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Nabil Mouline, Le califat. Histoire politique de l’islam

Par Enki Baptiste
Publié le 27/05/2016 • modifié le 27/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Le savant islamique du Xe siècle, Abū al-Ḥasan al-Aš‘arī résume ainsi l’histoire du califat : « La plus grande source de discorde au sein de l’umma est le califat. Jamais principe religieux n’a fait couler tant de sang en islam » (p.9). C’est d’ailleurs ainsi que Nabil Mouline introduit son travail.

Analysant la question de façon chronologique, Nabil Mouline nous permet d’entrevoir, sur le temps long, les mutations qu’a subies l’institution califale au gré des crises de succession et des tensions religieuses. En historien, l’auteur reprend le dossier depuis l’origine : comment le califat est-il né ? Avec la prédication du prophète Muḥammad puis l’émigration (hiğra) à Médine, l’auteur note un premier tournant, à savoir le passage d’une communauté émotionnelle à un nouvel ordre politico-religieux. La fondation de l’umma, la communauté, est aussi le temps de la cristallisation d’une première orthopraxie, avec la définition de normes initiales, qui évolueront.
Pourtant, il paraît difficile de considérer la soumission des Qurayshites, le clan polythéiste contrôlant La Mecque avant sa conquête par Muḥammad, comme la fondation du califat. Le prophète de l’islam n’est en effet que le « sceau des prophètes » et son pouvoir n’est donc pas héréditaire, contraignant ses disciples à chercher un autre modèle après sa mort.
Il serait, en effet, plus correct de considérer le temps intermédiaire entre la mort du prophète et l’apparition de la dynastie omeyyade à Damas comme le temps de création du califat. C’est d’ailleurs cette époque, souvent considérée comme l’âge d’or par les musulmans que les extrémistes islamistes cherchent à restaurer. Le pouvoir fut alors aux mains des califes dits rašīdūn en arabe, c’est-à-dire Bien Guidés – dans l’ordre canonique, Abū Bakr, ‘Umar, ‘Uṯmān, ‘Alī. En instaurant un régime appelé califat (en arabe ḫalīfa, la racine du mot signifie venir après, succéder), Abū Bakr puis ses successeurs semblent en fin de compte avoir pérennisé l’œuvre du prophète, puisque ce dernier n’a visiblement laissé aucune indication quant à la voie à suivre pour consolider les acquis de la communauté. C’est à cette époque que l’islam s’étend, d’abord en soumettant l’ensemble des tribus de l’Arabie sous Abū Bakr puis le Šām – le Moyen-Orient actuel – sous ‘Umar avant d’affronter et de vaincre les Sassanides et les peuples vivant en Égypte.

La formation d’un véritable empire islamique fut la porte ouverte à la discorde (fitna) puis à l’émergence des califats autoritaires et dynastiques. C’est à partir des exemples omeyyades puis abbassides que Nabil Mouline choisit d’étudier l’évolution propre de l’institution : il faut dire que le faste de cour introduit par les Omeyyades puis la complexification incroyable du rituel de prestation de serment (bay‘a) par les souverains abbassides ont profondément modifié l’État islamique premier des califes rašīdūn.
Les Omeyyades furent notamment à l’origine d’une stratégie de domination sacralisatrice et centralisatrice s’appuyant sur des symboles et le statut sacré du calife, doté d’une puissance universelle et jouant un rôle désormais essentiel dans la quête du Salut.
On retiendra donc que la transformation du califat est consubstantielle à la définition d’une mise en scène du pouvoir (ḫuṭba, bay‘a), à l’islamisation et à l’arabisation des structures gouvernementales à partir de 695.
Cette volonté centralisatrice est pourtant un échec, que l’on attribue notamment à l’affaiblissement du pouvoir religieux du califat, avec l’apparition du corps des oulémas. Le fait est attesté au VIIIe siècle et ne cessera de prendre de l’ampleur, avant qu’il ne se conjugue avec la montée en puissance des officiers turcs, marginalisant un petit peu plus le calife, dès le IXe siècle. Nabil Mouline estime alors que le calife est mis sous tutelle. La fondation de Sāmarrā’ par al-Mu‘taṣim dans la seconde moitié du IXe siècle, scindant les forces armées abbassides en deux – les troupes initiales de la révolution abbasside restant à Bagdad alors que le calife se réfugie plus au nord avec les officiers turcs – entérine finalement cette mise sous tutelle du calife, à la solde des militaires venus des steppes asiatiques. Le processus de transfert des attributs califaux aux militaires s’accentue constamment sous les dynasties buyide et seljoukide. Mais l’auteur met en garde : ce transfert n’a jamais signifié une sécularisation de l’institution. En somme, le calife délègue son pouvoir mais demeure l’incarnation de la fiction de l’unité politico-religieuse de la communauté islamique, nécessité absolue pour imposer l’orthodoxie et l’orthopraxie. Le calife, malgré son rôle marginal, demeure symboliquement une référence, un point de repère. Après le saccage de Bagdad par les Mongols en 1258, les Mamelouks jugèrent nécessaire de récupérer un descendant abbasside – al-Ḥakim, 1262-1302 – pour faire revivre un califat fictif au Caire, sous domination du sultan mamelouk mais lui assurant également sa légitimité.

On se rend donc compte aisément que le calife fut toujours jugé comme nécessaire et fit l’objet d’une théorisation poussée à partir du XIe siècle. Ce fut le fait de lettrés tels que Abū Ya‘lā b. al-Farrā’ ou Abū al-Ḥasan al-Māwardī. Dans un contexte d’affirmation du sunnisme, leurs œuvres se nourrissent à la fois de l’exemple des révoltes du début de l’islam et d’une instabilité chronique depuis le Xe siècle pour faire de l’absolutisme une nécessité conjoncturelle.
On retrouve, par ailleurs, cette théologie de l’obéissance absolue chez ibn Ḥanbal, théoricien de l’école qui généra, au XVIIIe siècle, l’idéologie wahhabite. C’est chez ces penseurs médiévaux que les islamistes et les théoriciens de l’islam politique ont puisé pour construire une légitimité islamique à leurs entreprises de refondation d’un califat.

L’entrée de l’islam dans la modernité fut l’occasion de la pénétration d’idées nouvelles, réformatrices, dans les sociétés musulmanes. Encore une fois, on constate que le califat est au cœur des préoccupations de ces penseurs du politique, s’inspirant bien souvent des courants philosophiques et des mouvements politiques européens.
La dynastie ottomane (1290-1924) fut bien entendue au cœur de ces nouvelles discussions quant à l’avenir du califat. La conjoncture militaire favorisa, elle aussi, une première distinction entre pouvoir et religion au sein du califat ottoman. En 1774, les Ottomans sont écrasés par les Russes et perdent la Crimée. Pourtant, les Russes, sans mesurer la portée de leur action, reconnaissent au calife une autorité morale sur les populations passées sous domination russe. En dehors de ses frontières, le calife devient dont une autorité morale. Nabil Mouline estime qu’il s’agit du premier mouvement d’entrée dans la modernité (p.173). Dans les années qui suivent, on assiste à cette poursuite de la modernisation avec le moment des Tanzimat, entre 1779 et 1839. En 1876, une première Constitution est votée et un premier Parlement est élu. Désormais, l’action du calife est encadrée par une représentation élue. Le mouvement est de courte durée : en 1878, ‘Abd al-Ḥamid II revient à l’absolutisme. Son règne est marqué par le développement du panislamisme et par la mobilisation transfrontalière des musulmans grâce à un discours fondé sur le mythe de l’unité. L’islam est perçu comme le remède face aux ingérences de plus en plus actives des puissances européennes dans l’Empire ottoman.
Pourtant, c’est un échec. En 1909, le mouvement des Jeunes Turcs prend le pouvoir et mène une politique ultranationaliste et séculariste. Et pourtant…le califat est conservé et même utilisé comme autorité symbolique pour émettre des fatwas et appeler au jihād durant la Première Guerre mondiale. Ce n’est qu’après le conflit, en 1922, et tout en douceur, que le califat est aboli par Kemal Atatürk, en mars 1924.
L’histoire ne s’arrête pas là et les multiples tentatives d’émirs locaux pour s’accaparer le titre de calife dans la première moitié du XXe siècle prouvent que l’institution jouit encore d’un prestige et que certains la considèrent comme seule capable de rendre sa grandeur au monde musulman. Nabil Mouline pose bien la question qui fâche : qui dirigera l’islam ?

Depuis la fin du XIXe siècle, des intellectuels musulmans appellent à l’organisation d’une association islamique (jam‘iyya islamiyya). C’est le cas notamment de Muḥammad Rašīd Ridā, en 1898, qui souhaite créer une structure islamique en mesure d’unifier l’islam sur le plan langagier, doctrinal et juridique. Puis ces idées eurent leurs défenseurs au XXe siècle avec Mohammad Bereketullah ou ‘Abd al-Razzak Sanhoury. L’idée centrale reste de restaurer le califat originel.
Face à ces penseurs du califat, les détracteurs de l’institution insistent quant à eux sur la nécessité de rompre avec le passé.
L’apparition des États-nations et du nationalisme dans le monde arabe accentue l’instrumentalisation de l’idée du califat par l’utilisation de symboles sacrés. Cette impression d’une perversion de l’héritage prophétique, conjuguée à l’immense désillusion consécutive à la Première Guerre mondiale, provoque un désenchantement qui joua un rôle de premier plan dans l’émergence des idéologies islamistes. Après la période réformiste entre 1740 et 1885, l’apparition des Frères musulmans (jam‘iyyat al-iḫwān al-muslimīn) en 1928 radicalise le discours en faveur d’un État islamique mais prône aussi une islamisation par le bas afin de dépasser les clivages entre les grandes écoles juridiques. Ce n’est pourtant qu’en 1979 que l’islam politique prend un tournant jihadiste, lorsqu’il parvient à se doter d’une doctrine, le wahhabisme, qui fonde son idéologie sur la distinction entre le monde de l’islam (dar al-islam) et le monde de la guerre (dar al-ḥarb), c’est-à-dire de l’ignorance. L’Afghanistan offre alors le terrain parfait à l’expression et à la synthétisation des différentes théories jihadistes.
La boucle est bouclée : l’apogée de la théorisation d’un nouvel État islamique fondé sur des bases puisant leur légitimité dans les écrits médiévaux et prophétiques est atteinte en juin 2014, avec la proclamation du califat par Abū Bakr al-Baġdādī à Mossoul. Nabil Mouline estime que Da‘esh s’appuie sur le manifeste d’Abū Bakr Nājī, Idārat al-tawahhuš : aḫtar marhala sa tamurru bihā al-umma – De l’administration de la sauvagerie : l’étape la plus critique que franchira la communauté des croyants – rédigé entre 2002 et 2004. Véritable théoricien de la chute des « régimes impies », de l’utilisation du chaos, conséquence de ces chutes et de l’instauration d’un régime autoritaire (tanẓim) fondé sur la terreur, Nājī semble avoir guidé une organisation embryonnaire au départ vers la puissance qu’on lui connait aujourd’hui.

Dans son ouvrage, Nabil Mouline évoque une histoire complexe, où religion, théories politiques et formation d’une justice islamique s’entremêlent sans cesse. Il ne reste pas moins que l’on prend vite la mesure de ce que représente le califat dans la communauté islamique : il est l’incarnation d’un âge archétypal, et sa réactualisation est perçue comme potentiellement à même de restaurer l’islam et son image face aux puissances européennes « impies ».
On notera tout de même que Nabil Mouline est partisan de la théorie selon laquelle, en islam, religion et politique sont fortement imbriquées et ne peuvent être départagées pour comprendre les phénomènes historiques. En témoigne sa dernière phrase : « La croyance [est], dans un monde musulman qui peine à franchir le Rubicon de la modernité, un moteur de l’action » (p.270).

Nabil Mouline, Le califat. Histoire politique de l’islam, Flammarion, Paris, 2016.

Publié le 27/05/2016


Actuellement en master recherche, rattaché au CIHAM (UMR 5648) et à l’université Lumière-Lyon II, Enki Baptiste travaille sous la direction de Cyrille Aillet sur la construction d’un imaginaire politique du califat.


 


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