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Nouvelle crise politique en Libye : le pays risque-t-il de sombrer à nouveau dans la guerre civile ? (1/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 07/07/2022 • modifié le 07/07/2022 • Durée de lecture : 6 minutes

La dernière guerre civile libyenne n’a, en effet, jamais été réellement terminée. S’inscrivant dans la continuité du vide politique laissé par la mort de Mouahamar Khaddafi au terme de la première guerre civile, la suivante voyait s’affronter deux pôles politico-militaires majeurs : à l’est, le gouvernement de Tobrouk, soutenu par la Russie, l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, à la tête duquel se trouvait le maréchal Khalifa Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne (ANL), et à l’ouest, le Gouvernement d’accord national (GNA) de Faïez el-Sarraj, basé à Tripoli et reconnu comme seul gouvernement légitime par la communauté internationale et soutenu par l’ONU, les Etats-Unis, le Qatar et la Turquie entre autre.
 
Cette guerre civile connaît son apogée à partir du mois d’avril 2019, date à laquelle les troupes du maréchal Haftar lancent une vaste offensive au cours de laquelle les troupes du GNA se trouvent rapidement débordées. Constatant la fin potentiellement prochaine du gouvernement de Tripoli, la Turquie envoie dès le 9 mai du matériel de guerre de pointe (drones notamment) en Libye, qui permet au GNA de renverser la situation et de stopper l’avancée des forces du maréchal Haftar dans les faubourgs de Tripoli.
 
Alors que la crise connaît semble être à son apogée, Moscou et Ankara s’entendent finalement pour imposer un cessez-le-feu le 8 janvier 2020. Si les combats se poursuivront sporadiquement au cours de l’année, l’accord sera globalement respecté jusqu’à la signature d’un cessez-le-feu permanent le 23 octobre de la même année.
 
Depuis cette date toutefois, le processus de paix et les tentatives de stabilisation politique ne font que connaître échec sur échec. Les belligérants libyens du conflit en sont responsables pour une large part, tout autant que leurs parrains internationaux ; se renvoyant les uns les autres la responsabilité de l’échec d’une solution pacifique au conflit, les acteurs de ce dernier ont créé les conditions dans lesquelles s’inscrit la crise politico-sécuritaire que connaît actuellement la Libye. 
 
Le présent article s’attachera ainsi à présenter les conditions ayant conduit à l’éclosion de la situation actuelle, au premier rang desquelles les échecs successifs de résolution pacifique du conflit et la mauvaise volonté des différents acteurs (première partie), avant d’en venir à un exposé et une analyse des tenants et aboutissants de la crise actuelle ainsi que de ses perspectives (deuxième partie).
 

I. Des échecs en série des tentatives de stabilisation politique de la crise

 

1. Un accord de cessez-le-feu trop peu ambitieux ?

 
L’accord de cessez-le-feu signé en octobre 2020 par les belligérants en Libye est un moment historique du conflit : symbolique s’il en est, le même jour, le premier vol commercial depuis plus d’un an desservant la ville de Benghazi, aux mains du gouvernement de Tobrouk, part de Tripoli, capitale du Gouvernement d’accord national [1]. Cet accord a toutefois été si dur à atteindre - l’envoyé spécial des Nations unies pour la Libye, Ghassan Salamé, a démissionné de son poste en mars 2020 pour cause de « stress » [2] - qu’il ne prévoit rien d’autre qu’une cessation des combats et la fin du blocus exercé par l’Armée nationale libyenne à l’encontre des infrastructures pétrolières du pays, qui étouffait tant le gouvernement de Tripoli que celui de Tobrouk.
 
Cet accord de cessez-le-feu détenait également la promesse de futurs « sous-comités » [3] devant discuter de sujets aussi divers et sensibles que le départ des forces étrangère de Libye à l’instar des forces turques et de leurs mercenaires syriens à l’ouest [4], ou encore des Tchadiens [5] et du groupe Wagner à l’est [6] - et de l’organisation d’élections ou de la répartition des ressources économiques du pays, notamment les riches gisements d’hydrocarbures dont le sol et le littoral libyen s’avère particulièrement riche.
 
Aucune de ces problématiques ne trouvera de véritable solution dans les mois qui suivront, en grande partie en raison d’une absence de volonté des protagonistes exogènes au conflit d’accepter de réaliser des compromis.
 

2. Une mauvaise volonté persistante des parties concernées

 
Aussitôt le cessez-le-feu définitif signé en octobre 2020, plusieurs des protagonistes majeurs du conflit exprimeront leur pessimisme, sinon leur réticence, à l’égard de sa capacité à tenir dans le temps, le président turc Recep Tayyip Erdogan déclarant par exemple estimer que le caractère définitif de ce cessez-le-feu ne « lui semblait pas vraiment atteignable » [7].
 
De même, alors que la conseillère spéciale des Nations unies par intérim pour la Libye Stephanie Williams déclarait le jour de la signature du cessez-le-feu que tous les combattants étrangers devaient quitter le pays d’ici trois mois [8], il faudra une année entière pour que les protagonistes s’entendent autour d’un accord formel sur cette question, le 9 octobre 2021 [9]. Là encore, les puissances intervenant dans le conflit ne se montreront que peu enclines à honorer leur engagement, Ankara affirmant alors, par exemple, que la Turquie ne retirerait ses troupes que lorsque les autres belligérants du conflit « l’auront d’abord fait » [10]. De fait, en-dehors des forces turques et de leurs alliés, les autres protagonistes maintiendront une présence militaire dans le pays, notamment la Russie à travers le groupe Wagner [11].
 
De la même manière, tout en participant aux discussions visant à établir une feuille de route pour la paix - lors des « Conférences de Berlin » notamment, les 19 janvier 2020 [12] et 23 juin 2021 [13] - qui prôneront entre autres choses la cessation immédiate de l’approvisionnement en armes des belligérants et le respect d’un embargo sur les équipements militaires, les principaux protagonistes internationaux, au premier rang desquels encore une fois la Turquie et la Russie mais aussi les Emirats arabes unis [14], violeront l’embargo et continueront de livrer régulièrement des armes à leurs protégés libyens respectifs [15].
 

3. Des élections encore et toujours reportées

 
Le 10 mars 2021, dans le cadre d’un plan de résolution du conflit placé sous l’égide des Nations unies [16], un gouvernement intérimaire est installé à Tripoli afin de remplacer les deux gouvernements concurrents de l’ouest et de l’est libyens : Abdul Hamid Dbeibeh, un homme d’affaires originaire de la ville de Misrata, est désigné Premier ministre par intérim, en charge notamment d’organiser les futures élections, tant présidentielles que législatives [17].
 
Après de nombreux mois de travail et de négociations, une date est retenue pour les nouvelles élections : le 24 décembre 2021. Toutefois, en raison de désaccords entourant certaines règles fondamentales du scrutin, notamment les conditions d’éligibilité de certains candidats - parmi lesquels se trouvaient le maréchal Haftar et le Premier ministre par intérim Abdul Hamid Dbeibeh -, l’élection est finalement reportée au mois de juin 2022 [18]. Face à cet échec, le Parlement libyen décide d’établir un comité le mois suivant afin d’établir une nouvelle feuille de route politique pour la Libye ; les parlementaires libyens, basés à Tobrouk, sont toutefois connus pour leur opposition au GNA [19].
 
Ainsi, le 24 janvier 2022, le comité publie un premier rapport stipulant que toute nouvelle tentative d’élection prendrait au moins neuf mois à préparer afin d’empêcher de potentielles tentatives de fraude et assurer une sécurité maximale le jour du scrutin [20]. Sans surprise, le comité appelle à changer de Premier ministre par intérim afin d’organiser les nouvelles élections tandis que Dbeibeh s’engage auprès de ses soutiens à « s’opposer à ceux qui veulent [le] renverser » [21], posant alors le cadre de la nouvelle crise politique libyenne dont les tenants et aboutissants seront présentés en deuxième partie.

Sitographie :
 First Tripoli-Benghazi flight in one and a half years receives big welcome, Libya Herald, 16/10/2020
https://www.libyaherald.com/2020/10/first-tripoli-benghazi-flight-in-one-and-a-half-years-receives-big-welcome/
 "Ma santé ne me permet plus de subir autant de stress", l’émissaire de l’ONU en Libye jette l’éponge, RTBF, 02/03/2020
https://www.rtbf.be/article/ma-sante-ne-me-permet-plus-de-subir-autant-de-stress-l-emissaire-de-l-onu-en-libye-jette-l-eponge-10446073
 UNSMIL welcomes agreement between Libyan parties on permanent country-wide ceasefire agreement with immediate effect, 23/10/2020
https://unsmil.unmissions.org/unsmil-welcomes-agreement-between-libyan-parties-permanent-country-wide-ceasefire-agreement
 Turkey sends mixed signals over Syrian mercenaries in Libya, Al Monitor, 23/10/2021
https://www.al-monitor.com/originals/2021/10/turkey-sends-mixed-signals-over-syrian-mercenaries-libya
 Soldiers of fortune : The future of Chadian fighters after the Libyan ceasefire, Global Initiative, 08/12/2021
https://globalinitiative.net/analysis/chadian-fighters-libyan-ceasefire/
 Wagner in Libya – combat and influence, Rosa Luxembourg Stiftung, 01/01/2022
https://rosaluxna.org/publications/wagner-in-libya-combat-and-influence/
 Warring Libya rivals sign truce but tough political talks ahead, Reuters, 23/10/2020
https://www.reuters.com/article/libya-security-ceasefire-int-idUSKBN278191
 Foreign forces ignore Libya exit deadline under fragile truce, France24, 23/01/2021
https://www.france24.com/en/live-news/20210123-foreign-forces-ignore-libya-exit-deadline-under-fragile-truce
 UN hails signing of plan for withdrawal of mercenaries, foreign fighters from Libya, Anadolu Ajansi, 09/10/2021
https://www.aa.com.tr/en/africa/un-hails-signing-of-plan-for-withdrawal-of-mercenaries-foreign-fighters-from-libya/2387085
 ’1,300 Wagner mercenaries sent from Libya to help Russian forces in Ukraine’, Anadolu Ajansi, 25/03/2022
https://www.aa.com.tr/en/russia-ukraine-war/1-300-wagner-mercenaries-sent-from-libya-to-help-russian-forces-in-ukraine/2545629
 Turkey and Russia Remain at Odds as Libya Edges Towards Political Settlement, RIAC , 31/03/2021
https://russiancouncil.ru/en/analytics-and-comments/columns/middle-east-policy/turkey-and-russia-remain-at-odds-as-libya-edges-towards-political-settlement/
 Conférence de Berlin sur la Libye (19 janvier 2020), France Diplomatie, 19/01/2020
https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/libye/evenements/article/conference-de-berlin-sur-la-libye-19-01-20
 Turkey and Russia’s deepening roles in Libya complicate peace efforts, The Guardian, 05/10/2020
https://www.theguardian.com/world/2020/oct/05/turkey-and-russia-deepening-roles-in-libya-complicate-peace-efforts
 Libyan parliament approves unity government, DW, 10/03/2021
https://www.dw.com/en/libyan-parliament-approves-unity-government/a-56826306
 ‘One and united’ : Libya interim government sworn in, Al Jazeera, 15/03/2021
https://www.aljazeera.com/news/2021/3/15/libya-interim-government-sworn-in-replacing-rival-administration
 Libya’s Tobruk-based parliament approves new rival cabinet, TRT World, 01/03/2022
https://www.trtworld.com/africa/libya-s-tobruk-based-parliament-approves-new-rival-cabinet-55191
 Libyan parliament committee urges change of interim PM, Al Jazeera, 24/01/2022
https://www.aljazeera.com/news/2022/1/24/libyan-parliament-committee-urges-change-of-interim-pm
 Libya : Is Dbeibeh a New Gaddafi ?, Fanack, 11/02/2022
https://fanack.com/faces-en/libya-is-dbeibeh-a-new-gaddafi~225810/
 Libya : Gunmen attack Dbeibah’s car ahead of vote to replace him, 10/02/2022
https://www.aljazeera.com/news/2022/2/10/libya-gunmen-attack-dbeibahs-car-ahead-of-vote-to-replace-him

Publié le 07/07/2022


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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