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Quentin de Pimodan et Melchior de Tinguy sont français. L’un est auteur, l’autre photographe. Ils se sont intéressés à ce que les pays du Golfe arabe offrent sur le plan culturel, ceux-ci, depuis la découverte et le début de l’exploitation du pétrole dans la région, étant considérés comme des pays économiquement riches. De la côte des Arabes en Irak (Chatt al-Arab) au Détroit d’Hormuz s’étend cette extension de l’Océan Indien qui forme le Golfe arabe, comme les auteurs le rappellent dans l’introduction de cette série d’ouvrages ; le Conseil de Coopération du Golfe fondé en 1981 a réuni toutes les parties de ce Golfe morcelé : le Royaume de Bahreïn, l’État du Koweït, le Sultanat d’Oman, l’État du Qatar, le Royaume d’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, Etats qui ont tous connu une forte croissance dès la fin des années 1960 et partagent une culture largement ignorées des publics occidentaux.
C’est pour y pallier que Quentin de Pimodan et Melchior de Tanguy ont entrepris, au cours d’un long voyage à travers la région, de saisir la contemporanéité de la création des jeunes dans le Golfe arabe. Une jeunesse qui a des choses à proposer, à dire, et qu’il s’agit de mettre en lumière, depuis les sous-sols d’un underground influencé tant par la religion que par les cultures américaines ou canadiennes qu’ont souvent côtoyé des artistes partis étudier à l’étranger. « Quentin et Melchior », comme ils sont simplement dénommés dans cette série d’ouvrages, ont à cette occasion rencontré plus de vingt artistes, rappeurs, graffeurs ou danseurs qui ont accepté de s’exposer et de témoigner. Ce travail a bénéficié du soutien du ministère de la Culture du Royaume de Bahreïn ; les textes sont en anglais, les photographies en couleurs. L’objectif du photographe comme de l’auteur n’était pas, précisent-ils, de proposer un « catalogue d’artistes régionaux » mais bien de « dépeindre quelques vies artistiques » (1).
Le coffret The Khaleeji Voice, artisans of the Arabian Street comporte six livrets : le premier concerne le Bahreïn, le second l’Arabie saoudite, suivis des Émirats Arabes Unis, du Koweït, du Qatar et d’Oman. Un portrait se compose et se complète sans cesse : celui d’une jeunesse bouillonnante et créative, fière de son arabité, même si les influences extérieures, du fait des politiques nationales, demeurent nombreuses. Les expatriés sont partout présents dans ces pays du Golfe qui ne semblent avoir d’autre objectif à l’heure actuelle que de se rendre attractifs. Il en est particulièrement ainsi des Émirats arabes unis, où se mêle l’identité des uns et des autres, nés en Syrie, en Irak, en Tunisie, piliers de la scène urbaine à Abu Dhabi ou ailleurs.
C’est le cas du graffeur Safe qui prévient : « Je n’aime pas m’associer à quelque culture que ce soit. J’aime que mon art soit neutre pour chaque culture et chaque sociétés, je suis juste un artiste » (2), une idée une partage aussi le rappeur Alonzo, d’origine tunisienne mais basé à Abou Dhabi. Malikah, chanteuse hip-hop, indique elle-même penser être la seule à chanter en arabe dans les Émirats. La culture hip-hop est très prégnante dans la région ; cette revendication d’une certaine arabité, cependant, est moins forte aux Émirats qu’ailleurs. Au Bahreïn par exemple, sans qu’ils en oublient l’influence américaine très présente chez les jeunes, les rappeurs tels The Mystro choisissent de rapper en arabe pour revendiquer leurs racines moyen-orientales et dispenser des messages de paix. Ils n’oublient pas leur culture et luttent contre la standardisation des modèles étrangers partout présents. Quentin de Pimodan et Melchior de Tinguy rencontrent également en Arabie saoudite des femmes qui cassent les clichés : Odod et Mark M, le surnom que s’est donné Maryam Abu Shal, graffent suivant l’idée que « le siècle à venir est celui de la réappropriation de l’identité dans la région et l’Arabie saoudite ne fait pas exception » (3). En Arabie Saoudite, la religion est cependant assez omniprésente ; Anas rappe en fus-ha, la langue arabe classique, celle du Coran ; il espère ainsi traverser les frontières du monde arabe, si divisé linguistiquement. Les Qataris, qui ont eux aussi récemment troqué leur vie de bédouins pour un style de vie plus urbain, bénéficient également de l’influence des étrangers : ils ne sont que 15% de Qataris natifs vivant sur le territoire. La réaction des jeunes devant cette diversité de minorités est donc d’affirmer fièrement, à l’image d’Assil Diab, une graffeuse, ses origines – ils n’acquerront de toute façon jamais la nationalité qatarie : elle est Soudanaise, et prend sans équivoque le surnom de Sudalove. Comme le dit Nasser, qui rappe en arabe et qui parle des problèmes du monde arabe, « la bonne chose avec le Qatar est que tout le monde vient avec sa propre culture. Par les expatriés, on découvre des rappeurs issues de leurs pays d’origine » (4) : circulation de la création et des arts, une fois encore. C’est une caractéristique que l’on retrouve très forte au Koweït, pays qui détient parmi les plus grandes ressources en pétrole du monde et qui, ayant toujours soutenu les causes arabes – notamment palestiniennes – a été une terre d’accueil qui a favorisé la diversité – et avec elle l’émergence de la plus grande scène urbaine de toute la région. La créativité bat son plein et les artistes, bien qu’une fois encore très inspirés par les produits culturels américains, proposent de nouvelles formes d’expression qui puissent traverser le monde arabe. Le développement spectaculaire d’internet et des réseaux sociaux au Koweït a encouragé ces initiatives : les images et les sons s’exportent, s’échangent.
Dans ce panorama, Oman, dernier livret de ce coffret, fait exception. La riche culture traditionnelle que le Sultanat a su préserver et mettre en valeur se répercute sur la scène jeune et urbaine. « Nous avons une culture urbaine mais elle est très discrète, et nous avons besoin de l’exposer sur le marché pour être accepté par les gens » (5), confesse le graffeur Taher ; puisque les instances officielles s’occupent de protéger, et donc de contrôler, la culture omanaise, la scène alternative se fait plus discrète. Les Beaux-Arts, qui capturent les splendeurs paysagères du sultanat d’Oman, touchent davantage les spectateurs que l’art de rue. Il est même difficile pour les artistes d’entrer en contact ; le pays compte quand même, malgré tout, son lot de graffeurs, de rappeurs et de danseurs qui viennent enrichir, à leur tour, la culture urbaine du Golfe arabe.
En définitive, le discours de chacun de ces artistes est bien d’essayer de défier les idées reçues diffusées dans les médias ; la constitution d’une identité arabe forte semble être au cœur de leur priorité. Les œuvres et les idées circulent, dialoguent d’un pays à l’autre. Si les publics ne sont pas toujours au rendez-vous, la scène culturelle semble néanmoins s’agrandir un peu plus à chaque instant. Les photographies de Melchior de Tinguy sont là pour illustrer cette revendication d’une arabité en pleine mutation, dépassant les frontières et s’adressant, par-delà le Golfe, aux pays arabes de manière générale, du Golfe au Maroc.
Notes :
(1) “The result is not a catalogue of regional artists but a depiction of several artistic lives”, Vol. 1, p.5.
(2) “I don’t like to associate with any culture. I like my art to be neutral for all cultures and societies, I’m just an artiste”, Vol. 3, p.10.
(3) “The coming century is all about the reappropriation of identity in the region and Saudi is no exception”, Vol.2, p.18.
(4) « The good thing with Qatar is that everyone comes with his own culture. Through the expats we discover rappers from their countries of origin”, Vol. 5, p.22.
(5) “We have an urban culture but it’s very discreet and we need to put it out on the market to be accepted by the people”, Vol. 6, p.8.
Quentin de Pimodan, Melchior de Tinguy, The Khaleeji Voice. Artisans of the Arabian Street, Ministère de la Culture du Royaume de Bahreïn, 2014. 6 livrets d’environ 50 pages rassemblés dans un coffret.
Mathilde Rouxel
Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.
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Mathieu Guidère est professeur d’islamologie à l’Université de Toulouse II, agrégé d’arabe, ancien directeur de recherche à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr et ancien professeur de veille stratégique à l’Université de Genève.
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