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Pierre-Jean Luizard, Chiites et sunnites, la grande discorde en 100 questions

Par Mathilde Rouxel
Publié le 28/03/2018 • modifié le 26/04/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

Deux dogmes divergents

Les premiers chapitres sont consacrés à l’explication de la différence dogmatique entre chiisme et sunnisme. La division de l’islam en trois branches au lendemain de la mort de Mohamad (khâredjites, sunnites et chiites) soulignait déjà l’importance politique de la question de la succession du prophète à la tête des fidèles ; à part une position ambivalente vis-à-vis du premier calife Abou Bakr, les deux califes qui lui ont succédé, Umar et Uthmân, ne furent pas reconnus par les chiites. Ils ne reconnaissaient de légitime qu’Ali, cousin et gendre du Prophète. C’est l’origine des premières fitna, « discorde », qui manifestent deux conceptions du pouvoir en islam, tant religieux que politique. Les califats omeyyades et abbassides ne sont reconnus que par les sunnites, les chiites ayant choisi de se ranger dans la lignée des Imams descendants du prophète Ali. À la suite des conflits qui opposent entre eux les musulmans s’est développée une martyrologie chiite, conduite à partir du meurtre d’Ali par un khârédjite et la mort de Husayn, petit-fils du Prophète, face à l’Omeyyade Yazîd au cours de la bataille de Karbala.

Au IXe siècle, dans le siècle précédent la fin des Omeyyade, se bâtit le sunnisme doctrinal. En Perse, l’avènement de la dynastie séfévide propulsa d’éminents ulémas duodécimains sur le devant de la scène politique et conduisit à la conversion de la Perse au chiisme, que l’influence importante du soufisme dans le pays, inculquant l’amour d’Ali et de la famille du Prophète, avait préparée.

Ce qui oppose sunnisme et chiisme est d’abord dogmatique. Le choix du sunnisme fut celui de la majorité ; « c’était celui de la préservation de l’unité de la communauté, du consensus et du respect pour les dynasties en place » (p. 75) et marque sa spécificité par son réalisme politique. chiites et sunnites se rassemblent toutefois sur la version uthmânienne du Coran, même si chacune des religions est marquée par la reconnaissance de hâdiths différents. D’un point de vue politique, les divergences sont aussi observables dans le rapport entretenu à l’État : s’il est indispensable pour les sunnites de ne pas diviser la communauté et de respecter les dynasties en place, les chiites ont rapidement manifesté leur volonté de s’émanciper de la tutelle de l’État. Toutefois, « le contrôle traditionnel de l’islam par l’État, en islam sunnite, commença à être mis à mal par le réformisme musulman » (p. 99) au XIXe et au XXe siècle qui ouvrit la voie à une prise de distance du religieux par rapport au politique.

Tentatives de rapprochement et discorde politique depuis le XVIIIe siècle

Au moment des colonisations européennes du XVIIIe siècle, l’islam est apparu comme un élément fédérateur contre l’Europe conquérante. Au XIXe et au XXe siècle se développent les grands mouvements panarabes, qui tentent de rassembler chiites et sunnites. Rapidement toutefois, le panislamisme fut voué à l’échec. Au moment de l’abolition de la Constitution ottomane de 1876, visant à « relever les défis de la domination européenne » (p. 110), par Abdülhamid en 1878, l’opposition persane se dressa contre l’appui du calife ottoman sur l’establishment sunnite en proclamant une Constitution en 1906, face à laquelle les tendances salafistes issues du réformisme sunnite se montrent rapidement hostiles. L’effondrement de l’empire et l’occupation britannique de l’Irak achèvent de diviser les communautés religieuses, les Britanniques choisissant de s’appuyer sur la minorité sunnite contre la majorité chiite irakienne.

Aujourd’hui, on trouve des sunnites dans chaque territoire peuplé de musulmans, mais les chiites peuplent principalement l’Iran, l’Irak et le Liban. L’Irak a été converti jusque tardivement au chiisme, notamment au XVIIe siècle, où « l’asservissement consécutif à la sédentarisation » (p. 139) favorisa les conversions. Au Liban, les chiites prennent la revanche des « oubliés de l’Histoire » (p. 144). On trouve aussi d’importants peuplements chiites au Pakistan et en Inde, ainsi qu’au Bahreïn. En Europe, les sunnites sont majoritaires. Les rivalités qui opposent l’Iran au monde sunnite datent de l’opposition des Empires perse et ottoman ; le pays réagit, encore aujourd’hui, au « sentiment d’encerclement » (p. 162) qui le domine. Malgré quelques tentatives de rapprochements entre chiites et Frères musulmans sunnites sur la question de l’unité musulmane, l’irruption de l’islamisme chiite dans les années 1960 a ravivé leurs oppositions.

Un conflit globalisé

D’un point de vue politique, le nationalisme arabe s’est vu lui aussi divisé dès ses débuts. En Irak, le coup d’État baasiste signe la rupture définitive avec les chiites, une majorité sunnite ayant pris le pouvoir ; les chiites, au Liban, à Bahreïn ou en Irak, sont attirés par la gauche laïque. Dès 1965 cependant, Khomeyni s’active à préparer, en exil, la révolution islamique en Iran. En 1975, le Liban sombre dans une guerre civile dans laquelle le confessionnalisme s’impose comme un facteur majeur. Les minorités alaouites, majoritairement en Syrie, ou zaydites au Yémen, entrent dans la « spirale régionale du confessionnalisme » (p. 225). Les Printemps arabes, dans les deux pays, marquent une nouvelle phase dans l’opposition des sunnites à ces minorités rattachées au Chiisme, qui elles se plaignent de leur marginalisation. Ainsi, alors que l’Égypte s’opposait à l’Arabie saoudite au Yémen en 1962, la première soutenant le camp « progressiste » des républicain lorsque l’autre « venait en aide au camp conservateur incarné par les royalistes qui se trouvaient être des zaydites » (p. 229), les deux pays font aujourd’hui front au même Yémen, sous une bannière cette fois sunnite.

Les grandes puissances internationales ne sont pas innocentes dans ce jeu confessionnel. Le Hezbollah chiite libanais est sur liste noire américaine, Washington soutenant par ailleurs la coalition sunnite anti-zaydite au Yémen. La Russie, de son côté, soutient le régime alaouite de Bachar al-Assad en Syrie ; la Russie tsariste puis bolchevique soutenait déjà le clergé chiite contre l’impérialisme. La France, enfin, « a, de par son passé, toujours eu un tropisme sunnite en rapport aux pauys majoritairement sunnites qu’elle occupait en Afrique du Nord » (p. 237) et apparaît toujours, pour les chiites du Liban, comme une puissance de laquelle il faut s’émanciper.

La révolution islamique en Iran fut un coup de tonnerre pour les régimes arabes sunnites. La guerre Iran-Irak autour du territoire du Chatt al-Arab (1980-1988) est donc une guerre confessionnelle : Saddam Hussein souhaitait d’abord, avec cette guerre, endiguer la vague révolutionnaire chiite. Au Liban, le Hezbollah (créé en 1982 avec un financement iranien pour s’opposer à l’occupation israélienne) a réussi jusqu’en 2012 à échapper au confessionnalisme ; mais son engagement aux côtés du régime de Bachar al-Assad en Syrie dès 2012 marqua une fracture avec les sunnites qui ne cessa de s’élargir. La bataille d’Alep (2016-2017) illustra l’ampleur de la mobilisation contre les localités à majorité sunnite, les milices du Hezbollah ayant combattu côte à côte avec des Gardiens de la révolution iraniens. Cela entraîna une série d’attentats anti-chiites au Liban. En Irak, suite à la guerre conduite par les Américains à partir de 2003, s’est mis en place un nouveau système confessionnel avec à sa tête des chiites, moins dociles dans leurs négociations avec Washington que les élites sunnites. Les élections législatives de 2005 furent boycottées par les Arabes sunnites, et le gouvernement fut formé par un tandem chiito-kurde, ce qui mena à une nouvelle guerre confessionnelle qui dura jusqu’en 2008. L’irruption de Daesh et la partition de l’Irak à partir de 2014 conduisirent à une troisième guerre confessionnelle dans le pays. En Syrie, la guerre confessionnelle qui ravage encore aujourd’hui le pays a, là aussi, pris les populations en otage.

En Arabie saoudite, la réconciliation avec les chiites est aussi un échec. Malgré des tentatives de rapprochement dans les années 1990 et 2000, l’exécution le 2 janvier 2016 par Riyadh du haut dignitaire chiite Nimr Bâqer al-Nimr marque la fin des discussions. Les attaques contre les chiites par des groupes salafistes et les talibans sont aussi manifestes au Pakistan, en Inde ou en Afghanistan.

Pierre-Jean Luizard, Chiites et sunnites, la grande discorde en 100 questions, Paris, Tallandier, 2017, 382 p.

https://www.tallandier.com/livre-9791021023116.htm

Publié le 28/03/2018


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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