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Rashid Rida est avec Kawakibi l’un des représentants les plus brillants du réformisme musulman qui nait dans l’aire syro-libanaise sous l’impulsion de ‘Abduh et d’Afghani. Il connaîtra toutefois un parcours différent.
Chez lui, en effet, le panislamisme va nettement l’emporter sur le panarabisme, contrairement à Kawakibi. Partant du point de départ classique des penseurs de cette époque, à savoir le « déclin » de l’aire arabo-musulmane, Rida l’explique avant tout par une prise de distance trop importante avec l’islam des origines. Alors qu’il était à ses débuts un symbole du réformisme progressiste, il basculera progressivement vers un réformisme conservateur et traditionnaliste.
Il est né en 1865 dans un village appelé Qalmûn, au sud de Tripoli, au Liban. La tradition veut que sa famille soit directement issue de descendants du prophète. Elle était alors très respectée et reconnue pour son savoir. Rida a commencé par fréquenter l’école coranique de son village, avant d’intégrer une école publique turque, puis une école religieuse fondée par un dénommé Husayn al-Jisr (Ecole nationale islamique). Rida a surtout maitrisé les enseignements religieux, et, contrairement à de nombreuses autres figures du réformisme islamique, il n’a pas découvert très tôt les savoirs modernes.
Cela ne l’empêchait toutefois pas de se faire une idée propre de l’Occident, à travers notamment ses discussions avec de nombreux journalistes de la montagne libanaises. Parmi les classiques de la science islamique, c’est Ghazali et son œuvre, Ihya’ ‘ulum al-din (La revivification des sciences de la religion), qui aura sur Rida la plus grande influence. À partir de cet ouvrage, il prône une voie médiane entre l’observance du culte, l’application des prescriptions coraniques et la spiritualité mystique. Selon lui, il ne faut pas faire preuve d’un ascétisme exagéré, dont la rigueur conduirait à oublier de profiter de l’ici-bas et de remplir les occupations qui incombent à chacun. La dévotion interne ne doit pas dépasser les frontières de la loi islamique.
Sous l’influence de la pensée mystique de Ghazali, Rida décide de rejoindre un ordre soufi mystique. S’il tente dans un premier temps de vivre dans les règles strictes prônées par cet ordre, il se rend progressivement compte des dangers de ces organisations mystiques. C’est après avoir assisté à un spectacle de danse extatique, qu’il a considéré comme scandaleux, que Rida s’éloigne définitivement du soufisme. Rida se rapproche là de la posture traditionnelle des réformistes, qui rejetaient le soufisme et prônaient un retour aux sources fondamentales de l’Islam. Selon eux, la soumission excessive à l’égard du chef peut se faire au détriment de la soumission à Dieu. Les formes de culte propres au soufisme (comme le balancement du corps et de la tête) conduisent à négliger les formes de cultes directement commandées par le Coran. Le principal reproche que Rida adresse aux soufis est donc qu’ils corrompent la umma en enseignant que l’islam est passif et non une force active. Par ailleurs, un second point de divergence conduira Rida à s’en éloigner : les soufis étaient selon lui apolitiques et servaient de ce fait de soutien religieux aux colonisateurs. Cette suspicion de jeunesse à l’égard du soufisme aura une influence certaine sur ses engagements religieux ultérieurs, et pèsera notamment de tout son poids sur son rapprochement avec le wahhabisme.
Hourani note que la répulsion que lui inspire le soufisme n’a à cette époque d’égal que l’enthousiasme suscité en lui par les travaux naissants de la revue nouvellement fondée par ‘Abduh et Afghani, ‘Urwa al-Wuthqa. C’est en 1894 qu’aura lieu une rencontre décisive pour Rida. En effet, à cette date, ‘Abduh se rend en visite à Tripoli et rencontre à cette occasion Rida, qui deviendra son porte-parole. En 1897, Rida décide de quitte la Syrie, où il se trouve désormais, pour se rendre au Caire. Il y fonde en 1898 une revue nommée Al-Manâr (« Le phare »). Si Rida a écrit des ouvrages proprement dits (ainsi, il rédigera une biographie de son mentor, ‘Abduh en 1931), les textes de cette revue, dont nous disposons aujourd’hui, contiennent l’essentiel de la pensée de Rida.
Bien que la filiation entre les deux hommes ait été contestée par d’autres disciples de ‘Abduh, Rida a surtout été le gardien des idées de ce dernier. La question qui se trouve au fondement de ses écrits est celle que l’on trouve déjà chez Afghani et ‘Abduh, et qui sera par la suite reformulée sous de multiples formes par les autres réformistes : pourquoi les pays musulmans sont-ils « en retard » ? La réponse de Rida sera alors religieuse : la décadence s’explique par un éloignement par rapport à la réalité de l’islam. Il y a selon lui un lien essentiel entre la vérité religieuse et la prospérité sur terre. L’éloignement des musulmans par rapport à la vérité religieuse a été encouragé par un gouvernement despote qui a refusé de gouverner selon le principe de la shura (consultation). Rida dit qu’il ne faut pas désespérer et que l’avenir sera brillant à condition que les Musulmans retournent aux préceptes moraux des origines. Il refuse l’idée selon laquelle la civilisation moderne passe par la technique. Pour lui, les outils techniques sont universellement accessibles, mais les assimiler suppose des dispositions morales.
Rida note trois traits, selon lui caractéristiques de l’islam et de son accord avec la civilisation moderne. Le premier d’entre eux est le dynamisme. En effet, l’effort est selon lui l’essence même de l’islam, et c’est tout le sens du concept de jihad. Le second trait est la capacité de l’islam à créer une communauté, l’umma. La troisième caractéristique permet de reconnaître le « vrai » islam lorsqu’il existe, il s’agit de la possession de la vérité. Ce « vrai » islam est celui que le Prophète a enseigné, suivi de près par les salaf (terme désignant les « anciens », les premiers successeur du Prophète).
Il insiste par ailleurs sur l’importance fondamentale de la langue arabe dans la régénération de l’islam. En 1922, au lendemain de l’abolition du sultanat et la mise en place d’un califat spirituel, Rida publie son traité sur le califat, Le califat ou l’imamat suprême. Il y soutient que l’ijtihad (effort personnel d’interprétation) suppose la maîtrise de la langue arabe. Pour autant, il n’a pas une conception « raciale » de l’islam. L’unité de l’umma doit simplement se faire par la maitrise d’une langue commune, l’arabe. Il faut en outre noter que Rida était favorable à un double califat, un califat de nécessité qui pourrait être laissé aux Turcs, et un califat d’authenticité, qui doit être laissé aux Arabes.
Bien qu’étant un disciple fidèle de ‘Abduh, Rida manifestait dans ses écrits une rigueur religieuse plus grande, qui l’a conduit à certains résultats s’éloignant de ceux de son maître. L’un des traits fondamentaux de cet éloignement est le soutien qu’il apportera à la revivification du wahhabisme. Ce soutien provient de son attachement au courant hanbalite du sunnisme. Albert Hourani note en effet que l’élément proprement sunnite occupe dans sa pensée une place plus importante que chez ‘Abduh. Même s’il prône un rapprochement entre les sunnites et les chiites, il s’inscrit résolument dans le premier groupe, et interprète ses traits au prisme d’un stricte hanbalisme. Il accueillera alors avec enthousiasme les conquêtes wahhabites des villes saintes, et soutiendra que leurs doctrines sont parfaitement orthodoxes.
Son soutien au wahhabisme provient donc de deux faits essentiels : son attachement au sunnisme d’une part, et son rejet d’une forme décadente de mysticisme soufi d’autre part. Selon lui, en effet, le wahhabisme était un retour à la pureté du sunnisme, et permettait d’éviter l’écueil d’un mysticisme trop éloigné du texte.
Il y a eu un tournant dans sa pensée, dans les années 1920. Ce tournant est un basculement progressif vers des positions rigoristes. Il s’agit toutefois d’un basculement tendanciel et progressif. En effet, en 1922, il participe au Congrès syro-palestinien à Genève et accepte de siéger auprès de Chrétiens, ce qu’il n’aurait sans doute pas fait quelques années plus tard. Alors que Rida est au début de sa vie intellectuelle un réformiste progressiste proche des idées de ‘Abduh et similaire à celui de Kawakibi, il va basculer progressivement vers un réformisme littéraliste, proche des wahhabistes les plus rigoureux. Nous pouvons trouver quelques signes avant-coureurs de ce rigorisme dans ses sympathies toutes relatives et sélectives à l’égard de la modernité. Ainsi, il participe à la controverse déclenchée par les écrits de Qasim Amin, et s’engage dans une défense conservatrice de la place traditionnelle accordée aux femmes.
Pourquoi y a-t-il ces deux moments dans la pensée de Rida ? Pourquoi ce changement a-t-il eu lieu ? Les historiens établissent généralement deux types de raisons. Le premier regroupe les raisons de type subjectif : il n’a pas vraiment eu de contacts intellectuels en Occident, et il ne maitrisait pas les langues européennes, ce qui l’a conduit à passer sous silence un certain nombre des potentialités de dialogues présentes chez ses prédécesseurs. Le second regroupe des raisons de type objectif : le contexte était celui d’une accentuation de l’emprise coloniale, ce qui ne permettait pas de donner au progressisme moderne une image positive aux yeux de Rida. Il reprochera ainsi aux réformistes progressistes d’être occidentalisés : ils étaient pour lui une armée plus pernicieuse que l’armée étrangère chrétienne.
Cette volonté de défendre l’indépendance des pays arabes dont le salut politique ne pouvait se trouver que dans l’islam l’aura donc conduit à se rapprocher de mouvements conservateurs dans les années 1920, et jusqu’à sa mort en 1935.
Bibliographie :
– Albert Hourani, Arabic thought in the liberal age 1798 – 1939, Cambridge University Press, 1983.
– Cours de Samy Dorlian, « Histoire des idées politiques dans le monde arabe contemporain », ENS, 2011-2012.
Ines Aït Mokhtar
Ines Aït Mokhtar est écrivaine et chercheure indépendante. Agrégée de philosophie et docteure en théorie politique de l’Université de Cambridge, elle s’intéresse à l’histoire des mondes arabes, et notamment aux sources intellectuelles et esthétiques de la modernité politique arabe.
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