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Par Lokman Slim, Mathilde Rouxel
Publié le 24/09/2015 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Lokman Slim

Quelle est votre formation universitaire ?

Je n’en ai pas vraiment. Juste après l’invasion israélienne, j’ai quitté Beyrouth sans être vraiment sûr de vouloir y revenir ou non. J’ai fait une première halte à Paris, et pour des raisons techniques je me suis enregistré à l’université à Paris IV. J’hésitais, je ne savais pas exactement quoi faire ; j’ai fait deux ou trois ans de philosophie et j’ai compris que l’université n’était pas pour moi. J’ai continué mon éducation tout en intégrant les marchés du travail. En 1982, la guerre froide n’était pas encore finie ; j’ai beaucoup voyagé, en France, en Allemagne, un peu en Belgique jusqu’au moment où j’ai décidé de rentrer à Beyrouth – ou bien les circonstances ont voulu que je parte en retraite, je suis toujours un peu hésitant là-dessus.

Vous êtes aujourd’hui à la tête d’initiatives culturelles et politiques. Quelle a été votre carrière au préalable ?

Entre 1982 et 1986-87, j’ai fait un métier qui par définition se veut discret. Celui d’écrivain nègre. Ce n’est pas un métier qu’on peut mettre sur sa carte de visite, mais je pense qu’avoir écrit pour beaucoup de gens différents, avoir pratiqué différents genres – littéraires et non-littéraires, ces derniers étant sans doute les plus intéressants – m’a beaucoup servi et continue aujourd’hui encore à me servir. Cela m’a ouvert des horizons auxquels je n’avais jamais pensé auparavant. C’est un métier qui par ailleurs est bien payé – dans le sens où à vingt ans je pouvais avoir une vie très confortable pour quelqu’un sans formation académique très définie. C’est aussi un métier où l’on est à l’abri de la compétition.

Cela m’a permis aussi de faire des choses très amusantes et enrichissantes ; je voudrais parler notamment de ma collaboration avec Abdul Khader el-Janabi, qui avait porté le flambeau du surréalisme arabe dans le temps à Paris.

Ma collaboration avec el-Janabi m’a appris beaucoup de choses ; il a commencé à établir sa réputation en produisant de petits opuscules à la photocopie puis grâce au travail de sa revue, « Le Désir libertaire », qui s’est transformé pour diverses raisons et qui a multiplié les noms. Tout ce travail-là m’a amené à tenter de nouveaux champs d’écriture que ceux que je travaillais en tant qu’écrivain nègre.

La toile de fond de tous ces choix de vie est une sorte de grand questionnement politique : quand je dis que j’ai quitté Beyrouth à la suite de l’invasion de 1982 ce n’était pas un hasard. L’invasion que j’ai vécue à Beyrouth a présenté une sorte de fin – c’était la fin d’un chapitre, que ce soit d’un peu de militantisme ou de mes illusions ; quitter Beyrouth, c’était clore le premier chapitre d’une naissance et d’une vie dans une ville, cette ville qui s’appelle Beyrouth. C’était aussi le début d’un questionnement, pour comprendre si tout ce pourquoi j’avais jusque-là milité faisait sens ou non. La réponse à cette question penchait évidemment de plus en plus vers non, et il fallait désormais faire autre chose que se cadrer à des préjugés ou à un langage donné.

En 1986-87, je suis revenu – ou j’ai dû revenir – à Beyrouth. C’était un moment où pour survivre – mentalement – il fallait se créer de nouvelles illusions ; pas seulement des illusions : je travaillais à tailler de nouveaux mythes. Bien sur les dernières années de la décennie 1980 à Beyrouth étaient des années presque inimaginables ; c’était aussi le moment où le pays prenait la forme qu’on lui reconnait aujourd’hui. C’était la fin des grandes illusions idéologiques et la montée en parallèle d’une part de la polarisation sectaire ou sectarisme à outrance et, ce qui n’est pas finalement très loin de cette idéologie du sauveur militaire qui surgissait d’autre part. Il ne faut pas oublier que le général Aoun a commencé à émerger, se détachant du peloton, à la faveur de cette sorte d’affaissement général au sein des diverses communautés.

Moi, comme j’aimais toujours les livres, je me suis lancé dans une aventure éditoriale avec une maison d’édition qui s’appelle – qui existe toujours, même si ce n’est plus moi qui la gère – Dar al-Jadid. Avec Dar al-Jadid je dirais que, mis à part les quelques concessions nécessaires pour faire survivre une boite ou subvenir à ses propres besoin, j’ai pu réaliser quelque chose que je considère comme important.

Je souhaitais faire avec cette maison des prototypes de livres d’un haut standard de qualité, dans tous les sens tu terme, en arabe, des livres qui ressemblent à des livres idéaux, que ce soit du point de vue du contenu, du editing, de la mise en page ou de l’impression. Dar al-Jadid se plaçait dans une continuité avec la création, une écriture parfois cachée… Ayant toujours beaucoup écrit pour les autres, je n’ai jamais senti le besoin de me montrer en publiant sous mon nom. Travailler dans l’édition était une nouvelle forme pour continuer à écrire, écrire avec les textes des autres. Je tiens peut-être une sorte de pathologie dans cette situation qui est d’être l’écrivain secret.

Bien sûr, il y a des choses que je suis très heureux d’avoir publié, que ce soit en termes de poésie – je pense qu’on doit à dar al-Jadid d’être l’accoucheuse d’une génération de poète qu’on appelle les années 90 – ou au niveau politique. On a publié des livres brise-tabou : je pense qu’on a publié la première littérature non pas anti-Solidere, mais qui remettait néanmoins en cause le projet dit de reconstruction de M. Hariri. Je suis content que Dar al-Jadid soit la première à avoir introduit Mohamad Khatami, ex-président iranien, sur la scène littéraire libanaise ; un an avant son élection on a publié son essai le plus fameux, Bime moj – qui signifie en perse quelque chose « parmi les vagues », ou « dans le tumulte ».

Comment s’exprime votre engagement aujourd’hui ?

J’ai connu le même cycle à la fin des années 1990 ; au bout de quelques années dans l’édition, j’ai compris que c’était assez. Que faire ?

À ce moment, j’ai rencontré ma compagne Monika Borgman qui était à Beyrouth pour un travail de recherche. Elle planifiait un film sur le massacre de Sabra et Chatila. J’avais déjà fait un peu de cinéma à travers l’écriture de scénario mais ce n’était pas vraiment mon point fort. On a cependant commencé à travailler ensemble et j’ai découvert que j’aimais aussi faire du cinéma, parler avec des images, des sons. On a mis plus de trois ans pour réaliser ce film.

Par cynisme, et contrairement à beaucoup d’autres gens, je n’ai jamais senti que c’était un problème d’avoir plusieurs identités et de jouer avec ces différentes identités : être un citoyen du monde ne contredisait pas le fait d’être de temps à autre un chiite ou un libanais. Travailler sur ce film, c’était l’alibi idéal pour revoir ce qui se passait et comment la guerre du Liban s’est terminée. C’est une grande question à laquelle jusqu’à aujourd’hui je n’ai pas de réponse. Qu’est-ce qui a fait qu’en 1990 cette guerre s’est terminée ? Bien sûr, on se pose ensuite la question comment est-elle finie et on découvre qu’elle s’est achevée avec une amnistie presque sauvage, une reconstruction tout aussi sauvage, une intégration irraisonnée des milices dans l’administration et dans les services militaires, etc. Ce travail sur le film Massaker nous a permis de découvrir – même si c’était une vérité de Lapalisse – que les Libanais ne disposent d’aucunes ressources ouvertes pour travailler sur la guerre. C’est évident, mais c’est aussi choquant. C’est comme cela qu’en finissant le film Massaker, nous avons réfléchi avec Monika à la création d’une initiative citoyenne, UMAM, dont le but serait de collecter, de préserver et de rendre accessible le plus grand nombre de documents (écrits, audio, audiovisuels) relatifs à la guerre. Essayer de créer une sorte de collection de documents qui aiderait à instruire le dossier de divers aspects relatifs à la guerre. Entre temps bien sûr les choses ont bougé, il y a eu l’assassinat de Hariri etc., et une autre identité en moi, qui a toujours eu un faible pour la politique – oui parce que je reconnais que la politique est un faible – a décidé de lancer avec des amis l’initiative Hayya Bina. Hayya Bina s’est annoncée au cours des élections de 2005, qui ont suivi l’assassinat de Hariri, et on a commencé de façon ludique avec un slogan extrêmement simple : 64 + 64 = 0. Le parlement libanais est constitué de 128 parlementaires, 64 musulmans, 64 chrétiens, et on disait dans notre programme que cette structure ne fonctionne pas et ne pouvait pas survivre. Hayya Bina qui a commencé comme une initiative citoyenne s’est mue entre temps en une NGO bien assise qui entreprend et gère des programmes très divers : nous enseignons l’anglais aux femmes dans les régions rurales aussi bien que nous produisons des analyses politiques publiées sur notre site « ShiaWatch ». La réussite de cette autre initiative doit beaucoup à Inga Schei, une jeune femme américaine tombée amoureuse du Liban, grâce à qui Hayya Bina continue de se tailler une place de choix dans le paysage associatif.

Publié le 24/09/2015


Lokman Slim, born 1962, is a Lebanese publisher and independent social & political activist. Slim is one of the founders of Umam Documentation & Research ; a research centre that focuses on the history of conflicts in Lebanon. Slim is an active member in the “Hayya Bina - Lebanese Association for an Inclusive Citizenship” and oversees a number of websites most important of which is the Memory at Work - A Guide for Lebanese on Peace & War (www.memoryatwork.org).


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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