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Portrait de Salma Baccar, cinéaste et députée tunisienne

Par Mathilde Rouxel, Salma Baccar
Publié le 03/02/2016 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 10 minutes

Salma Baccar

Quelle a été votre formation ?

Je suis née au milieu des années 1940-45 à Tunis capitale. J’ai grandi – j’insiste toujours sur ce détail – comme fille unique parmi 6 garçons. Je pense que ça a été assez déterminant pour mon caractère ou dans ma détermination à toujours vouloir faire et gagner les enjeux. Alors que j’étais enfant, mes parents ont déménagé dans la banlieue Sud de Tunis, à Hammam Lif. C’est une ville réputée pour avoir un état d’esprit assez libre par rapport à d’autres ; ainsi, dans les années 1960, la fédération des ciné-clubs et des cinéastes amateurs de la ville était une des seules de ce type où l’on trouvait des éléments féminins. Bercés aux westerns et aux films romantiques égyptiens, nous avons commencé en 1965 à programmer des films beaucoup plus engagés politiquement, notamment du cinéma russe, qui avait une grande influence sur nous à l’époque. C’est cette formation qui a continué à m’accompagner, comme elle a accompagné un certain nombre de cinéastes à la même époque, comme Férid Boughedir, Ridha Behi par exemple. Pour nous, l’image c’était refaire le monde. On pensait vraiment refaire le monde grâce à nos films, qui parlaient des inégalités sociales, de toutes les injustices – c’était très engagé. Pour cela, nous avons souvent réfuté l’expression de « cinéma amateur » au profit de « cinéma d’intervention sociale et politique », comme cela pouvait s’appeler dans d’autres pays. Nos moyens étaient très archaïques mais nous y mettions du cœur et les sujets que nous dénoncions étaient très importants. Nous nous occupions des problèmes de la classe sociale la plus défavorisée. Chacun jouait plusieurs rôles à la fois. Je me souviens même avoir été comédienne une fois dans le film Les Galériens, dont l’histoire est celle d’un homme qui, pour permettre à sa famille de survivre, était obligé de casser de gros rochers, comme un galérien. Malade des poumons, sa femme – moi – se voyait obligée de mendier, puis de se prostituer. C’était très amusant, parce que la petite bourgeoise que j’étais s’en sortait très mal en tant que comédienne !

En 1966, nous avons décidé de faire un film à nous. Les gens font parfois des confusions, et pensent que je suis la première réalisatrice de Tunisie, mais ce n’est pas vrai, j’étais l’assistante de cette amie, Najet Mabrouj, qui elle a été la première réalisatrice – mais ayant quitté le cinéma, on l’a oubliée. J’ai fait le deuxième film de femme de Tunisie, L’Eveil. Nos films étaient en noir et blanc, muets bien sûr. Déjà s’imposaient à moi les problématiques féministes. L’histoire est celle d’une jeune fille qui venait d’avoir son baccalauréat ; elle rêvait d’aller à l’université, de poursuivre ses études mais son père n’était pas d’accord, estimant qu’elle avait acquis assez de savoir, qu’elle allait dorénavant rester à la maison et épouser quelqu’un. La jeune fille, qui n’était pas d’accord, quitta clandestinement le giron familial et se retrouva toute seule dans cette société. C’est l’histoire de toutes les mésaventures qui lui arrivent – le harcèlement sexuel, l’exploitation économique et financière, les ragots des gens et autres déboires. Mais à la fin – et c’est le style de fin qui arrive toujours dans mes films – on trouve malgré tout un réel ‘happy end’ de la volonté de l’autre. C’est-à-dire que même lorsque l’histoire ne se termine pas bien, les héroïnes de tous mes films restent très attachées à leurs objectifs, à la vie. Même quand j’ai fait La Danse du feu, où l’héroïne meurt, j’ai gardé un personnage secondaire qui va poursuivre par une scène symbolique cette idée que la vie continue, que le destin des femmes va évoluer. Depuis cette époque-là, je défends ce même processus, quelle que soit la différence des histoires.
C’est également ce que j’ai défendu quand je suis devenue femme politique et que j’ai participé à l’écriture de la nouvelle constitution : suivant ces principes, j’ai beaucoup travaillé sur les questions des libertés individuelles et collectives, des droits de la femme, de l’enfant. Ma première école de vie, je dirais, et non pas de cinéma, a donc été cette Fédération tunisienne pour les cinéastes amateurs, dans les années 1960.

Or, cette année-là, j’ai commencé un cursus en psychologie, en Suisse. J’y ai fait une année d’étude mais, de retour à Tunis à l’été, découvrant ce qu’ils faisaient à la Fédération, j’ai attrapé ce que j’appelle le « virus du cinéma ». Je me souviens de mon année en Suisse, il s’agissait d’une année de tronc commun de psycho-socio-politique dont je ne voulais plus ; je voulais dorénavant faire du cinéma mon métier. C’est ainsi que je me suis retrouvée à Paris, en octobre 68. C’était après mai 68, et l’IDHEC, le grand institut de cinéma qui a précédé la FEMIS, avait fermé, parce que la révolution culturelle en France faisait que l’on considérait désormais que tout le monde pouvait faire du cinéma, qu’il n’était pas nécessaire d’apprendre. Quelques professeurs de l’IDHEC avaient cependant créé un petit institut privé, l’Institut de Formation Cinématographique, où j’ai fait mes deux années d’études. On apprenait néanmoins davantage à décortiquer les films qu’à avoir une vraie formation pratique. J’ai beaucoup plus appris à la télévision tunisienne, où je suis entrée comme assistante pour cinq ans – j’ai notamment appris ce qu’il ne fallait pas faire. Après, j’ai évolué.

Vous être aujourd’hui une femme politique tunisienne, élue du parti El-Massar (démocrates). Quelle fut votre carrière au préalable ?

Je suis cinéaste. Mon premier projet de cinéma a démarré au moment de l’année internationale de la femme ; j’ai quitté la télévision et j’ai travaillé sur un docu-fiction. Il s’agissait de Fatma 75 (1), qui a été censuré parce qu’il ne correspondait pas au discours officiel de l’époque qui voulait que Bourguiba soit à l’initiative de tout ce que fondait le Code du Statut Personnel, ce texte si important pour le droit des femmes pour lequel nous nous sommes battus contre les islamistes après la Révolution. Dans mon film, je tenais au contraire à montrer que si ce texte avait pu être adopté sans heurts, c’est parce que la société tunisienne s’était toujours montrée un peu différente des autres, parce que des intellectuels, particulièrement dans les années 1920-1930, avaient pris des risques pour proposer des idées novatrices qui ont fait que la mentalité des Tunisiens a, petit à petit, évolué naturellement. Je montre ainsi dans mon film que lorsque l’indépendance est arrivée et que le Code du Statut personnel a été promulgué, la société tunisienne était relativement préparée à accepter cet ensemble de textes. Fatma 75 a été censuré en Tunisie jusqu’à la sortie de mon dernier film, Khochkhach, en 2006.

J’ai réalisé trois longs-métrages, Fatma 75, Habiba Msika, La danse du feu, sur la grande danseuse juive tunisienne, et Khochkhach, qui ont fait polémique pour diverses raisons. J’ai parallèlement travaillé comme productrice à la télévision, réalisé des séries télévisées et plusieurs documentaires.

Ce qui est intéressant, est que j’ai fait tous les métiers interdits aux femmes à l’époque : j’ai été la première assistante metteur en scène à la télévision, la première régisseuse, puis la première régisseuse générale, et la première directrice de production. J’avais envie de le faire, et je le faisais, consciencieusement et avec application. C’est ainsi que petit à petit je me suis fait une réputation. Le plus dur fut néanmoins lorsque j’ai créé ma société de production. Il y a une très grande différence dans l’approche des mentalités lorsqu’une femme veut être une réalisatrice et productrice ; la réalisation correspond finalement assez bien à l’image classique que l’on se fait de la femme, le réalisateur étant vu comme un enfant chéri, gâté, à qui on doit passer tous les caprices. Par contre, être productrice est beaucoup plus difficile, parce que les hommes n’admettent pas que le pouvoir, qui est celui de l’argent, soit détenu par une femme. Au début, quand je me suis lancée, ça grinçait. Mais c’est passé.
Je ne pratique plus pour l’instant, mais même les dernières années où j’ai travaillé, j’étais à l’aise dans mon métier ; je n’ai jamais senti que j’avais plus de difficultés que les hommes à faire ce que je voulais faire. Au contraire : peut-être que j’ai parfois même joui de certains petits privilèges par le fait que j’étais femme, parce que j’avais une autre manière de demander les choses, de faire mon travail, et parce que je suis toujours très exigeante avec moi-même. Tout ça me facilitait finalement la tâche. Je suis toujours allée jusqu’au bout des choses.

Pouvez-vous nous parler de votre métier et de votre engagement aujourd’hui ?

Comment suis-je arrivée à la politique ? J’ai toujours eu conscience que je me battais dans mes films, pour imposer une idée, une idéologie. La plupart ont créé des scandales, parce que je touchais à des sujets encore tabous dans la société, mais je ne m’y suis jamais attardée. Si je voulais parler de quelque chose, j’en parlais.

Peu de temps après la révolution tunisienne a commencé la révolution libyenne. À ce moment-là, une grande partie du peuple tunisien s’est déplacé vers le sud pour emmener de la nourriture, des couvertures, non pas pour les Libyens qui n’avaient pas encore quitté leur pays, et qui de toute façon ne venaient pas par cette frontière de Ben Guerdane – ils ont commencé à affluer un mois plus tard par les frontières de l’ouest – mais surtout pour les Africains, les Bangladais et les Egyptiens. Avec une comédienne, nous sommes parties en emmenant quelques denrées. Quand nous sommes arrivées, il y avait une telle profusion de biens qu’ils ne savaient plus quoi en faire – certains avaient même réussi à s’organiser pour faire de la contrebande. Alors le commandant du camp des réfugiés m’a dit : « Madame Baccar, si vous voulez être utile à quelque chose, vous qui êtes artiste, trouvez quelque chose pour remonter le moral de ces réfugiés », qui par ailleurs pour beaucoup ne parlaient ni français, ni arabe. Ils avaient été dépouillés de tous leurs biens par les soldats de Kadhafi. Ils avaient fui l’enfer et ne savaient pas quel allait être leur avenir.

J’ai eu alors l’idée de monter ce que j’ai appelé « la tente culturelle ». Avec un groupe de jeunes de Ben Guerdane, nous avons monté une scène avec deux petites tentes pour stocker le matériel ; je suis retournée à Tunis pour chercher des films, louer un écran géant et un appareil de projection. Mais quels films passer ? Des films de Charlot, du cinéma muet, qui semblait le plus propice et le plus universel. Alors que j’étais à Tunis, les jeunes de Ben Guerdane m’ont appelée pour me dire que des hommes, qui se faisaient appeler la Ligue des Protecteurs de la Révolution, étaient venus les voir pour leur dire que notre projet n’avait pas lieu d’être. Je suis revenue avec les films pour défendre ce projet. Ces gens disaient que les réfugiés n’avaient pas besoin d’Art, de musique ni de cinéma, ayant juste besoin de manger et de faire la prière. « Et si vous voulez faire de la culture, elle doit être engagée », m’a-t-on dit. J’ai donc fait de la résistance – jusqu’à être menacée physiquement. Après plusieurs altercations, nous avons organisé un grand débat qui a duré plus de huit heures, médiatisé, et nous nous sommes fait comprendre par ce groupe religieux radical et traditionnaliste, qui disait quelques heures auparavant que nous donnions une mauvaise image de la Tunisie.
Mais eux n’étaient pas très dangereux. Les premières ligues de la révolution étaient composées de gens qui étaient réellement frustrés par la dictature, qui étaient des laissés pour compte par la dictature de Ben Ali. Beaucoup avaient une certaine culture, non pas francophone, arabophone, mais c’étaient des gens cultivés. Ils croyaient beaucoup en cette révolution, tout en pensant qu’il fallait, en effet, réaliser une révolution culturelle, mais pro-arabe uniquement. Bref, en vivant tout ça, j’ai eu peur pour moi et pour ce pays et je me suis dit que je ne pouvais plus continuer à défendre mes idées en faisant uniquement des films, à soutenir la critique, à faire des débats ; il fallait que je m’engage dans un parti politique qui défendrait un peu les mêmes principes que moi. C’est ainsi que j’ai choisi mon parti, qui était à ce moment-là le parti du tajedid, c’est-à-dire le parti du Renouveau, qui était jusqu’au grand congrès de 1984 le Parti communiste tunisien. Aujourd’hui, il s’appelle Al-Massar, et j’y suis députée. C’est à travers ce parti, qui s’est allié avec d’autres au moment des premières élections – sous le nom de Parti Démocratique des Progressistes, dont je fus élue présidente en 2014 – que je me suis présentée aux premières élections de 2011 et que j’ai été élue dans ma région de Ben Arous, la région des pauvres, pour laquelle j’œuvre aujourd’hui.

Aujourd’hui, je travaille toujours beaucoup dans ma région ; je continue à travailler également dans mon parti, dans lequel je suis membre à la fois du bureau politique et du secrétariat général. J’essaie de faire ce que je peux. Je voudrais toutefois reprendre mon travail de réalisatrice sérieusement ; j’ai décroché en 2010 un financement de l’État pour un nouveau long-métrage, qui parle des femmes. C’est un projet auquel je tiens et sur lequel j’espère pouvoir me remettre à travailler très bientôt.

Quel est votre plus beau souvenir ?

Ma carrière de cinéaste est jalonnée de merveilleux moments – ce qui n’est pas le cas de ma carrière politique. Pas pour tous les films et pas pour chaque film dans sa totalité, mais la sensation que je garde a posteriori de la plupart de mes tournages est celle d’un grand bonheur. C’est une sensation qui me manque aujourd’hui. Depuis un an et demi, alors que j’ai toujours refusé d’être devant la caméra, j’ai accepté de tourner trois fois – d’abord dans un court métrage ; puis j’ai joué un rôle dans un feuilleton qui m’avait été dédié, qui avait été écrit pour moi : c’est l’histoire d’une musicienne, d’une artiste, qui se lance en politique et qui fait de la politique comme je le fais – sans langue de bois, pour servir le peuple, avec de véritables principes moraux. Pour finir, plus récemment, j’ai également fait une apparition en tant que femme militante engagée politiquement dans le film d’un ami. Même si je ne tourne plus, j’ai toujours une présence dans le cinéma, qui est toujours synonyme de bonheur. Peut-être que peu de gens m’ont cru quand je disais cela, parce que les enjeux étaient différents pour eux, mais c’est un énorme sacrifice pour moi de faire de la politique. Il fallait néanmoins que je le fasse, mais être loin des plateaux reste difficile.

Note :
(1) Une copie du film est disponible sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=_VYiVqL9gug

Publié le 03/02/2016


Salma Baccar est une cinéaste et députée tunisienne.


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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