateur [6] bien qu’il assouplisse sa doctrine à l’égard de la religiosité.
Le coup d’état qui met fin à la décennie démocrate le 27 juillet 1960 est donc autant imputable à un différend idéologique qu’à la rivalité de deux factions pour le contrôle de l’appareil d’Etat dans le contexte d’un affaiblissement économique et politique de la Turquie sur la scène internationale. Il n’induit pas de rupture historique majeure, les factions issues du parti démocrate retrouvant l’exercice du pouvoir à partir des élections de 1965.
La remise en cause radicale du kémalisme et du laïcisme est due en effet à une autre tradition politique : celle du MP, le parti de la nation ou Millet partisi, de ses multiples successeurs dont le Refah, puis l’AKP suite à la scission du Refah en 2001. Dès les années 1950, le MP revendique une séparation véritable de la religion et de l’Etat. Si le succès électoral du DP était fondé sur le calcul politique d’une implantation anatolienne et rurale, l’islam du MP est celui du contre-pouvoir souterrain que constituent les confréries, demeurées actives malgré leur interdiction en 1923.
Cette tendance diffuse qui se développe tout au long des années 1960, en arrière fond des affrontements violents et chroniques qui opposent extrême droite et extrême gauche, fait irruption dans le jeu politique après le coup d’état anti gauchiste de 1971 et les élections de 1973. Le Parti du Salut National d’Erbakan, le chef charismatique de la mouvance islamique [7] turque, y obtient 13,9% des voix. Soutenu par une élite d’entrepreneurs anatoliens conservateurs, Erbakan et son mouvement qui prônent un retour aux traditions islamiques et le rapprochement avec les autres pays musulmans, sortent de la marginalité politique.
Les « années de plomb » turques se poursuivent jusqu’au coup d’état de 1980 et à l’adoption de la nouvelle constitution de 1982 instaurant le contrôle du pouvoir civil par le Conseil de Sécurité National nouvellement établi et placé sous le contrôle des militaires. Son rôle est de maintenir l’appareil d’Etat républicain et « l’héritage laïc », émettant des recommandations que le pouvoir civil, dans les faits, ne peut contourner. Les politiques menées sous l’influence et le contrôle des militaires, « gardiens de la laïcité », révèlent la confusion qui survient ailleurs qu’en Turquie, voyant en eux un rempart contre la prétendue « islamisation de la société turque ».
La « synthèse turco-islamique » repose sur une idéologie de l’uniformité de l’islam sunnite hanéfite et se traduit par une politique d’oppression linguistique contre les kurdes, et religieuse à l’encontre des alévis dans les villages desquels on impose, par exemple, la construction de Mosquées [8].
On voit bien que la question n’est pas celle de la place de la religion dans la société mais bien de la lutte de pouvoir exercée par la mouvance islamique d’une part et les structures kémalistes d’autre part, pour le contrôle de l’appareil étatique. Cependant la synthèse turco-islamique à laquelle se conforme, sous la houlette de l’armée, le président Ozäl, Premier ministre de 1983 à 1989 puis président de la République de 1989 à sa mort, en 1993, fait le lit des forces qui contesteront le pouvoir de l’armée.
Durant les années 1980, les donations charitables à base religieuse sortent de l’interdit, le caractère confessionnel et non plus professionnel des écoles d’imam est reconnu, les confréries (le président Ozäl est membre de l’une d’entre elles, celle des naksibendi) sont favorisées. C’est sous le règne de l’ANAP, le parti d’Ozäl, lui-même d’origine kurde et de tradition soufie, que se développent les réseaux clientélistes ainsi qu’une nouvelle élite capitaliste anatolienne et conservatrice distincte de l’ancienne élite économique kémaliste.
Malgré le contrôle exercé par l’armée, la synthèse turco-islamique des années 1980 conduit à un débordement de la seule instrumentalisation politique de l’Islam par l’Etat. Les « années ANAP » fournissent au Refah d’Erbakan un terreau favorable. Après avoir remporté des victoires électorales dans plusieurs municipalités au début des années 1990, il gagne, allié au centre-droit, les élections de 1996. Le coup d’état postmoderne de 1997 ne peut enrayer le discrédit général dont fait l’objet la classe politique kémaliste tout au long des années 1990. Les révélations successives de scandales mettant en cause les structures de « l’Etat profond » kémaliste couplées à un contexte économique précaire fournissent à la tendance islamiste une situation favorable grâce à laquelle elle peut apparaître comme le défenseur du peuple, portant des valeurs de probité publique et de justice sociale.
Si le parti d’Erbakan est fondamentalement opposé à la laïcité et favorable à une influence plus grande de la religion sur la conduite de la politique, le réel changement va advenir quand l’Islam politique saura se réformer afin de répondre à un rejet libéral de l’étatisme kémaliste. C’est ainsi que l’on peut comprendre la création de l’AKP, issu d’une scission du Refah en 2001. Tenus éloignés de l’appareil étatique profond, cet ensemble de pouvoirs qui échappent au contrôle démocratique, les islamistes ont historiquement dû investir le champ de la société civile et du système électoral et tirer parti des aspirations d’une population turque restée attachée à ses traditions religieuses et décidée à influer selon les règles du jeu démocratique sur la conduite de la nation.
Le jeu de la carte démocratique par l’AKP pose cependant pour certains la question de l’« agenda caché de l’AKP ». Pour ces derniers l’AKP utiliserait en façade un discours modéré prônant « une laïcisation de la laïcité », une séparation réelle de l’Etat et de l’Islam, et ferait figure de démocrate pragmatique dans le but de prendre le contrôle de l’appareil d’Etat. Il s’agirait alors pour le parti au pouvoir de faire succéder à l’Etat kémaliste un « Etat AKP ». Le bouleversement profond advenu en Turquie grâce aux réformes menées par le nouveau pouvoir en même temps que par l’affirmation de la société civile a-t-il permis de sortir d’une représentation politique où le pouvoir est exercé par une faction unique ? L’apparence d’un changement démocratique peut masquer le remplacement d’une élite par une autre. Les procès intentés contre des journalistes ayant enquêté sur le réseau confrérique de Fethullah Güllen, proche de l’AKP, pourraient être symptomatiques d’une telle prise de pouvoir [9].
Bibliographie et notes :
Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, Paris, La Découverte, coll. « Repères Histoire », 2006.
Sibel Demircan, Islam et Laïcité en Turquie – Un siècle d’accords et de désaccords, Mémoire présenté pour le Master recherche, mention « Histoire et Théorie du Politique », spécialité « Pensée Politique », (dir. Jean-Marie Donegani), Ecole doctorale de l’Institut d’études politiques de Paris, 2008.
Tancrède Josserand, La nouvelle puissance turque – L’Adieu à Mustapha Kamal, Paris, Ellipses, 2010.
Bernard Lewis, Islam et Laïcité – La naissance de la Turquie moderne, Paris, Fayard, 1988.
Thierry Zarcone, La Turquie moderne et l’Islam, Paris, Flammarion, 2004.
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
Notes
[1] « Il faut en outre rappeler que si l’influence du modèle français est indéniable, il ne doit pas pour autant nous faire négliger l’histoire ottomane dans laquelle s’inscrit la République de Turquie. En effet, l’Etat ottoman, en ce sens légataire de l’Empire byzantin, n’a cessé d’imposer une mainmise sur le fait religieux, c’est-à-dire d’imposer un « césaro-papisme » bien compris. L’histoire ottomane est ainsi incontestablement celle d’une domination du pouvoir politique sur le pouvoir religieux qui trouve son aboutissement dans le kémalisme. En d’autres termes, ce dernier apparaît ainsi comme une nouvelle étape dans le processus de contrôle de l’islam par l’Etat », Didier Billion, « Laïcité, Islam politique et démocratie en Turquie » in Confluences Méditerranée 2011/1 n°76 http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=COME_076_0037
[2] Tancrède Josserand, La nouvelle puissance turque – L’Adieu à Mustapha Kamal, Paris, Ellipses, 2010.
[3] Avant 1946 et depuis 1923 l’unique parti légal est le CHP (Cumhuriyet Halk Partisi ou Parti Républicain du Peuple). Fondé par Mustapha Kemal, il fait figure de « courroie de transmission » de l’armée.
[4] Voir (3).
[5] Suite à la convention nationale du CHP de 1947, est décidée une politique de renforcement des institutions religieuses étatiques, les pèlerinages à la Mecque sont facilités, l’enseignement religieux est introduit de manière facultative dans l’enseignement primaire, une faculté de théologie est ouverte à l’université d’Ankara. (Bozarslan. P. 45).
[6] Selon Hamit Bozarslan, les pogroms anti-grecs et anti-minoritaires menés à Istanbul sont imputables au discours nationaliste et populiste que le Parti démocrate au pouvoir a contribué à diffuser.
[7] Le MP, à ce moment là, a été interdit une première fois mais la mouvance islamique demeure. C’est une réalité qui s’incarne dans des partis politiques mais existe indépendamment d’eux.
[8] Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, P. 66.
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