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« Je vous ai ouvert mon coeur sans réserve ; ce que je tiens pour sûr, je vous l’ai donné pour tel ; je vous ai donné mes doutes pour des doutes ; mes opinions pour des opinions ; je vous ai dit mes raisons de douter et de croire. Maintenant c’est à vous de juger. », Jean-Jacques Rousseau, Emile, ou de l’éducation.
Nabil Ayouch est un réalisateur franco-marocain né en 1969. Après des cours de théâtre et de mise en scène, il réalise à partir de 1982 des spots publicitaires, des courts métrages tel que Vendeur de silence ou Les Pierres bleues du désert primé dans différents festivals internationaux. Sa carrière peut se résumer brièvement de Mektoub, premier long métrage réalisé en 1997, aux Chevaux de Dieu, sélectionné à Cannes en 2012. Nabil Ayouch réalise aussi My Land en 2011, premier film documentaire et qui traite de la complexité identitaire d’une terre et de ses revendications par deux peuples. Abandonnant la fiction, il laisse la place à la réalité de témoignages antagonistes. Un sujet qui, comme il en témoigne, « a forgé [sa] conscience politique, a éveillé [sa] capacité de révolte et a surtout définit la plupart des rapports [qu’il] entretient avec le monde qui [l’]entoure », car constamment présent au sein de ses deux familles. Lui même ne comprend que trop bien l’écartèlement que représente une double nationalité et une vie partagée entre différentes cultures. Fils d’un père musulman marocain, d’une mère juive palestinienne et né en France il est conscient d’avoir été « cet enfant un peu particulier » au sein du milieu communautariste dans laquelle il a grandit.
Ce conflit ne l’a jamais quitté et c’est finalement à travers le cinéma que Nabil Ayouch a décidé de l’aborder par la mise en perspective du témoignage et de l’écoute venant de peuples et de générations différentes. « Comment peut-on construire l’avenir sans connaitre son passé ? », Nabil Ayouch a l’intime volonté, certes utopique comme il le reconnait lui même, de faire vivre ce dialogue pour la construction de l’avenir de cette terre.
Pour comprendre ce film, il faut revenir sur quelques notions historiques du sujet abordé : le conflit israélo-palestinien.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et du traumatisme lié au génocide juif, l’Organisation des Nations unies prend position en 1947 : une majorité de pays vote un plan de partage de la Palestine en deux Etats. Les Palestiniens et le monde arabe le refuse, mais les responsables sionistes, s’appuyant sur le vote de l’ONU, passent outre. Le 14 mai 1948, réunis à Tel-Aviv, ils proclament par la voix de David Ben Gourion la création d’un Etat juif.
C’est du terme al-Naqba « le cataclysme », « la calamité », que les Arabes palestiniens se servent habituellement pour désigner la première guerre israélo-arabe et ses conséquences. Les hostilités qui ont débouché en 1948 sur la création d’un Etat juif, vécue par les Israéliens comme l’annonce d’une ère nouvelle, ont abouti en ce qui concerne les Palestiniens au crépuscule de leur identité collective et à une « catastrophe » perçue comme insurmontable. Car il n’y allait pas simplement d’un revers humiliant ou de la perte de territoires. A l’exode, s’est ajoutée la disparition de leur patrie même, l’Etat arabe palestinien n’a, en effet, jamais vu le jour. Personne n’a su mieux exprimer ce sentiment de vacuité existentielle que Mahmoud Darwish dans son poème Carte d’identité : « Inscris. Je suis arabe / Sans nom ni titre / Patient dans un pays où tout vit / Par la force de la colère. » Par delà les faits, Nabil Ayouch semble s’inscrire dans la lignée d’une littérature humaine et nous présente un aspect humain de cette réalité historique, « J’ai touché du doigt la complexité de l’humain, et c’est ça qui est beau dans le film ».
L’opinion israélienne demeure cependant prisonnière d’une vision fondée sur une méconnaissance du drame vécu par les Palestiniens. Nabil Ayouch cherche à combler ce manque d’histoire par la constitution d’un miroir de l’autre : les Israéliens et les Palestiniens. Histoires symétriques en tout mais radicalement distinctes. Parallèles mais antagonistes. Séparées et néanmoins indissociablement rattachées l’une à l’autre. Deux nations issues d’une même terre : « ces gens là ont une terre et un destin liés » dit-il. L’auteur plonge le spectateur dans cette histoire bien trop souvent abordée de façon factuelle dans notre actualité et résonnant dans notre opinion avec les mots « conflit », « guerre », « incurable » et « fatalité ». Comme le souligne le cinéaste, lui même a « souffert d’un conflit qui alimentait toutes les conversations, qui résonnait constamment au sein de [ses] deux familles. Un conflit dans une contrée lointaine entre deux peuples qui se battaient pour la même terre ». Ce conflit est progressivement devenu « son » conflit. Nabil Ayouch nous explique que cette idée s’est formée petit à petit, envisagée sous des angles différents, conçue avec des voix et des protagonistes différents : « Au début je pensais que le cadre serait une ville, où les personnages partageraient la même rue, mais cet espace me semblait trop restreint pour les sujets que je voulais aborder. »
My land donne ainsi la parole aux histoires individuelles des deux côtés d’une frontière, à défaut d’une rencontre physique possible « que je ne voulais pas », confie t-il.
Pour lui, il y a une vision d’un conflit qui présente le peuple israélien comme une simple armée colonisatrice et une vision des Palestiniens comme éternelle victime. Nabil Ayouch à voulu faire franchir le pas à ces populations mais également à nous, spectateurs, comme lui même l’a fait.
Par le biais d’interviews de personnalités variées, le cinéaste éclaire les points « sensibles » de la problématique d’une même terre disputée par deux peuples : les faits réels face à la propagande, c’est-à-dire le quotidien de deux identités qui peuvent tous dire « my Land » » explique t-il.
La première voix est celle de vieux réfugiés palestiniens qui après y avoir été chassés, ont fuit leur terre en 1948 vers des camps à la frontière libano-palestinienne. L’auteur décide ensuite de faire entendre cette parole principalement à de jeunes israéliens, qui se sentent également viscéralement mais surtout légalement attachés à cette terre qui est désormais pour eux « Israël » et uniquement « Israël ».
Ces jeunes savent qu’ils ont ce droit, mais d’où vient-il, il ne le savent pas, et ne semblent pas se poser la question. Pour eux, il est juste clair qu’une population également viscéralement hostile à leur Etat ne pourra jamais revenir. Au lendemain du conflit de 1948, la situation semble alors s’être cristallisée.
Pour les Palestiniens « La pauvre Palestine est perdue à ses fils à jamais » (issa al-Issa, La Palestine perdue) et pour les Juifs cette terre est la terre sur laquelle ils ont grandi et donc par droit du sol, la leur.
Entre ces deux histoires, les mémoires diverges, mais il y a des réalités : celle de l’appartenance, de l’oubli, du retour, de l’ignorance, ces réalités qui font ressortir la plus profonde : celle de la terre, une réalité qui est devenue comme le dit David Ben Gourion « une contradiction insurmontable » en raison du désir d’une même chose : la Palestine.
Il en ressort un dialogue unilatéral à distance. Ces jeunes israéliens écoutent et c’est déjà un pas selon le cinéaste qui ne s’attendait pas à un tel intérêt de leur part. En effet le dialogue semble être quelque chose de proscrit, interdit, au sein de cette société. Ainsi lors du tournage, Nabil Ayouch a dû faire face à l’armée israélienne et aux milices palestiniennes pour tourner son long métrage, mais il a aussi été confronté à une méconnaissance de la part des Israéliens de leur histoire, comme il le dit lui même de ces « jeunes auxquels il manque la mémoire ». Mais Nabil Ayouch voulait écouter tous les points de vue et les faire entendre : « ce qui m’intéressais, c’était de faire écouter cette mémoire à de jeunes israéliens qui vont tracer le chemin que leur pays va emprunter ». En effet, l’auteur avoue son espoir, certes utopique comme il le reconnaît également, de faire avancer la situation grâce à ce film, de créer un dialogue « là où rien n’est fait pour qu’ils [les deux peuples] se rencontrent. Toutes les frontières physiques ou mentales sont fermées ». Le film met en relief une transparence extrême de cette fatalité.
Les anciens palestiniens qui ont été filmés par Nabil Ayouch qu’il nomme « des fantômes » ne semblent plus vivre, mais survivre. Ils racontent leur terre, leur vie, en utilisant constamment et à leur propre insu le temps du passé, dessinant au fil de leurs dires, un mythe, celui de leur Palestine : « même nos imagination sont enchaînées de peur qu’elles ne s’envolent » témoigne un vieux réfugié palestinien. A ceci s’ajoute pour eux l’exaspération de cette idée selon laquelle la Palestine était « une terre sans peuple ». Le documentaire met en évidence de façon crue que dans sa condition d’exil proche ou lointain, jamais le peuple palestinien n’a oublié son droit à cette terre. Ainsi, la jeune génération qui apparait brièvement dans le film semble vivre la Palestine par procuration. Ces jeunes sentent qu’il n’y a rien pour eux dans ces camps de réfugiés où il leur est interdit de se déplacer, de devenir propriétaires, de reconstruire un avenir, de vivre donc.
Parallèlement, le film nous présente l’oreille attentive et intéressée de jeunes israéliens qui sont nés et ont grandi sur les lieux mêmes où vivaient jadis ces Palestiniens. C’est là la profondeur réelle du film, qui traite de la terre non pas sous un aspect religieux mais comme terre de vie. Ce qui frappe encore une fois le spectateur est l’absence d’interrogation de la part de ces jeunes sur leur passé. Le film montre ainsi des maisons palestiniennes abandonnées se trouvant dans les jardins des habitations israéliennes : tout est resté en place, rien n’a bougé, comme si celles-ci appartenaient à un passé nié et opaque. C’est l’idée que la maison palestinienne est devenue israélienne, tel un palimpseste d’une histoire humaine : « elle est là c’est tout » dit une jeune israélienne.
Un « fossé » apparait entre ces deux nations. Il est visible cinématographiquement tout d’abord, lorsque le spectateur passe des paysages israéliens, aérés et verts, au confinement sombre des maisons palestiniennes. « Je me suis rendu compte qu’il y avait un fossé entre ces peuples » raconte Nabil Ayouch. Pour les Israéliens, du transfert de cette population palestinienne dans les pays voisins, dépend la survie de l’Etat juif. Pour les réfugiés palestiniens, du retour chez eux dépendent leurs avenirs.
Nous pouvons alors nous poser la question : oui ou non My Land porte t-il un message politique ?
« Je ne fais pas des films pour faire des messages mais pour exprimer des pensées, après, aux hommes politiques de faire le boulot » insiste Nabil Ayouch. Cette histoire de vie, ce film, cette réalité historique, ce conflit, se résume en une phrase prononcée par une jeune israélienne quand on lui pose la question du « vivre ensemble » : « le coeur est peut être trop petit, mais pas les lieux ».
Louise Plun
Louise Plun est étudiante à l’Université Paris Sorbonne (Paris IV). Elle étudie notamment l’histoire du Moyen-Orient au XX eme siècle et suit des cours sur l’analyse du Monde contemporain.
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