Appel aux dons vendredi 19 avril 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/2837



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3000 articles publiés depuis juin 2010

vendredi 19 avril 2024
inscription nl


Accueil / Actualités / Analyses de l’actualité

En lien avec l’actualité politique en Egypte : réformer la Constitution égyptienne ?

Par Claire Pilidjian
Publié le 13/02/2019 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

A picture taken on February 13, 2019 shows members of the Egyptian parliament attending a plenary session held to deliberate the proposed constitutional amendments that will increase the country’s President term in office from four to six years, in the capital Cairo.

STRINGER / AFP

Les premiers pas du constitutionnalisme égyptien

La première expérience constitutionnelle de l’Egypte date de 1923, alors que le pays tente de s’inscrire dans un processus de sortie de l’influence britannique – sans toutefois y parvenir entièrement. Le mouvement général de mécontentement qui agite le pays au lendemain de la Première Guerre mondiale pousse les Britanniques à mettre fin au protectorat exercé sur le pays depuis 1914 (bien qu’ils le contrôlent en réalité depuis 1882). Pourtant, ce n’est qu’une « indépendance en trompe-l’œil » (1), pour reprendre l’expression d’Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, qui est accordée au peuple égyptien, puisque le Royaume-Uni conserve ses droits sur plusieurs domaines de la vie politique égyptienne et que la présence britannique est maintenue dans la vallée du Nil.

Malgré ces limites, le sultanat d’Egypte se transforme en une monarchie constitutionnelle, dominée par le roi Fouad. Le Wafd (2), acteur majeur de l’indépendance égyptienne, réclame l’élection d’une assemblée constituante afin de rédiger la Constitution du nouveau régime. Mais c’est un comité dont les membres sont nommés par le chef du gouvernement, le Premier ministre Abd al-Khâliq Tharwat, qui s’en voit chargé. Les aspirations libérales du Wafd sont de toute façon freinées par les Britanniques comme par le roi Fouad ; les premiers s’autorisent un droit de regard sur la rédaction du texte, et n’hésitent pas à menacer le roi de le déposer s’il autorise une Constitution trop libérale ; le second, réputé pour son caractère autoritaire, est dans le principe opposé à l’idée de constitution et cherche à s’octroyer le maximum de pouvoir tout en réduisant celui du Parlement.

Le contexte d’adoption de cette Constitution est donc très particulier, et cette dernière, issue de forces antagonistes qui s’entendent pourtant : d’une part, la Constitution est vue comme un moyen d’affirmer l’indépendance de l’Egypte par rapport aux Britanniques ; d’autre part, le Royaume-Uni s’y montre plutôt favorable car la mise en place d’une monarchie constitutionnelle apparaît comme la meilleure solution pour garder la main sur le pays.

La Constitution, promulguée en 1923, manifeste dans son préambule une volonté de mettre en place « un régime constitutionnel semblable aux régimes constitutionnels les plus modernes et les plus perfectionnés » – comprendre les Etats occidentaux. Elle instaure pour la première fois en Egypte la séparation des pouvoirs exécutif et législatif. L’une des deux chambres du Parlement est élue au suffrage universel masculin. Toutefois, le roi garde une forte prépondérance sur le Parlement, notamment en ce qu’il peut ajourner les sessions parlementaires et dissoudre la chambre. C’est précisément ce qui se produit, car l’accord semble impossible à trouver entre le roi Fouad et le gouvernement, systématiquement issu du Wafd, grand vainqueur des élections. Si ce dernier, mené par Saad Zaghloul, entend mettre en pratique « les principes et les dispositions de la Constitution dans l’esprit le plus libéral et le plus démocratique » (3), le roi utilise la Constitution à son avantage pour mettre en sommeil le Parlement et gouverner seul.

Une nouvelle Constitution voit le jour en 1930. Elle répond à une tentative de Fouad de supprimer le système parlementaire et de renforcer ses pouvoirs. Toutefois, cinq ans plus tard, face au mécontentement populaire, les Britanniques contraignent le souverain à revenir à la Constitution de 1923, qui reste en vigueur jusqu’en 1952.

Le constitutionnalisme sous l’ère nassérienne et son héritage

C’est une période agitée sur le plan politique qui débute en Egypte à la fin des années 1940. Le comportement du roi Farouk, sur le trône depuis 1936, lui vaut d’être de plus en plus impopulaire auprès de la population. Les scandales, en outre, se multiplient – à l’image du scandale des armes défectueuses en 1950 – et révèlent la corruption de la classe politique dirigeante. Par ailleurs, la population reproche à cette dernière de n’avoir su élever sa condition sociale.

Ce mécontentement se double d’une forte percée du nationalisme égyptien. Le peuple vit de plus en plus mal la présence britannique sur son territoire : si l’indépendance proclamée en 1922 les a satisfait dans un premier temps, les Egyptiens réalisent qu’elle n’est que symbolique et qu’une part importante de la souveraineté du pays demeure entre les mains du Royaume-Uni. De plus, sur le plan de la politique extérieure, la défaite des pays arabes en 1948, au lendemain de la proclamation du nouvel Etat d’Israël, a profondément exacerbé le sentiment national égyptien.

Des révoltes éclatent dans le pays, notamment au Caire, à Alexandrie et à Ismaïlia. Le 23 juillet, les Officiers libres menés par Gamal Abdel Nasser prennent le pouvoir et renversent la monarchie constitutionnelle. Un régime militaire est instauré, et il faut attendre 1956 pour qu’une Constitution soit promulguée et que le régime prenne la forme de la République égyptienne.

La Constitution de 1956 est nettement présidentielle. Certes, une assemblée (qui ne comporte cette fois qu’une seule chambre) est prévue dans le texte, mais elle se résume en réalité à « une chambre d’enregistrement des décisions du président » (4). L’Assemblée élit le Président, et sa décision doit être approuvée par le peuple. Cette fiction de plébiscite cache en réalité un régime sans contre-pouvoir qui consacre le pouvoir d’un seul homme, le président de la république. Jusqu’en 2012, on retrouvera ces principes fortement ancrés tant dans les Constitutions de l’Egypte que dans la pratique effective du pouvoir.

Deux autres Constitutions, de moindre importance, seront promulguées durant le règne de Nasser : la première, en 1958, s’applique à la République arabe unie (5), dont l’échec rapide signe quelques années plus tard le retour à la Constitution de 1956. La seconde, en 1964, vise à renforcer le caractère socialiste de l’Etat, qui conserve le nom de République arabe unie pour désigner la seule Egypte : elle exige par exemple que 50% des membres de l’Assemblée soient des ouvriers ou des paysans. Le texte conserve globalement le même esprit que la Constitution de 1956. Qualifiée de « provisoire », la Constitution de 1964 reste cependant en vigueur jusqu’en 1971 (6).

La période nassérienne est donc caractérisée par une très forte instabilité constitutionnelle. En 1971, Sadate souhaite l’adoption d’un nouveau texte afin de manifester sa rupture avec l’ère Nasser ; pourtant, la Constitution de 1971 témoigne d’un lourd héritage des Constitutions précédentes, et même antérieures au règne de l’ancien raïs. Le texte laisse en effet une large part du pouvoir aux mains du président, à nouveau élu par le parlement puis soumis au plébiscite du peuple. Son mandat est limité à six ans et est renouvelable une fois : c’est la première fois que cette restriction figure dans la Constitution. La Constitution de 1971 est également la première à consacrer la sharia comme l’une des sources de la législation.

La Constitution de 1971 connaît une relative longévité par rapport aux précédentes, puisqu’elle reste en vigueur jusqu’à la révolution égyptienne de 2011. Cependant, elle est amendée à trois reprises. En 1980, la limite à deux du nombre de mandats présidentiels est supprimée ; le multipartisme est instauré dans le texte, même si en pratique, il n’est pas appliqué ; le rôle de la sharia comme source de législation est renforcé, et le caractère socialiste de l’économie égyptienne diminué. Enfin, une deuxième chambre parlementaire est créée : c’est le retour au bicaméralisme qui prévalait sous les monarchies constitutionnelles.

L’amendement de 2005 ne vise que l’article 76 de la Constitution : il instaure l’élection du président de la République au suffrage universel, pour la première fois en Egypte.

En 2007, le Président Moubarak propose de nouveaux amendements. Certains visent à rééquilibrer le pouvoir au profit du Parlement, mais sans avoir réellement d’effet dans la pratique : l’exécutif conserve en effet les pouvoirs les plus importants. D’autres amendements sont fortement critiqués, car ils renforcent sans ambiguïté l’autoritarisme de l’Etat : en cas de terrorisme, par exemple, des mesures spéciales peuvent être adoptées en contournant les droits fondamentaux (perquisitions, protection des communications, etc.) En outre, plusieurs amendements visent clairement à limiter l’influence des Frères musulmans : non seulement les partis politiques ne peuvent avoir de base religieuse, mais aucune activité politique ne peut se fonder sur la religion. Enfin, seuls les partis politiques peuvent se présenter aux élections, ce qui signifie que les candidats indépendants sont d’emblée écartés du jeu – une autre façon de barrer l’accès au pouvoir aux Frères musulmans.

Vers la constitution de 2014

La révolution de 2011 ouvre une période agitée sur le plan politique comme sur le plan constitutionnel. Dès 2011, la Constitution de 1971 est suspendue et une déclaration constitutionnelle pose les cadres de la rédaction d’une nouvelle Constitution : une assemblée constituante est élue et dispose d’un délai de six mois pour rédiger le texte. C’est la première fois qu’une telle procédure est mise en place – Saad Zaghloul l’avait réclamée sans succès en 1922. La nouvelle loi fondamentale est adoptée en novembre 2012 par referendum, avec un résultat de 63,4% de réponses favorables pour une participation de 33%.

Cette Constitution reflète la volonté des islamistes, majoritaires au sein de l’assemblée constituante, de s’inscrire durablement au pouvoir au travers d’institutions viables, et de rompre définitivement avec le régime présidentiel dominant depuis 1952. Son point fort est un rééquilibrage important des pouvoirs envers le Parlement, doté d’un véritable droit de regard envers le gouvernement, ainsi qu’une limitation de l’autorité du président ; ce dernier est élu pour quatre ans, et ne peut renouveler qu’une fois son mandat. La Constitution manifeste une volonté de compromis : les références au droit islamique ne sont finalement pas beaucoup plus importantes que dans la précédente constitution. Elle énumère également un grand nombre de droits, instituant l’influence du courant libéral qui a initié la révolution ; mais leur défense n’est pas réellement garantie.

En réalité, la situation politique instable des années 2012-2013 a empêché l’application de cette Constitution. Mohammed Morsi, qui avait été élu président en juin 2012 (au nom du Parti de la Liberté et de la Justice, le parti des Frères musulmans), est destitué par le coup d’Etat militaire mené par Abdel Fattah al-Sissi au début du mois de juillet 2013. Ce dernier suspend la Constitution et nomme un comité de 50 membres chargés de rédiger une nouvelle loi fondamentale pour l’Egypte. La logique démocratique de l’assemblé constituante est donc abandonnée. La nouvelle Constitution est adoptée en 2014 avec 98,1% de voix favorables pour un taux de participation de 38,6%.

Cette nouvelle Constitution devait s’ériger en rupture avec le passé constitutionnel égyptien, mais également rectifier le texte de 2012 considéré comme « la Constitution islamique d’une Etat théocratique » (7). Pourtant, la nouvelle Constitution s’inscrit dans une logique de continuité avec le passé bien plus que de rupture. Elle redonne une place centrale au président – dont le mandat dure quatre ans et est renouvelable une fois – faisant ainsi une croix sur les avancées proposées par la précédente assemblée constituante pour redonner du poids au Parlement. En outre, cette Constitution « consacre les intérêts corporatistes des différentes institutions de l’Etat qui ont fait chuter le président Frère musulman : armée, magistrature, police, al-Azhar (8) » (9). Si elle énonce un certain nombre de droits, elle reste globalement loin des aspirations démocratiques de la révolution, car leur respect n’est jamais garanti par le texte.

Réformer la Constitution de 2014 ?

La Constitution de 2014 est aujourd’hui en vigueur. Toutefois, au début du mois de février 2019, Abdel Fattah al-Sissi, qui a été réélu en mars 2018, a fait savoir qu’il souhaitait en amender plusieurs articles, notamment pour augmenter la durée du mandat qui passerait de quatre à six ans. Un communiqué du site Internet du Parlement a fait savoir que la durée actuelle du mandat « n’est pas vraiment appropriée étant donné la réalité et la conjoncture du pays et de la région » (10). Deux autres amendements sont envisagés : le retour au bicaméralisme, aboli par la Constitution de 2012, ainsi que le rétablissement d’un ministère de l’Information, potentielle menace pour la liberté et le respect des droits fondamentaux du peuple égyptien. Une commission parlementaire a donné son accord à ces amendements. Il faudra ensuite que deux tiers des parlementaires approuvent ces modifications, puisque le peuple égyptien donne son aval par referendum.

Les députés égyptiens ont donné leur accord à ce projet d’amendements le 14 février 2019. Ils étaient 485 (sur un total de 596) à y être favorables - moins de vingt députés se sont prononcés contre, le reste s’est abstenu. L’un des rares députés de l’opposition, Ahmed Tantawi, a souligné que ces amendements auraient pour conséquence de remettre « un pouvoir absolu dans les mains d’une seule personne […] alors que le peuple attendait [du Parlement] "Pain, liberté, justice sociale et dignité humaine" ». En effet, si ces amendements sont acceptés - ce qui est fort probable -, les deux précédents mandats de l’actuel président ne seraient pas pris en compte, et Sissi pourrait ainsi être réélu en 2022 puis en 2028 – il resterait ainsi, au total, trente ans à la tête de l’Egypte. Cette modification lui permettrait ainsi de s’inscrire dans la continuité des mandats de longue durée des précédents chefs d’Etat égyptiens, de Nasser à Moubarak.

Notes :
(1) Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, Histoire de l’Egypte moderne. L’éveil d’une nation, XIX-XXIe siècle. Champs, 2016.
(2) Le Parti Wafd est issu d’une délégation (« wafd » en arabe) menée par Saad Zaghloul envoyée négocier l’indépendance de l’Egypte à la conférence de Paix à Paris en 1919 ; empêchés par les Britanniques de rejoindre la Conférence, les membres du Wafd sont érigés en champions de la lutte pour l’indépendance. Leur popularité vaut au Parti de remporter les élections jusqu’au coup d’Etat de 1952.
(3) Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, ibid.
(4) Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, ibid.
(5) La République arabe unie (RAU) était un Etat issu de l’union de l’Egypte et de la Syrie, dans la continuité du projet panarabe nassérien. Cette union se solde par un échec en 1961.
(6) Nathalie Bernard-Maugiron, « Les constitutions égyptiennes (1923-2000) : ruptures et continuités », Egypte/monde arabe, Deuxième série 4-5 | 2001. En ligne : http://journals.openedition.org/ema/868
(7) Nathalie Bernard-Maugiron, « La constitution égyptienne de 2014 : quelle réforme constitutionnelle pour l’Egypte », Revue française de droit constitutionnel, 2015/3 n° 103, pp. 515-538. En ligne : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2015-3-page-515.htm
(8) Mosquée majeure et université islamique du Caire, Al-Azhar s’est opposée au président Morsi et a soutenu le coup d’Etat de 2013.
(9) Nathalie Bernard-Maugiron, ibid.
(10) Le Monde, « Egypte : une réforme envisagée pour permettre à Sissi de se représenter », 4 février 2019. En ligne : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/02/04/egypte-une-reforme-envisagee-pour-permettre-a-sissi-de-se-representer_5418696_3212.html
(11) Le Monde, « En Egypte, le Parlement laisse la voie libre à Al-Sissi pour se représenter », 14 février 2019

Bibliographie :

Nathalie Bernard-Maugiron, « La constitution égyptienne de 2014 : quelle réforme constitutionnelle pour l’Egypte », Revue française de droit constitutionnel, 2015/3 n° 103, pp. 515-538. En ligne : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2015-3-page-515.htm

Nathalie Bernard-Maugiron, « Les constitutions égyptiennes (1923-2000) : ruptures et continuités », Egypte/monde arabe, Deuxième série 4-5 | 2001. En ligne : http://journals.openedition.org/ema/868

Nathalie Bernard-Maugiron, « Droit constitutionnel étranger. Nouvelle révision constitutionnelle en Égypte : vers une réforme démocratique ? », Revue française de droit constitutionnel, vol. 72, no. 4, 2007, pp. 843-860. En ligne : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2007-4-page-843.htm

Nathalie Bernard-Maugiron, « La Constitution égyptienne de 2014 est-elle révolutionnaire ? », La Revue des droits de l’homme, 6 | 2014. En ligne : http://journals.openedition.org/revdh/978

Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, Histoire de l’Egypte moderne. L’éveil d’une nation, XIX-XXIe siècle, Champs, 2016.

Le Monde, « Egypte : une réforme envisagée pour permettre à Sissi de se représenter », 4 février 2019. En ligne : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/02/04/egypte-une-reforme-envisagee-pour-permettre-a-sissi-de-se-representer_5418696_3212.html

Publié le 13/02/2019


Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe. 


 


Zones de guerre

Egypte

Politique