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Il y a peu d’affinités idéologiques entre la Russie et les dirigeants iraniens. L’Iran est un pays islamique théocratique alors que la Russie est un Etat autoritaire qui bénéficie de l’appui de l’Eglise orthodoxe. Les deux pays sont nationalistes et veulent retrouver la gloire de leur passé. Les Iraniens se souviennent des conquêtes tsaristes et des tentatives de domination des Soviétiques, et les Russes se plaignent de la duplicité et du comportement évasif des Iraniens. Les relations entre les Russes et les Iraniens au Moyen-Orient n’ont jamais été paisibles. Cependant, l’accord JCPOA sur le nucléaire iranien signé en juillet 2015 laisse prévoir une embellie dans les relations entre les deux pays. En attendant, une alliance temporaire unit les deux pays en Syrie.
Au début du XIXème siècle, des disputes territoriales au sud-ouest de la mer Caspienne et à l’est de la Transcaucasie entrainent la Russie et la Perse dans un conflit de 1804 à 1813 puis de 1826 à 1828. En 1801, la Russie avait annexé l’ancien royaume de Géorgie. Les Perses réclament les territoires du Karabakh, de Shirvan, de Talesh et de Shakki (1). Pendant ce temps, la Russie consolide ses positions et pénètre les territoires qui font partie de l’Azerbaïjian et de l’Arménie moderne avec comme objectif final d’étendre ses frontières jusqu’aux fleuves de Aras et de Kura. Les victoires russes à Aslandaz en 1812 et à Lankarin en 1813 sont décisives. Le traité de Golestan permet à la Russie d’occuper les territoires qu’elle convoitait y compris le Dagestan et le nord de l’Azerbaïdjan.
Une autre guerre entre la Russie et la Perse est déclenchée en 1826 suite à la mort d’Alexandre 1er et à la révolte décembriste (2). Le 12 septembre, l’armée perse essuie une lourde défaite à Yelizabetpol. En 1827, les Russes occupent Yérévan et franchissent le fleuve Aras afin d’occuper Tabriz. La défaite finale de la Perse a lieu en novembre 1827 et est confirmée par le traité de Torkamenchay signé en février 1828, qui permet à l’Empire russe de contrôler le Sud-Caucase (3).
En 1829, après la signature de ce traité, la foule attaque l’ambassade de Russie à Téhéran. Pratiquement tous les employés de l’ambassade sont tués ainsi que l’ambassadeur qui a joué un rôle central dans les négociations du traité (4).
Durant la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle, de nombreux Russes s’installent dans le nord de l’Iran dans des villes comme Tabriz, Téhéran et Rasht. Les Britanniques créent la Banque Impériale de Perse en 1889 et les autorités de Saint-Pétersbourg la Banque Russe du Développement et des Prêts. Les deux banques s’installent en Iran. Le Shah d’Iran, endetté et affaibli par de désastreuses défaites militaires, emprunte de l’argent au Tsar Nicolas II en 1900 et en 1902, ce qui conduit la Perse à intégrer la sphère d’influence russe (5). Afin de rembourser ces prêts, le Shah met en place un régime basé sur l’austérité économique et des taux d’imposition surélevés qui mécontentent la population. Pour l’homme de la rue en Iran, la Russie est devenue le catalyseur d’une autocratie et d’un pouvoir impérial qui rongent la souveraineté iranienne.
Entre 1905 et 1911, des révolutions embrasent à la fois la Russie tsariste, la Perse et l’Empire ottoman. Elles visent en général à prouver qu’il est possible de concevoir un véritable espace révolutionnaire transnational, notamment entre la Transcaucasie russe et le nord-ouest de l’Iran. Ces révolutions sont favorisées par la circulation des hommes, des idées et des pratiques culturelles et religieuses et sont facilitées par des références culturelles et des langues partagées (6). L’Azerbaïdjan iranien est le centre névralgique de la révolution constitutionnelle iranienne entre 1905 et 1911. La forte communauté de migrants persans en Azerbaïdjan russe à partir de la fin du XIXème siècle est une courroie cruciale dans la production d’idéologies sociales et politiques partagées entre Caucase et Perse avec la formation de partis politiques actifs de part et d’autre de la frontière. Les autorités tsaristes sont tout à fait conscientes du climat révolutionnaire et tentent d’abord d’établir un cordon sanitaire avec l’Iran révolutionnaire, avant de décider d’intervenir militairement en Azerbaïdjan iranien (7).
Avec la montée en puissance de l’Allemagne en Asie, les Russes et les Anglais décident de passer un accord général afin de protéger leurs intérêts en Perse. Cet accord est formalisé par la Convention anglo-russe de 1907 qui dépèce l’Iran en trois sphères d’influence : au nord, une sphère d’influence Russe s’impose, au centre, une zone neutre et au sud, une sphère d’influence britannique. La majorité des grandes villes comme Téhéran, Ispahan, Tabriz et les villes chiites de Mashhad et de Qom sont occupées par les Russes qui rétablissent la censure (8).
Au début de la Première Guerre mondiale, les Iraniens adoptent une position neutre. Mais les Ottomans s’engagent du côté des Allemands et envoient des troupes en Azerbaïdjan et à l’Ouest de la Perse ; les Russes se retirent d’Azerbaïdjan au début de 1915 (9). Les zones de non-droit, la famine et le chaos s’imposent en Azerbaïdjan. En 1917, après l’affaiblissement des Ottomans, les Russes et les Britanniques occupent la quasi-totalité de la Perse ; le Shah perd le contrôle économique et politique de son pays (10).
Après la fin de la Première Guerre mondiale, une période de privations, de dépression et de désordre se solde par la perte de 20% de la population persane affaiblie par les maladies et la violence (11). La Perse initie secrètement des négociations avec les Bolchéviques, ce qui conduit à la signature du traité soviéto-perse du 26 février 1921. Par cette démarche, non seulement la Russie résilie tous les traités, conventions et accords passés qui lient la Perse au gouvernement tsariste, mais elle offre également sans contrepartie des biens pour une valeur d’environ 600 millions de roubles-or à la Perse.
Jusqu’à la fin des années 1930, les relations économiques soviéto-persanes se développent de manière fructueuse, comme l’indique le fait qu’en 1938, près de 40 % du chiffre d’affaires du commerce extérieur de l’« Iran » (à partir de 1935) est lié à l’Union soviétique (13). Par la suite, et selon les dirigeants politiques soviétiques et anglais, il y a au début des années 1940 une réelle menace d’engagement de l’Iran aux côtés de l’Allemagne. C’est dans ces conditions que l’opération militaire anglo-soviétique Countenance est lancée en août-septembre 1941 d’une part, afin de protéger les gisements pétroliers iraniens d’une possible mainmise par les forces allemandes leurs alliés et, d’autre part, de pouvoir utiliser le Corridor Sud pour livrer du matériel américain à l’Union soviétique dans le cadre du programme américain d’armement en prêt-bail (14).
Après la démission de Rezâ Shah le 16 septembre 1941 en faveur de son fils Mohammad-Rezâ (qui dirige l’Iran jusqu’à la révolution khomeiniste de 1979), l’Iran devient membre de la coalition anti-hitlérienne ; de l’équipement militaire venant des États-Unis et du Royaume-Uni transite désormais par son territoire en direction du front de la Grande Guerre patriotique. C’est lors de la conférence de Téhéran entre Churchill, Roosevelt et Staline (novembre-décembre 1943) que se décide le destin de la guerre et du monde (15) : les Soviétiques et les Iraniens sont, tous les deux, du côté des vainqueurs.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Russes refusent de se retirer de l’Azerbaïdjan iranien, une région plus vaste et plus peuplée que l’Azerbaïdjan soviétique. Le 30 janvier 1946, une résolution du Conseil de Sécurité des Nations unies (16) prévoit des négociations en vue du retrait de la Russie soviétique d’Iran et le 24 mars 1946, la Russie accepte de se retirer. En 1946, l’Union soviétique apporte son soutien à la République kurde « Mahabad » auto-proclamée à l’intérieur du territoire iranien, mais la proclamation de cette République est rejetée par les Iraniens qui considèrent, dès lors, que le nouveau régime soviétique russe est aussi ambitieux que l’ancien régime impérial (17).
Dans ce contexte, le Shah triple le montant du budget de la défense nationale en 1950 afin de faire face à l’Empire soviétique. Dans un contexte bipolaire, Téhéran coopère avec Washington sur les plans militaire et politique, s’engageant au côté des Américains dans la guerre froide, ce qui met fin à l’influence de la Russie sur l’Iran. En 1955, l’Iran devient membre du pacte de Bagdad pro-Occidental et antisoviétique (18), et en 1959, il signe un accord militaire avec les Etats-Unis qui autorise les forces américaines à intervenir sur son territoire (19). Cependant, en septembre 1962, l’Union soviétique et l’Iran passent un accord qui prévoit d’interdire l’établissement de bases de missiles balistiques de tous types sur le territoire iranien (20). En 1964, le Shah fait voter une loi accordant l’immunité à tout le personnel militaire américain et à leurs familles sur le territoire iranien et donc autorisant les Américains à être jugés par les Etats-Unis plutôt que par des tribunaux iraniens. Le principal opposant religieux à cette loi, l’Ayatollah Khomeiny est arrêté puis exilé en Turquie, puis en Irak. Il y reste jusqu’en 1978 puis s’installe en France.
Avec la révolution islamique de 1979, le Kremlin a du mal à admettre le rôle prédominant du clergé, qui ne cadre évidemment pas avec l’athéisme marxiste-léniniste. Mais les slogans démocratiques de la révolution iranienne, la participation de larges masses populaires, le rôle actif des organisations de gauche et surtout la nature essentiellement anti-américaine de cette révolution en pleine Guerre froide, tout cela fait en sorte que la direction soviétique approuve en définitive les transformations révolutionnaires en Iran (21).
Cependant, au début des années 1980, les dignitaires religieux iraniens estiment que l’athéisme des communistes est incompatible avec l’Islam. L’intervention soviétique en Afghanistan va aggraver les relations des communistes avec les Iraniens, notamment à cause de l’arrivée d’un million de refugiés afghans déplacés vers l’Iran. En 1988, durant la guerre entre l’Iran et l’Irak, les Iraniens attaquent l’ambassade soviétique à Téhéran en signe de protestation contre l’envoi de missiles sol-sol fabriqués en URSS à Saddam Hussein (22).
L’Ayatollah Ruhallah Khomeiny, le fondateur de la République islamique, déclare en janvier 1989 que l’Iran souhaite avoir de bonnes relations avec l’Union soviétique. Cependant, Khomeiny met en garde Gorbatchev contre le possible affaissement de l’Union soviétique (23).
En 1991, après le chute de l’Union soviétique, l’Occident a utilisé différentes stratégies (notamment l’expansion de l’OTAN) afin de contenir la Russie. Dans ces conditions, Vladimir Poutine s’allie avec l’Iran qui, comme Moscou, souhaite la mise en place d’un système multipolaire indépendant vis-à-vis des Américains. Cependant, le vice-Président américain Al Gore passe un accord secret avec le Premier ministre russe Viktor Chernomyrdin en 1995 afin de stopper la vente d’armes conventionnelles par la Russie à l’Iran à partir de 1999. Bien que les ventes d’armes russes à Téhéran se poursuivent, l’accord secret a rendu les Iraniens très méfiants vis-à-vis des Russes (24).
En outre, Téhéran ne peut pas admettre que la Russie n’a pas utilisé son droit de veto à l’ONU lorsque, à partir de 2006, les Etats-Unis ont imposé des sanctions financières dévastatrices contre l’Iran afin que ce pays mette fin à son programme nucléaire. D’autre part, et contrairement à ce qui était prévu dans un accord de 2007, la Russie n’a pas livré à Téhéran des missiles de longue portée S-300 nécessaires afin de permettre aux Iraniens de protéger leurs installations nucléaires. Et cela, suite aux pressions exercées contre Moscou par Jérusalem et par Washington. En 2016, la Russie va finalement livrer ces armes après la signature de l’accord sur le nucléaire iranien en juillet 2015.
Après l’accord sur le nucléaire, la classe politique iranienne est divisée sur la politique étrangère à suivre : les modérés souhaitent un rapprochement avec l’Occident alors que l’aile dure du pouvoir à Téhéran ne souhaite pas mettre fin à l’isolement du pays vis-à-vis des Etats-Unis.
La Russie est convaincue que si l’Iran avait le choix de ses alliés, il se tournerait vers les Etats-Unis. En effet, les Russes ne peuvent fournir à l’Iran ni la technologie avancée des Américains, ni les investissements financiers nécessaires pour la modernisation de son industrie (25). Les relations russo-iraniennes ne sont pas basées sur des valeurs communes mais sur des intérêts et des ennemis communs : ils affrontent les Américains et le sunnisme radical.
En 2016, l’Iran n’est plus une sphère d’influence de la Russie ou de la Grande-Bretagne, comme il l’était au XIXème siècle. L’Iran n’est pas non plus un allié des Etats-Unis comme il l’était entre les années 1950 et 1970. C’est une puissance régionale indépendante dont l’influence s’étend de la mer Méditerranée à l’ouest, à l’Afghanistan à l’est, et du sud-Caucase au nord au port yéménite de Aden au sud (26).
Lire la partie 2 : Relations turbulentes entre la Russie et l’Iran au Moyen-Orient (2/2) : la guerre civile en Syrie et ses prolongements
Notes :
(1) « Russo-Persian wars », http://www.encyclopedia.com/history/encyclopedias-almanacs-transcripts-and-maps/russo-persian-wars
(2) Le 14 décembre 1825, Serge Troubetzkoï mène 3 000 soldats sur la place du Sénat de la ville de Saint-Pétersbourg. Il tente alors de faire un coup d’état afin de mettre en place une Constitution dans le pays. La mauvaise organisation fait échouer ses plans et le grand-duc Nicolas décide de réprimer ce soulèvement et donne à l’armée l’ordre de charger contre la foule. Le bilan se monte à 70 morts. De nombreux décembristes seront condamnés à mort ou exilés.
(3) cf. « Russo-Persian wars ».
(4) Huseyn Panahov « Russian Expectations for Post-Sanctions Iran », The Washington Institute for Near East Policy, http://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/view/russian-expectations-for-post-sanctions-iran le 19 février 2016.
(5) Michael Rubin « Iran-Russia Relations », American Entreprise Institute http://www.aei.org/publication/iran-russia-relations/ le 1er juillet 2016.
(6) Étienne Forestier-Peyrat, « Histoires croisées de deux empires : Russie et Iran », La Vie des idées, le 15 mars 2013. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Histoires-croisees-de-deux-empires.html
(7) Ibid.
(8) cf. Michael Rubin « Iran-Russia Relations », American Entreprise Institute http://www.aei.org/publication/iran-russia-relations/
(9) Ibid.
(10) Ibid.
(11) Ibid.
(12) Traité entre la République socialiste fédérative soviétique de Russie et l’Iran (la Perse) du 26 février 1921, Historic.ru, Moscou, <http://historic.ru/books/item/f00/s...>
(13) Vladimir V. Evseev « Russie-Iran : un partenariat prudent », https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2011-2-page-501.htm#no1
(14) cf. Vladimir V. Evseev « Russie-Iran : un partenariat prudent ».
Huseyn Panahov « Russian Expectations for Post-Sanctions Iran », The Washington Institute for Near East Policy, http://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/view/russian-expectations-for-post-sanctions-iran le 19 février 2016.
(15) cf. Vladimir V. Evseev « Russie-Iran : un partenariat prudent ».
(16) Résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies le 30 janvier 1945 http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/2(1946)&Lang=E&style=B
(17) cf. Michael Rubin « Iran-Russia Relations », American Entreprise Institute.
(18) Ibid.
(19) Ibid.
(20) Ibid.
(21) Ibid.
(22) Huseyn Panahov « Russian Expectations for Post-Sanctions Iran », The Washington Institute for Near East Policy
(23) Mohsen Milani « Iran and Russia’s Uncomfortable Alliance », Foreign Affairs https://www.foreignaffairs.com/articles/iran/2016-08-31/iran-and-russias-uncomfortable-alliance le 31 août 2016.
(24) Ibid.
(25) Ibid.
(26) Dimitri Trenin « Russia and Iran : Historic Mistrust and Contemporary Partnership », Carnegie Moscow Center, http://carnegie.ru/2016/08/18/russia-and-iran-historic-mistrust-and-contemporary-partnership-pub-64365 le 18 août 2016.
Matthieu Saab
Après des études de Droit à Paris et un MBA à Boston aux Etats-Unis, Matthieu Saab débute sa carrière dans la Banque. En 2007, il décide de se consacrer à l’évolution de l’Orient arabe. Il est l’auteur de « L’Orient d’Edouard Saab » paru en 2013 et co-auteur de deux ouvrages importants : le « Dictionnaire du Moyen-Orient » (2011) et le « Dictionnaire géopolitique de l’Islamisme » (2009).
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