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Point de situation de la poche insurgée d’Idlib : entre « plus grand désastre humanitaire du siècle » et pierre d’achoppement des acteurs du conflit en Syrie (1/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 29/08/2019 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

I. La poche d’Idlib, du refuge de la rébellion à l’ultime bastion

Le 30 septembre 2015, la Russie annonce officiellement sa décision d’intervenir dans le conflit syrien aux côtés du Président Bachar el-Assad et inaugure le lent affaiblissement de la rébellion syrienne, dont la défaite à Alep le 22 décembre 2016 sera le point d’orgue. A ce moment, la rébellion syrienne dispose encore de nombreuses zones sous son contrôle : la région de Deraa tout d’abord, au sud du pays, cœur historique de la rébellion (4) ; la Ghouta orientale, au nord-est de Damas ; la poche d’Al Rastan, entre les villes de Hama au nord et de Homs au sud ; plusieurs bandes de territoire le long du plateau du Golan ; et, enfin, une large zone située dans les montagnes du Qalamoun oriental, au nord de la ville de Dumayr.

De la prise d’Alep jusqu’à la reprise de la Ghouta orientale le 21 mai 2018, le régime syrien prendra une à une chacune des poches rebelles, en usant de la même tactique à chaque fois : des bombardements intensifs, notamment aériens, précèdent ce que le régime syrien appelle une proposition « d’accords de réconciliation » : moyennant un arrêt des hostilités et la reprise du territoire par Bachar el-Assad, celui-ci autorise les civils et rebelles qui le souhaitent à rester au sein de ce territoire (à condition, naturellement, d’abandonner toute velléité contre le régime syrien), tandis que ceux qui souhaitent poursuivre la rébellion sont transférés jusqu’aux poches rebelles encore existantes (5). Ce procédé a connu un succès indéniable à chaque fois, bien que d’intenses combats aient pu avoir lieu entretemps (6), et a permis au régime de « reporter » le problème des insurgés à plus tard tout en reprenant le contrôle des portions de son territoire prises par la rébellion. L’armée syrienne, malgré ses succès depuis l’intervention russe de 2015, reste en effet profondément affaiblie, comme le soulignait le 25 juillet Thomas Pierret, spécialiste de la Syrie et chargé de recherche au CNRS à Paris.

Ainsi, au fil des reconquêtes du régime syrien et des accords de réconciliation, la poche d’Idlib (7) s’est progressivement emplie d’insurgés souhaitant poursuivre le combat, accompagnés bien souvent de leurs familles, mais aussi de civils craignant pour leur vie dans les territoires sous contrôle de Bachar el-Assad ou ne croyant pas aux accords de réconciliation.
Cette dernière poche rebelle est une véritable enclave en territoire syrien, acculée au nord-ouest par la frontière syro-turque, le long de laquelle la Turquie a érigé un mur (8), et encerclée par les forces du régime syrien au sud, à l’est, et sur une large portion septentrionale. Une partie de la poche est adjacente, au nord, au territoire tenu par l’armée turque et ses auxiliaires syriens (9).
Le territoire de cette poche rebelle est partagé entre plusieurs groupes insurgés qui représentent, selon le chercheur à l’IFAS (Institut français d’analyse stratégique) David Rigoulet-Roze, « une mosaïque qui regroupe toutes les sensibilités islamistes ». Deux grandes mouvances s’opposent.

La première est celle du Hayat Tahrir al-Sham (HTS) (10). Formé officiellement le 28 janvier 2017, il est en réalité une mouvance issue - et aujourd’hui séparée - d’Al Qaeda, qui s’est successivement nommée Jabat al-Nosra en 2012 puis Fatah al-Sham en 2016 (11). Forte d’une trentaine de milliers d’hommes, elle contrôle la majorité du territoire d’Idlib.
Opposée au HTS, se trouve une coalition islamiste proche des Frères musulmans et soutenue par la Turquie. Il s’agit du Front pour la libération nationale (FLN – Jabat al-Wataniya al-Tahrir), composé notamment du groupe Ahrar al-Sham, autour duquel gravitent les groupes du Faylaq al-Sham, du Jaysh al-Izaa, du Suqour al-Sham, du Hurras al-Din, du Jaysh al-Nasr, du Jaysh al-Ahrar, du Front Ansar al-Din, du Ansar al-Islam et du Ansar al-Tawhid.
Un troisième groupe, mineur celui-là, regroupe plusieurs mouvances rassemblées au sein du Parti islamique du Turkestan ; celui-ci est composé essentiellement d’Ouïghours, d’Ouzbèques et de Tchétchènes, et prône un djihad international. Certains de ses membres ont combattu en Afghanistan avant de rejoindre le théâtre levantin.
Quant à Daech, le groupe possède plusieurs cellules éparses mais non structurées et sans réel commandement. Ses effectifs sont estimés, tout au plus, à un millier de combattants (12).

Ces groupes rebelles se sont, à plusieurs reprises, affrontés à des fins de gains territoriaux et d’accroissement de leur influence, comme cela a été le cas par exemple du 19 février au 24 avril 2018. Un certain statu quo règne aujourd’hui, face à l’offensive des forces du régime syrien et ses alliés irano-russes. En effet, depuis le 6 mai 2019, Damas a lancé une vaste offensive, appuyée de bombardements terrestres et aériens particulièrement intenses (cf. carte en annexe de cet article), dans le sud de la poche principalement, permettant la reconquête de la ville stratégique de Khan Shekhoun, verrou de l’autoroute M5. Cette avancée territoriale a conduit également à l’encerclement d’un poste d’observation tenu par les forces armées turques.

En effet, la poche rebelle d’Idlib a fait l’objet de plusieurs accords diplomatiques autour desquels la Turquie, l’Iran et la Russie se querellent désormais.

Lire la partie 2

Notes :
(1)A l’instar du Yémen, que l’ONU caractérisait également de « pire crise humanitaire dans le monde » le 14 février dernier (cf. « Humanitarian crisis in Yemen remains the worst in the world, warns UN » : https://news.un.org/en/story/2019/02/1032811)
(2) Selon des chiffres de l’ONU en date du 15 août 2019.
(3) Selon des chiffres du Washington Institute for Near East Policy en date du 14 mai 2019.
(4) C’est en effet à Deraa que les premières manifestations contre le régime se sont tenues en mars 2011, inaugurant les prémices de la guerre civile syrienne.
(5) Une présentation détaillée de ces « accords de réconciliation » est fournie par l’Institut royal des Affaires internationales. On y apprend notamment que les civils et les rebelles déposant les armes dans le souhait de rester dans le territoire reconquis par les forces syriennes sont priés de s’inscrire auprès d’antennes locales des services de renseignement, où ils réaliseront un entretien au cours duquel ils devront livrer leurs informations administratives mais aussi leurs activités passées contre le régime, le nom de leurs proches potentiellement engagées contre le régime, et toute information pertinente sur la rébellion qu’ils seraient en mesure de livrer.
(6) Comme c’est le cas, par exemple, pour la Ghouta orientale, où les combats ont duré plusieurs semaines et au cours desquels le régime syrien aurait, d’ailleurs, utilisé des armes chimiques.
(7) A noter l’existence d’une large poche rebelle au sud de la Syrie, à la frontière syro-irako-jordanienne. Cette poche n’est en réalité qu’un vaste désert, dont les contours sont déterminés par une « zone de déconfliction » convenue entre Moscou et Washington en 2017. Les Etats-Unis y ont en effet établi une base militaire en 2016 à At Tanf, dans le but d’entraîner des rebelles syriens dans la lutte contre Daech. Ces rebelles y sont toujours positionnés mais ne constituent pas une menace pour le régime syrien ; la région est, par ailleurs, très peu peuplée. Il s’agit donc, avant tout, d’une base militaire plutôt que d’une véritable poche rebelle, malgré ses amples dimensions géographiques.
(8) Ce mur, dont la construction a débuté en 2014 et s’est achevée au printemps 2018, couvre 764 des 911 kilomètres de frontière entre la Turquie et la Syrie ; ce mur visait à contenir les Kurdes en Syrie, les activités de contrebande et les flux potentiels de réfugiés.
(9) La présence turque dans le nord de la Syrie s’explique par les deux opérations militaires qu’Ankara y a mené : l’opération « Bouclier de l’Euphrate » en août 2016, puis « Rameau d’Olivier » en janvier 2018. Pour une présentation détaillée, cf. « Présence militaire turque au Levant : le leitmotiv kurde » https://www.lesclesdumoyenorient.com/Presence-militaire-turque-au-Levant-le-leitmotiv-kurde.html
(10) Littéralement « l’Organisation de libération du Levant », appelée avec moquerie « Hetech » par ses opposants, en référence à « Daech », nom moqueur donné à l’Etat islamique en Irak et en Syrie par ses adversaires.
(11) Le but de ce changement de nom était précisément de se dissocier du djihadisme international prôné par Al Qaeda. Son idéologie reste, cependant, très proche.
(12) Selon des chiffres avancés par France Culture au 12/09/2018.

Publié le 29/08/2019


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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