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Portrait de Imane Djamil, poétesse et photographe

Par Chakib Ararou, Imane Djamil
Publié le 22/10/2018 • modifié le 24/10/2018 • Durée de lecture : 8 minutes

Crédit photo : Imane Djamil

Comment avez-vous commencé la photo ? Et la poésie ? Simultanément ?

La photo d’abord, très jeune, au tout début du collège. J’ai fait une dépression autour de mes douze ans dont je me suis sortie en me jetant à corps perdu dans l’élaboration d’un blog de photo. C’est devenu très rapidement une sorte de projet de vie. Je l’apportais mentalement avec moi sur les bancs de l’école. Je n’écoutais plus rien, je me concentrais complètement sur ce travail, j’y ai mis toute mon énergie et c’est par là, bien plus que par la psychiatrie ou la psychologie, que j’ai pu dépasser mon mal-être. La passion a été tellement dévorante qu’au passage, elle a occupé tout l’espace de ma vie. L’écriture est un peu plus tardive. J’écrivais des petites histoires sans importance, mais c’est vers 15 ou 16 ans que je m’y suis mise sérieusement. C’était lié au lycée, au cursus littéraire où derrière les figures d’hommes européens morts auxquels je n’arrivais pas à m’identifier ni même à m’intéresser sont apparus les mouvements, les courants et les idées, grâce à certains professeurs. D’un coup, le panorama s’est élargi et ma représentation de la littérature s’est mise à s’animer. Là, j’ai été passionnée et j’ai commencé à écrire beaucoup.

Comment s’associent ces activités ?

Elles se rencontrent parfois, mais elles restent bien distinctes dans l’ensemble. La poésie est un lieu de l’intime, où je développe une écriture très crue et imagée, très « près des choses », qui me tient un peu lieu de journal. Je ne note pas chaque jour ce qui m’arrive, je travaille sur le quotidien en poésie, y compris en nommant les gens auxquels je pense et en ouvrant largement le texte à mes émotions, que ce soit la colère ou la joie. En photographie, les choses se sont dessinées progressivement. Comme tout est parti de la période des blogs, j’ai commencé par sortir beaucoup avec des amis, très inspirée par la photographie qu’on voyait alors, scandinave par exemple, avec des mises en scène en extérieur. J’ai donc tout naturellement commencé à faire le même exercice au Maroc, dans un climat qui n’avait rien à voir avec celui des photos qui m’inspirait. Les photos étaient forcément un peu naïves au départ, mais j’ai multiplié les expérimentations sociales. Ce travail-là est très éloigné de mon travail actuel mais j’y reste très attachée pour l’époque passionnée et insouciante que ça a été. Maintenant, je vis la photographie comme un genre de lieu de réconciliation et de calme, je tiens beaucoup à effacer le mouvement dans mon travail. Je travaille énormément sur l’espace et sur l’épure. Peut-être est-ce tout simplement une recherche de calme, là où la poésie s’occupe du tumulte de chaque jour. J’ai besoin de ces deux espaces distincts, la tranquillité photographique et l’immédiateté en poésie. J’ai parfois essayé de m’écarter de cette règle, en écrivant des textes plus lyriques par exemple, mais ça manquait de sincérité… Je suis plus à l’aise dans le lyrisme en photo.

Parlons du rapport à l’espace que vous avez évoqué. On peut voir sur votre site une série intitulée « Autoportraits en espace » et vous avez beaucoup travaillé sur les ruines. Pouvez-vous nous parler de l’espace et des ruines ?

Pour ce qui concerne l’espace, cela nous ramène à ce que je viens de vous dire. Par exemple, je ne fais jamais d’autoportraits. Mon travail photographique est un exercice de projection de soi vers l’extérieur, vers la ville notamment. C’est une sorte de cartographie émotionnelle, où l’espace se trouve personnifié. Il y a identification, mais selon un processus très distinct de la poésie, où je parle aussi de lieux, de voyage, mais où je m’implique plus explicitement. En ce qui concerne les ruines, cela vient de ma fascination pour les espaces pourvus d’une forte charge de mémoire. Pourtant, globalement, je trouve notre rapport avec les ruines prétentieux et étroit : il s’agit d’un état auquel on peut s’intéresser pour lui-même, pas nécessairement pour en faire du passé solidifié ou le signe d’un avenir. Dans certains cas, les lieux ont eu mille vies, mille fonctions, et on les assigne à un moment particulier, souvent lié à des épisodes de violence comme pour Sarajevo ou Tarfaya, villes sur lesquelles j’ai travaillé. J’aime prendre ce genre de lieux en photo sans les contextualiser, en les détournant de leur mémoire pour considérer leur architecture en premier lieu, les lignes, la nature même du bâti. J’essaye à la fois d’effacer le mythe et détourner une architecture de l’idée commune qui lui est associée, en la montrant plus ou moins nue.

Peut-on revenir sur le cas de Tarfaya, au sud du Maroc ?

Tous les gens que je connais et qui visitent cette ville s’étonnent de l’intérêt que je lui porte : c’est une ville de 3 000 habitants où il se passe peu de chose, où les rues sont désertes si on excepte quelques hommes assis au café en fin d’après-midi. Curieusement, je ne savais rien de cet endroit quand j’y suis allée la première fois, et j’y avais déjà pris beaucoup de photos. Je n’ai su qu’après qu’il y avait eu une présence britannique assez brève, dans les années 1880, avec le projet d’en faire un pôle économique. Il en reste une forteresse en plein océan, qui devait servir à installer ce comptoir commercial. La colonisation en a fait une prison, et maintenant c’est une ruine au milieu de l’océan. On retient évidemment les prisonniers qui sont morts dans cet endroit, sans savoir que le lieu n’a pas été construit pour devenir un lieu de détention. J’ai évidemment construit un point de vue, je n’ai pas prétendu en faire un terrain vierge. On va vers un lieu à partir de l’idée que l’on s’en est faite. Mais le sentiment d’attachement premier que j’ai eu pour Tarfaya venait d’ailleurs, de la nature : on est au Sahara et au bord de la mer, la dune et l’océan se touchent, et au milieu de tout cela toutes ces ruines. Ensuite, en faisant des recherches, ce sont les aspects négligés de cette mémoire qui ont beaucoup retenu mon attention. J’ai appris, par exemple, qu’Antoine de Saint-Exupéry y avait vécu entre 1927 et 1929. Il était chef d’escale à l’aéropostale. Certains pensent que l’idée du Petit Prince s’est ébauchée là, même si le livre a été écrit à New York. Lorsque j’avais montré le projet contenant mes premières photos de Tarfaya, je l’avais intitulé « Déshabiller sa terre pour mieux la réchauffer » - c’était un titre de travail. Je me suis mise à lire Saint-Exupéry ensuite, Courrier Sud je crois, et j’y ai trouvé exactement la même idée. Je me suis alors demandé s’il y avait une forme de symbolique universelle à l’œuvre dans ce lieu. Il s’est passé énormément de choses dans cette ville, et en même temps c’est une ville très spéciale par sa capacité à se faire oublier, et donc à se prêter à toutes sortes de jeux.

Vue de la Casamar, forteresse de Tarfaya. Crédit photo : Imane Djamil
Vue de la Casamar, forteresse de Tarfaya. Crédit photo : Imane Djamil

Dans votre poésie aussi, les lieux sont présents, et la violence n’est jamais loin. Parlez-nous de cet arbre avec lequel vous avez un dialogue poétique

C’est un arbre immense qui se trouve dans le quartier de Derb Soltane, à Casablanca, dans l’enceinte d’une prison fermée depuis la fin des années 1990. La prison était assez terrible, et le coin l’est toujours assez, le quartier est très chaotique. Aujourd’hui, l’espace où se trouve l’arbre est dégagé et on y trouve beaucoup de taxis. Comme l’arbre est extrêmement haut, il a une sorte de vue panoramique sur tout ce qui se produit autour. Une de mes amies, l’illustratice Aïcha El Beloui vit dans ce quartier, et j’ai commencé d’abord par lui donner un nom. Je dialogue avec elle dans ces textes par son intermédiaire. Avec lui aussi, d’une autre manière. Je me demande, pour commencer, comment il a traversé le temps et l’époque où il voyait la prison, comment il vit ou juge ce qui se passe autour de lui maintenant, la prostitution notamment qui est très courante et très dure à cet endroit de Casablanca. Je le bouscule un peu aussi, je lui reproche son silence têtu. De nouveau, c’est un lieu très chargé du point de vue de la mémoire, mais dans ce poème-là je lui fais parler de choses personnelles : une amitié, le quotidien de ces rues-là.

(…)

You go Slavie !
Bravant tes os même
Tu promènes tes nerfs sciatiques et tes cicatrices, sans chaines
Sur d’impatients draps blancs, sans gêne
Sur les torses de tes bourreaux, sans haine.
You go Slavie ! Folle, belle et incertaine.

Parlez-nous de votre travail le plus récent

Il s’agit d’un projet de correspondance littéraire avec mon amie Hajar Chokairi, intitulé Entre-vues. J’avais rencontré Hajar lors d’une grande tournée à travers le monde arabe où elle cherchait à rencontrer de jeunes artistes pour discuter du thème de l’arabité avec eux, en vue d’un documentaire. Bref, nous avions discuté mais nous n’avions jamais eu l’occasion de nouer une relation régulière. Nous nous étions donc à peine entrevues… pour une interview. Puis est venue l’offre de l’incubateur Igloù, à Paris, qui proposait des résidences artistiques pluridisciplinaires. Nous avons alors donc saisi cette occasion pour mettre en place cette correspondance autour du thème de l’entrevu et de l’aperçu, le quotidien ouvrant des brèches sur la personnalité de chacune. Il y avait aussi une fragmentation entre les styles de chacune – nous écrivons très différemment – et entre les différentes langues que nous utilisons (la darija marocaine, le français et l’anglais). Nous avons d’abord travaillé à ces textes, qu’on s’échangeait via Google Docs, puis en vue d’une performance, d’abord avec un scénographe, Jules Le Bihan, et sa compagnie de théâtre Machine, puis avec l’artiste sonore Lucas Aloyse Fritz à la biennale de Venise, en résidence avec une équipe où tout le monde était polyglotte. C’était crucial d’être entouré de gens de ce genre car nous travaillions étroitement sur le rapport entre notre langage qui mêle sans arrêt les langues et la poésie elle-même qui consiste, entre autres choses, à mettre en rapprochement des mots qui ne paraissent pas devoir être mis côte à côte.

Y a-t-il un souvenir artistique qui vous tient particulièrement à cœur, entre photo et poésie par exemple ?

Ce serait un essai de rapprochement entre mes poèmes et mes photographies via la musique, à Casablanca. Un de mes amis est musicien et travaille avec un groupe là-bas. J’ai voulu travailler avec eux, entre autres choses pour enrichir d’un autre médium un exercice de synesthésie entre mes différentes pratiques artistiques. Mon ami est arabophone et mes textes en français, il y avait donc beaucoup d’appréhension de mon côté car tant que je lisais les textes pour lui et pour les autres musiciens, rien de très fort ne se dégageait. De manière générale, beaucoup de mes amis sont arabophones ou anglophones et c’est un véritable souci pour moi de ne pas pouvoir partager ces textes, qui les concernent directement, avec eux. Mais la performance que nous avons donnée à l’Uzine à Casablanca impliquait aussi deux acteurs, qui lisaient les textes tandis que les photos étaient exposées. C’est l’oralité qui a changé la donne : la lecture des poèmes par les comédiens les a immédiatement touchés et leur travail musical était extraordinairement près de mes textes, alors que je leur avais fait peu d’explications et qu’ils n’y avaient que très vaguement accès. C’est l’oralité et la voix qui ont permis que quelque chose de très beau émerge.

Crédit photo : Imane Djamil
Crédit photo : Imane Djamil

Publié le 22/10/2018


Imane Djamil, poétesse et photographe marocaine, a commencé sa vie d’artiste dès la plus jeune adolescence. En 2014, à 18 ans, elle est la plus jeune artiste à participer à l’exposition de l’Institut du Monde Arabe, « Le Maroc contemporain ». Régulièrement exposée au Maroc, elle a également présenté ses œuvres, seule ou lors d’expositions ou de performances collectives, à Paris, Lisbonne, Basel, Rome ou Bruxelles au cours des dernières années. Sa poésie est présentée lors de certaines de ces performances.


Chakib Ararou est élève de l’École Normale Supérieure, diplômé de deux masters en lettres modernes et en traduction et actuellement en licence d’arabe à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
Il a collaboré à diverses revues, comme Reliefs et Orient XXI, en tant que traducteur.
Il a vécu à Rabat et au Caire et s’intéresse aux littératures et à l’histoire de la région.


 


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