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Compositeur, arrangeur, musicien et metteur en scène algérien, diplômé du Berklee College of Music de Boston. On lui doit notamment l’album Kutché, coproduit avec Cheb Khaled, l’album jazz Mejnoun, plus de soixante-dix musiques de film et la réalisation de 5 fresques musicales.
Nous allons tout d’abord revenir sur certains points clefs de votre parcours. Vous êtes né en Allemagne en 1950 et vous avez tout de suite baigné dans un environnement où la musique était omniprésente. Je pense notamment aux chansons d’Oum Kelthoum que sifflotait votre maman d’un côté, et à la musique classique dont était féru votre papa, ce fut le grand écart musical !
Ce qui fut une vraie richesse. Quand on est enfant, on prend ce qu’on nous donne, on ramasse, on s’enrichit et on emmagasine. Et le fait d’avoir des parents qui écoutent aussi bien Saleha que Chopin n’est pas antinomique mais tout à fait compatible. Ma mère écoutait la radio, et mon père pouvait se mettre à chanter un air de la Traviata sans raison apparente. Cela crée, une fois adulte, cette envie de se diversifier tout le temps.
C’est un peu plus tard à l’adolescence que vous vivez votre premier gros choc musical. Vous tombez par hasard sur le disque This modern world de Bob Greattinger, et c’est une révélation…
En effet, un jour de 1965, je me retrouve par hasard dans une maison à Batna que venait de quitter des colons français. Je devais avoir 15 ans et en fouinant un peu dans la discothèque, je choisis un disque intitulé This modern world dirigé par Stan Kenton que je mets dans le tourne-disque et c’est le choc de ma vie. J’ai d’ailleurs toujours le 33 tours que j’ai réussi à sauver et qui fonctionne encore.
J’étais habitué aux musiques plutôt mélodiques, aux harmonies faciles et simples et là, je suis tombé sur quelque chose d’indescriptible, d’incompréhensible qui partait dans tous les sens. Cela disait l’angoisse de la vie, la diversité du possible et me parlait directement au cœur et aux « tripes ». Cela m’a rendu très sensible par la suite à la musique moderne et expérimentale.
Vous avez ensuite étudié au conservatoire d’Alger et papillonné entre différents groupes de Rock et de Jazz. Puis, direction les Etats-Unis où vous entamez des études supérieures de musique au Berklee College of Music de Boston. Vous avez d’ailleurs déclaré un jour en interview : « C’est à Berklee que j’ai compris ce que je voulais faire de ma vie. Il y avait des petits génies qui jouaient déjà à 20 ans comme Erroll Garner. Alors, que faire pour sortir du lot ? M’appuyer sur mes racines ! »
Tout à fait. A Berklee, j’ai vu des jeunes de 16 à 18 ans jouer avec maestria, et je me suis dis que les Etats-Unis sont une pépinière extraordinaire. Ces jeunes sont presque nés comme cela, c’est culturel. Ainsi, au lieu de m’acharner à essayer de les égaler techniquement - d’autant plus que je n’avais plus leur âge - je devais plutôt essayer d’inventer quelque chose qui serve la matière musicale de mon pays.
Une fois diplômé, (vous êtes d’ailleurs le premier étudiant du monde arabe à sortir diplômé de Berklee), vous rentrez en Algérie et vous travaillez à la Sonatrach pendant quelques années. C’est en 1986 que vous coproduisez avec Cheb Khaled le célébrissime Kutché, l’album qui va bouleverser les règles établies du raï. Comment s’est faite cette rencontre ?
Crédits photo : Safy Boutella
A l’époque, je faisais déjà mes propres concerts que l’on pourrait définir comme la fusion entre jazz et musique traditionnelle, un peu tout seul, un peu dans ma bulle. Mais chaque jour à la radio passait cette musique qui venait de l’ouest, d’Oran et de Sidi Belabès que j’écoutais un peu contraint et forcé étant donné qu’elle était très diffusée. J’essayais de me forcer à comprendre, à analyser mais ça ne me disait toujours rien, je trouvais cette musique un peu facile, légère, pas assez expérimentale.
Et puis, encore une fois par hasard, j’ai été invité à Annaba pour un concert de Cheb Khaled, et là, j’ai tout compris.
On ne peut pas ne pas aimer le raï quand on voit dans un concert comment les chanteurs chantent, comment les musiciens jouent, le bonheur qu’ils ont de le faire et surtout, comment cela se transmet au public. C’est une immense machine de joie de vivre.
Pour que nos musiques du patrimoine populaire puissent toucher des Occidentaux par exemple, il faut les agrémenter d’un tas de petites guirlandes sonores, de codes et de gimmicks pour pallier au fait qu’ils ne comprennent pas le texte. Et je pense que nous y sommes un peu parvenus puisque Kutché est devenu l’un des 100 meilleurs albums du siècle, d’après le classement de la FNAC.
Puis vous avez enchainé avec ce que vous considérez comme votre second bébé, l’album Mejnoun qui a été salué par la critique comme l’un des dix meilleurs albums de 1992. De grands noms y jouent : Karim Ziad, Youcef Boukella à la basse sans oublier le guitariste virtuose N’Guyen Lê. L’approche était-elle différente de Kutché ?
Oui, autant Kutché était du raï revisité et modernisé, autant Majnoun est de la composition pure. Cela a été un très long processus de maturation et en l’écoutant, l’on y trouve tout ce qui m’a inspiré : du jazz, du gnawi et de la musique du terroir comme je l’aime.
En 2001, vous sortez une grande œuvre : La Source, qui a été jouée en grande pompe au stade du 5 Juillet d’Alger. Il s’agit d’une fresque qui se penche sur un enjeu contemporain majeur : l’eau et son partage dans un processus de réconciliation entre les peuples.
C’était au départ l’histoire toute simple d’un peuple qui vit avec sa source. Des agresseurs viennent la lui voler et une bataille féroce se déroule entre les deux. A un moment donné, descend un ange du ciel et parle aux deux peuples, les incitant à partager cette eau. Il y avait évidemment un tas de sens cachés dans cette fresque. C’est une métaphore de ce qui se passe dans le monde en général et en Algérie en particulier : l’injustice, l’agression, la loi du plus fort, sur comment des peuples qui vivent tranquillement sont ennuyés par ceux qui en veulent toujours plus.
Puis vous composez plus de 70 musiques de films jusqu’en 2010 où vous êtes contacté par le Festival Mawazine pour revisiter le répertoire du mythique groupe marocain des années 1970, Nass El Ghiwan.
C’est un groupe merveilleux au son de bois, de fer blanc et de terre, c’est comme ça que je les vois ! Ce sont des gens magnifiques, d’une simplicité à remettre en place l’égo de n’importe qui. Je les avais déjà rencontrés en 1969 à Alger, mais on ne se fréquentait pas plus que ça. Je ne comprenais pas bien leur musique militante ni le fait qu’ils chantent pour le peuple, ils ne sont pas dans l’artifice, marchent pieds nus et montent sur scène comme dans la vie.
Des années plus tard, j’ai reçu un appel du festival Mawazine. Ils fêtaient leurs 10 ans d’existence et m’ont demandé si j’étais d’accord pour faire des arrangements pour Nass El Ghiwan. J’ai bien entendu dit oui. Ce fut à la fois un grand bonheur, un plaisir et surtout un challenge.
Je suis d’abord allé au Maroc pour les rencontrer et ce fut déjà une belle claque en terme d’humilité et de modestie. On est tous un peu sophistiqués en nous prenant un peu pour je-ne-sais-qui, mais eux nous ramènent à la terre, à la simplicité, aux vraies valeurs. Nous avons enregistré des kilomètres de musique que j’ai ramenée chez moi pour faire un choix avec un seul mot d’ordre : sublimer chaque détail, chaque son, chaque signifiant de leur musique, sans la rendre pompeuse ou prétentieuse. A chaque fois que je leur faisais écouter le résultat, j’étais un peu inquiet, me demandant comment ils allaient le prendre.
Crédit photo : Safy Boutella
J’ai organisé une séance d’écoute dans une discothèque parce que je souhaitais que le son soit gros. J’étais très inquiet, le risque étant qu’ils n’aiment pas, et que le projet soit abandonné. Une fois achevée l’écoute de 6 morceaux sur 15, ils sont venus me voir et m’ont dit « Errouh kayna, l’âme de la musique est bien là ». Ce fut une libération.
Quid de votre projet de création d’une école de musique à Alger ?
C’est un projet que je n’abandonnerai jamais. Quand je me promène dans les rues d’Alger, je me demande toujours pourquoi tous ces jeunes ne font que se balader les yeux rivés sur leurs écrans de téléphones portables, ce n’est pas ça la vie. J’ai envie de les voir avec un violoncelle sous le bras, une guitare dans le dos, une trompette, un saxophone, etc. et quand on leur demanderait où ils vont, qu’ils ne répondent pas « au cybercafé » mais « au conservatoire ». C’est l’objectif de cette école et j’espère qu’elle se construira un jour. Je tente de tout faire pour qu’elle existe, j’y crois et j’y travaille.
Safy Boutella
Compositeur, arrangeur, musicien et metteur en scène algérien, diplômé du Berklee College of Music de Boston. On lui doit notamment l’album Kutché, coproduit avec Cheb Khaled, l’album jazz Mejnoun, plus de soixante-dix musiques de film et la réalisation de 5 fresques musicales.
Redha Menassel
Redha Menassel, journaliste politique, est chef du service culturel de Radio Alger Chaine 3.
Titulaire de deux Masters en communication et en management de l’université de Perpignan, il est reporter de terrain et présentateur de journaux parlés et de flashs d’informations.
Après plusieurs stages à Radio France et à la BBC, il a travaillé un an en télévision à Canal Algérie, a collaboré à plusieurs journaux et magazines, a été correspondant pour Radio Canada et rédacteur en chef de Canal IFA, la web radio de l’Institut français d’Alger.
Il couvre depuis 5 ans toute l’actualité algérienne et internationale liée aux nouvelles technologies de l’information et de la communication.
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