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Osman Hamdi Bey, protecteur du patrimoine historique de l’Empire ottoman

Par Emile Bouvier
Publié le 26/07/2024 • modifié le 26/07/2024 • Durée de lecture : 8 minutes

Très longtemps laissés à la merci des aventuriers, pilleurs de tombes, contrebandiers et hommes de main de certains Européens fortunés souhaitant étoffer leur collection personnelle ou celle de musées du Vieux continent, les sites historiques turcs sont désormais étroitement protégés tandis que la législation et les moyens de police ou de douane déployés pour lutter contre la contrebande d’antiquités s’avèrent particulièrement dissuasifs [8]. A bien des égards, cette protection dont les sites et biens archéologiques turcs font désormais l’objet, tout comme la prise de conscience par les autorités locales de la nécessité de les protéger et de les valoriser, sont dues à l’œuvre d’un homme, précurseur dans le domaine : Osman Hamdi Bey (1842-1910).

Initialement destiné au monde du droit par son père, le Grand vizir Ibrahim Edhem Pasha (1819-1893), le jeune Osman Hamdi Bey démontrera une sensibilité toute particulière pour l’art - notamment la peinture - et, par lui, sera progressivement versé dans le monde de l’archéologie et du patrimoine historique. Amené à prendre des responsabilités toujours plus grandes dans l’administration ottomane, il se dressera contre le pillage des sites archéologiques de l’Empire - qui, à l’époque, englobait en plus de la Turquie des territoires archéologiquement majeurs comme la Syrie ou l’Irak - à une époque où l’archéologue britannique Charles Fellow envoyait par exemple au Royaume-Uni le Monument des Néréides [9] qu’il avait découvert en Lycie - actuelle district de Kaş, dans le sud de la Turquie -, dont les autorités turques demandent toujours aujourd’hui la restitution [10].

Cet article entend ainsi adopter une approche chronologique en exposant la jeunesse d’Osman Hamdi Bey et ses premières amours pour la peinture (1842-1881) avant d’en venir à son investissement du champ archéologique ottoman, tant en matière de fouilles que d’encadrement juridique (1881-1910).

I. 1842 – 1881 : une première moitié de vie marquée par la découverte de l’art

Osman Hamdi, né le 30 décembre 1842 à Constantinople, est le fils d’Ibrahim Edhem Pacha, Grand vizir ottoman (en poste de 1877 à 1878). Après une scolarité primaire dans le quartier de Beşiktaş, il étudie le droit, d’abord à Constantinople en 1856 puis à Paris en 1860, comme son père. C’est dans cette ville, capitale internationale des beaux-arts de l’époque, que son intérêt pour la peinture l’emporte. Il arrête le droit et se forme auprès des peintres orientalistes français Jean-Léon Gérôme et Gustave Boulanger et reste, en tout, plus de neuf ans à Paris. Son séjour à Paris est également marqué par la première visite d’un sultan ottoman en Europe occidentale : le sultan Abdülaziz fut invité par l’empereur Napoléon III à l’Exposition Universelle de 1867, où Osman Hamdi exposera plusieurs œuvres, comme il sera détaillé plus loin. En pleine époque du Tanzimat, il rencontra également de nombreux Jeunes Ottomans [11] à Paris, et bien qu’il ait été exposé à leurs idées libérales, il ne participa pas à leurs activités politiques, étant le fils d’un pacha ottoman loyal au sultan et ne défiant pas le système absolutiste ancien. C’est également à Paris qu’Osman Hamdi Bey rencontra sa première épouse, Marie, une Française (sa deuxième épouse sera également française et se nommera également Marie [12]). Après avoir reçu la bénédiction de son père, elle l’accompagna à Constantinople lorsqu’il rentra en 1869, où ils se marièrent et eurent deux filles.

De retour en Turquie, il fut envoyé dans la province ottomane de Bagdad dans l’équipe administrative de Midhat Pacha [13] en tant que directeur du département provincial des affaires étrangères. En 1871, il retourna à Istanbul en tant que vice-directeur du Bureau du Protocole du Palais. Durant les années qui suivirent, il occupa diverses fonctions dans les hautes sphères de la bureaucratie ottomane et fut nommé premier maire de Kadıköy en 1875, poste qu’il occupa durant un an. Malgré ses responsabilités croissantes dans l’administration ottomane, son intérêt pour la peinture ne décrut jamais : outre plusieurs portraits de ses épouses successives, Osman Hamdi exposa trois peintures à l’Exposition Universelle de Paris en 1867 - qui semblent aujourd’hui avoir disparu - et ne cessa de peindre tout au long de sa carrière. Nombre de ses œuvres connurent un succès international et font aujourd’hui l’objet de transactions particulièrement fructueuses sur le marché de l’art. Son œuvre la plus célèbre, « le Dresseur de tortues » (Kaplumbağa Terbiyecisi) (1906), a été par exemple achetée en 2004 pour 3,5 millions de dollars à un collectionneur turc par le musée de Pera, à Istanbul [14]. Son « Vieil homme devant des tombeaux d’enfants » (Çocuk Mezarları Önünde Yaşlı Adam) (1903) est quant à lui exposé au Musée d’Orsay [15], à Paris, aux côtés de peintres orientalistes du XIXème siècle comme Jean-Léon Gérôme qui ont trouvé en la personne de Joseph Sève, alors Soliman Pacha, généralissime des armées d’Egypte, un point d’entrée majeur pour leur travail au Moyen-Orient. Le prix de vente le plus élevée auquel une toile d’Osman Hamdi Bey est partie à l’encan est celui de 7,7 millions de dollars en 2019 [16] pour sa « Jeune fille récitant le Coran » (Kur’an Okuyan Kız) (1880).

II. De 1881 à sa mort : le pionnier et protecteur de l’archéologie moderne

Une étape fondatrice de la carrière d’Osman Hamdi fut sa nomination en tant que directeur du Musée Impérial (Müze-i Hümayun) en 1881. Il s’employa à utiliser cette position pour développer le musée, réécrire ou établir de nouvelles lois sur la protection du patrimoine historique et créer des expéditions archéologiques parrainées nationalement, voire internationalement. En effet, il tâcha également de se concentrer sur la construction de relations avec des institutions internationales, notamment l’Université de Pennsylvanie, dont il reçut un diplôme honorifique en 1894. En 1902, il peignit par exemple « l’Excavation de Nippur » (Nippur Tapınak Sarayı Kazısı) (1903) qu’il offrit comme cadeau au musée de l’Université de Pennsylvanie.

En 1882, il créa et devint directeur de l’Académie des Beaux-Arts (Sanayi-I Nefise Mektebi), qui offrait aux Ottomans une formation en esthétique et en techniques artistiques sans quitter l’empire. Aujourd’hui renommée Université Mimar Sinan - du nom du célèbre architecte ottoman -, cette institution reste la référence en Turquie dans le domaine des Beaux-Arts. En 1884, il supervisa la promulgation d’une réglementation interdisant le trafic illégal d’artefacts historiques (Asar-ı Atîka Nizamnamesi), une étape majeure dans la constitution d’un cadre juridique pour la préservation des antiquités. Cette réglementation fut assez bien pensée et conçue pour ne connaître aucune modification jusqu’en 1973, où de nouveaux éléments lui furent ajoutés. A travers d’autres règlements, il « nationalisa » les travaux archéologiques sur le sol ottoman, promulguant que tout artefact trouvé durant des fouilles devenait de facto un bien national.

Il mena les premières recherches archéologiques scientifiques conduites par une équipe turque ; sous sa supervision, cette dernière effectua des fouilles dans des endroits tels que Lagina - premier site archéologique de l’histoire ottomane dont les fouilles furent dirigées par un Ottoman -, le mont Nemrut, ou encore art3607 Sidon. Parmi les objets anciens qu’il découvrit en 1877 lors de ses fouilles dans la nécropole royale de Sidon figure le sarcophage dit « d’Alexandre » (qui, finalement, ne serait pas celui du célèbre conquérant macédonien mais du roi de Sidon, Abdalonymus [17]), considéré comme l’un des chefs-d’œuvre du monde archéologique ; Osman Hamdi Bey, en collaboration avec l’archéologue français Salomon Reinach, en rédigea un livre sur ces fouilles intitulé « Une nécropole à Sidon », publié à Paris en 1892.

Osman Hamdi Bey confia les fouilles à son entourage proche. Son fils, l’architecte Ethem Bey, mit au jour les frises d’un temple dédié à l’ancienne divinité grecque Artémis et de nombreux objets lors de fouilles dans l’ancienne ville de Tralleis ; son frère Halil Ethem Bey mena des fouilles dans les anciennes villes d’Alabanda et de Sidamara à Aydın. Makridi Bey, l’un des responsables du musée, conduisit quant à lui des art2919 fouilles à Raqqah, Boğazköy, Alacahöyük, Akalan, Langaza, Rhodes, Taşöz ou encore Notion.

Pour héberger ses trouvailles archéologiques exceptionnelles et les rendre accessibles au grand public, il persuada l’administration ottomane de faire construire un complexe qui leur serait dédié : le musée archéologique d’Istanbul, visité par plus de 530 000 personnes en 2022 [18], vit ainsi le jour grâce à l’érection d’un premier bâtiment en 1891, avant d’être parachevé par l’ouverture d’un deuxième en 1903 et d’un dernier en 1907. À l’intérieur du musée, il fit construire un studio de photographie, une bibliothèque et un atelier de modelage. Pour la première fois dans l’Empire ottoman, il établit des catalogues et bases de données afin de répertorier et documenter l’intégralité des pièces archéologiques qui étaient jusque-là « empilés » par les prédécesseurs d’Osman Hami Bey à la tête du musée impérial [19]. Osman Hamdi Bey resta à la tête du musée archéologique jusqu’à sa mort en 1910, date à laquelle son frère en prit la tête.

Afin d’encourager l’émergence d’une culture archéologique et d’un corps de professionnels qui lui serait dédié, il créa une série de figures professionnelles : des officiers publics chargés de contrôler les chantiers de fouilles (loi 1884, art. 21) ; des experts du Musée impérial qui évaluaient les objets et les reliques mis au jour (loi 1874, art. 26 ; loi 1884, art. 29) ; des officiers qui contrôlaient les excavateurs et enregistraient toutes les découvertes dans un registre qui devait être remis à l’administration du musée (loi 1874, art. 26 ; loi 1884, art. 29) ; et des agents du Zabtiye Nezâreti (l’organe suprême responsable de la sécurité intérieure) dont la fonction était de s’assurer que les propriétaires de permis agissaient conformément aux règlements ottomans en matière archéologique (loi 1874, art. 9).

Osman Hamdi Bey meurt le 24 février 1910 dans son manoir de Kuruçeşme, à Constantinople. Après une prière funéraire à Sainte-Sophie, il est enterré à Eskihisar selon sa volonté. Deux pierres seldjoukides anonymes sont placées sur sa tombe sur décision du Conseil des ministres ; la demeure de l’artiste à Eskihisar sert de musée consacré à sa mémoire depuis 1987. Aujourd’hui encore, le rôle d’Osman Hamdi Bey dans l’émergence de l’archéologie moderne turque et de la protection du patrimoine historique de la Turquie est jugé déterminant, tant par les fouilles et les lois qu’il supervisa que par l’influence majeure qu’il eût dans l’émergence d’une prise de conscience nationale à l’endroit de la nécessité de protéger et valoriser l’héritage historique colossal du pays, dont l’attractivité n’est pas étrangère aux quelque 8,3 points de parts de PIB que représentait, en 2022, le secteur du tourisme en Turquie [20].

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Tanzimat
 De l’officier français du Premier Empire au Pacha de l’Egypte de Mehmet Ali : qui était le colonel Sève, futur Soliman Pacha (1/2) ? De la Garonne au Nil
 L’Orientalisme au XIXème siècle
 Reportage photo - Une journée à Saïda, sur les traces d’une histoire libanaise
 Exposition « Royaumes oubliés » au musée du Louvre, jusqu’au 12 août 2019

Sitographie :
 BATUHAN, Tugba et KORKMAZ, Zübeyde. Osman Hamdi Bey’in Eserlerinde Kültürel Miras. Iğdır Üniversitesi Sosyal Bilimler Dergisi, 2024, no 35, p. 397-410.
 BECKMAN, Gary. Possessors and Possessed : Museums, Archaeology, and the Visualization of History in the Late Ottoman Empire. Journal of the American Oriental Society, 2004, vol. 124, no 1, p. 203.
 ÇAĞLAR, Filiz Tütüncü. The Historiography of Ottoman Archaeology : A Terra Incognita for Turkish Archaeologists. Tarih ve Coğrafya Araştırmaları Dergisi, 2017, vol. 3, p. 109-22.
 ELDEM, Edhem. An Ottoman Archaeologist Caught between Two Worlds : Osman Hamdi Bey (1842–1910). Archaeology, Anthropology and Heritage in the Balkans and Anatolia : The Life and Times of FW Hasluck, 1878, vol. 1920, no 3.
 ELDEM, Edhem. An Ottoman Traveler to the Orient : Osman Hamdi Bey. The Poetics and, 2011.
 ELICES OCÓN, Jorge. Zeynep Çelik, About Antiquities : Politics of Archaeology in the Ottoman Empire. Anabases. Traditions et réceptions de l’Antiquité, 2019, no 30, p. 231-233.
 EPIKMAN, Refik. Osman Hamdi. Milli Eğitim Basımevi, İstanbul, 1967.
 HITZEL, Frédéric. Osman Hamdi Bey et les débuts de l’archéologie ottomane. Turcica, 2010, vol. 42, p. 167-190.
 KELEŞ, Vedat. Modern müzecilik ve Türk müzeciliği. Atatürk Üniversitesi Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, 2003, vol. 2, no 1-2.
 MANSEL, Arif Müfid. Osman Hamdi Bey. Belleten, 1960, vol. 24, no 94, p. 291-302.
 SÖNMEZ, Ali. Osman Hamdi Bey’in Sayda Kazısı ve Bu Kazının Müze-i Hümâyûn’un Gelişimine Etkisi. History Studies (13094688), 2020, vol. 12, no 3.

Sitographie :
 Osman Hamdi Bey : Artist, archaeologist and protector of Ottoman heritage, Middle East Eye, 22/06/2022
https://www.middleeasteye.net/discover/osman-hamdi-bey-ottoman-heritage-protector-artist
 ‘Young Woman Reading’ Nets £6.3M, an Auction Record for Osman Hamdi Bey, BARRON’S, 26/09/2019
https://www.barrons.com/articles/young-woman-reading-nets-6-3m-an-auction-record-for-osman-hamdi-bey-01569527805
 Türkiye plans 750 archaeological excavation, research projects by year’s end, Anadolu Ajansi, 09/07/2023
https://www.aa.com.tr/en/turkiye/turkiye-plans-750-archaeological-excavation-research-projects-by-years-end/2940511
 Belgians detained in Turkey for ’smuggling’ : Historical value of stones confirmed, The Brussels Times, 25/09/2023
https://www.brusselstimes.com/708159/belgians-detained-in-turkey-for-smuggling-historical-value-of-stones-confir
 Operation Heritage busts artifact smuggling ring in Turkey, Daily Sabah, 31/05/2022
https://www.dailysabah.com/turkey/investigations/operation-heritage-busts-artifact-smuggling-ring-in-turkey
 Sarcophagus of Heracles finally returns home to Turkey, Daily Sabah, 14/09/2017
https://www.dailysabah.com/history/2017/09/14/sarcophagus-of-heracles-finally-returns-home-to-turkey
 Finders keepers : Turkey’s quest to reclaim lost cultural heritage, TRT World, 01/07/2021
https://www.trtworld.com/magazine/finders-keepers-turkey-s-quest-to-reclaim-lost-cultural-heritage-50464
 Turkey heavily invests in prevention of antiquities’ smuggling – Bozkurtlar, KUNA, 15/05/2018
https://www.kuna.net.kw/ArticleDetails.aspx?id=2727347&language=en#
 Monuments, statues : Türkiye calls for stolen artifacts’ repatriation to country, Daily Sabah, 13/04/2023
https://www.dailysabah.com/arts/monuments-statues-turkiye-calls-for-stolen-artifacts-repatriation-to-country/news
 Türkiye on mission to get back Anatolian artifacts from British museums Daily Sabah, 07/09/2023
https://www.dailysabah.com/arts/turkiye-on-mission-to-get-back-anatolian-artifacts-from-british-museums/news
 İstanbul’daki Devlet Müzeleri 2022’de 7,5 Milyona Yakın Ziyaretçiyi Ağırladı, TC Istanbul Valiligi, 30/12/2022
http://www.istanbul.gov.tr/istanbuldaki-devlet-muzeleri-2022de-75-milyona-yakin-ziyaretciyi-agirladi

Publié le 26/07/2024


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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