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Mohamed Iqbal, penseur d’un autre Islam

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 02/09/2014 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Pakistan : Gateway, Badshahi Mosque, Lahore

ROBERT HARDING PRODUCTIONS / ROBERT HARDING PREMIUM / AFP

Parcours biographique

Né le 9 novembre 1877 à Sialkot, dans la région du Pendjab, Mohamed Iqbal grandit dans une famille musulmane religieuse et traditionnelle. Ses capacités intellectuelles lui permirent néanmoins très tôt de quitter ses terres d’origine : il se lia en effet d’amitié avec le philosophe britannique Thomas Arnold (1864-1930), qui l’encouragea à poursuivre ses études en Angleterre, au Trinity College de Cambridge, où il était lui-même professeur. Mohamed Iqbal y étudia la philosophie de 1905 à 1908 et y publia sa thèse de doctorat sur La Métaphysique en Perse, avant de retourner en Inde où lui était offert un poste de professeur au Government College de Lahore.
Appartenant aux élites occidentalisées de sa province, il entama naturellement une carrière juridique et politique. Il devint avocat en 1911, puis s’engagea dans le « Mouvement pour le califat » (Khilafat Movement), à l’heure où la jeune République Turque discutait de la réforme de cette institution autrefois liée au sultanat de l’Empire ottoman. La chute définitive du califat, qui survint en 1924, constitua une rupture dans son engagement politique. C’est en effet après l’échec d’une refondation de cette institution qu’il s’engagea dans la All-India Muslim League, dont il fut le président annuel en 1930. Il ne s’agissait plus pour Mohamed Iqbal de lutter pour l’union de l’intégralité des Musulmans sous l’égide d’un unique calife, mais d’obtenir des Britanniques l’autonomie des régions islamiques des Indes Britanniques.
Il mourut en 1938, dix ans avant que ne soit réalisée l’indépendance pakistanaise, à laquelle il avait fourni ses fondements théoriques.

Une nouvelle philosophie de l’Islam

La grande familiarité qu’acquit Mohamed Iqbal avec le mode de vie européen et la philosophie occidentale lors de son séjour à Cambridge est décisive pour comprendre la conception de l’Islam qu’il défendit tout au long de son existence.
Deux expériences marquèrent cette période de sa vie. La première est la prise de conscience de l’écart scientifique et technique séparant les mondes musulman et occidental à l’aube du XXe siècle. Bien qu’il récusât le matérialisme allant de pair avec le développement économique de l’Europe, il lui importait de comprendre les causes du décrochage des régions islamiques. Cette interrogation n’était d’ailleurs pas propre à Mohamed Iqbal mais marquait profondément les sphères intellectuelles musulmanes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. On en trouve un écho tardif mais particulièrement éloquent dans la publication de l’essai du Syrien Sakib Arslan répondant au titre lapidaire de « Pourquoi les Musulmans sont-ils en retard alors que les autres sont en avance ? » en 1939. La seconde expérience qui marqua Iqbal durant son séjour en Europe fut la prise de contact avec la philosophie d’Henri Bergson. En 1907, ce dernier était au faîte de sa gloire : cette année-là, il publiait L’évolution créatrice, qui reçut un accueil triomphal et fut lue avec enthousiasme par le jeune Mohamed Iqbal. Il y défendait une philosophie de la vie, une pensée du mouvement et une conception « vitale » du réel, opposées à la tradition de philosophie contemplative héritée de la philosophie grecque.

C’est à partir de sa lecture de Bergson que Mohamed Iqbal entendait à la fois expliquer le « déclin » supposé du monde musulman et contribuer à un renouvellement complet de sa culture. Si les cultures islamiques étaient incapables de modernité, c’est qu’elles s’étaient figées depuis le XIIIe siècle. La vitalité de la pensée musulmane des premiers temps aurait alors était perdue. Le poids des autorités religieuses aurait fait de l’interprétation du Coran un simple exercice de mémorisation de gloses anciennes, condamnant toute nouveauté quant à l’exégèse des textes sacrés. L’avancée du temps historique n’aurait plus été perçue que de manière négative, comme un élément venant progressivement corrompre l’Islam « pur » des premiers siècles. Ainsi s’expliquerait, d’après Mohamed Iqbal, que le monde musulman contemporain se soit montré incapable de prendre sa part à la modernisation scientifique, économique et culturelle du XIXe siècle.

Face à ces pesanteurs, Mohamed Iqbal entendait « remettre l’Islam en mouvement », c’est-à-dire lui rendre sa vitalité et renouer avec la tradition interrompue au XIIIe siècle. Reprenant à Bergson l’idée que la culture, la religion et la Création toute entière sont des objets « vivants », il défendait la nécessité d’une relecture continuelle du Coran, devant sans cesse en faire renaître le sens dans un monde aux contours changeants. A ce principe, Iqbal donnait le nom d’ijtihad, que l’on pourrait traduire par « effort d’adaptation constant ». Pour l’expliquer, l’auteur aimait à citer une tradition prophétique relative à Muâd Ibn Jabal. Ce dernier était chargé par Mahomet de veiller au bon gouvernement de la population yéménite récemment convertie à l’Islam. Mahomet s’entretient avec son jeune protégé : « Ô Muhâd, lui demanda-t-il alors, que feras-tu lorsque l’on soumettra un cas à ton jugement ? Je jugerai conformément au livre de Dieu. Le prophète de reprendre : et si tu ne trouves aucune solution dans le livre de Dieu ? Muâd : Alors je jugerai conformément à la coutume de son Messager. Le prophète d’insister : et si tu ne la trouves pas dans la coutume du Messager ? Alors, dit Muâd, j’utiliserai le raisonnement en toute liberté (ijtihad) pour former ma propre opinion [1] ». Ainsi, Mahomet aurait confié à ses disciples la responsabilité de faire évoluer les règles religieuses aux nouvelles situations se présentant dans le monde. La nouveauté, loin d’être un facteur de dégradation de l’Islam, serait le gage de sa vitalité et de la poursuite de l’œuvre entamée par le Prophète. Réformé, l’Islam pourrait retrouver une nouvelle modernité et épouser les transformations du monde contemporain.

Nationalisme pakistanais ou universalisme islamique ?

La réflexion religieuse de Mohamed Iqbal avait des conséquences politiques très fortes, qu’il convient maintenant d’expliciter.
La modernisation qu’il appelait de ses vœux ne devait pas se traduire par une importation directe et irréfléchie des modèles politiques et sociaux de l’Occident. On l’aura compris, la réforme de l’Islam devait naître d’un mouvement interne au monde musulman. C’est l’Islam lui-même, qui, pour Iqbal, est porteur d’une certaine modernité, y compris politique. Aucune relecture du Coran ne devait être tributaire de principes politiques ou religieux imposés de l’extérieur, tels des corps étrangers s’immisçant dans un organisme vivant et autonome. Plus particulièrement, il était inadmissible que la communauté musulmane importât sans ciller les principes de l’Etat-nation et de la laïcité : « Est-il possible de garder l’islam comme idéal éthique et de le récuser comme communauté politique au profit de communautés nationales où la disposition religieuse n’est autorisée à jouer aucun rôle [2] ? ». Venant de la plume de celui qu’on considère comme le père du nationalisme pakistanais, ces paroles pourront sans doute étonner. Leur cohérence n’en est pas moins certaine.

Le partage d’une unique religion par l’ensemble de la communauté musulmane devait en effet pousser celle-ci à s’organiser en une unique entité politique, qui se donnerait pour but la réalisation des idéaux moraux portés par l’Islam. Par-là, il ne faut pas entendre une application littérale et non circonstanciée de la shari’a, mais une mise en œuvre raisonnée et pour ainsi dire « adaptative » de ses principes dans le monde contemporain. La laïcité est à exclure, puisqu’elle empêche la communauté de s’imposer à elle-même ses règles morales. Mais l’organisation nationale des Etats l’est également, puisqu’elle limite artificiellement le champ d’application de la loi musulmane et divise injustement la communauté de destin formée par la umma. Ici s’explique l’engagement d’Iqbal dans le mouvement pour la refondation du califat. Cette institution incarnait la possibilité d‘une union politico-religieuse transcendant les frontières nationales. Son renouvellement aurait également permis de renouer avec la période de floraison et de vitalité de l’Islam tant regrettée par Iqbal : celle du califat abbasside du XIIIe siècle, détruit par les Mongols.

Dès lors, comment expliquer l’engagement politique d’Iqbal en faveur de l’indépendance pakistanaise ? Il semble y avoir, à l’origine de ce choix, une certaine renonciation. Les négociations politiques pour le maintien du califat avaient échoué en 1924, et le réalisme imposait la constitution d’une entité politique musulmane aux dimensions réduites. Mais il faut surtout comprendre que le revirement politique de Mohamed Iqbal ne fut pas complet. Le célèbre discours qu’il prononça à l’occasion de l’ouverture de la 25e session annuelle de la All-India Muslim League en 1930 montre qu’il ne se rallia jamais au mode de pensée nationaliste des Occidentaux. C’est l’Islam qui devait constituer le lien essentiel au sein de la communauté pakistanaise à venir, et non un quelconque sentiment national. De même, la souveraineté et l’indépendance des régions musulmanes des Indes n’étaient pour lui pas essentielles. L’autonomie de ces territoires devait suffire, puisque ce qui importait, c’était la capacité qu’auraient les populations de ces régions à se donner à elles-mêmes leurs propres lois, conformes à l’enseignement du Coran. Enfin, et c’est peut-être là le point essentiel, la fondation d’un Etat pakistanais n’était pas conçue comme un but en soi par Iqbal. A travers lui devait être fondé un espace propice à l’exercice de l’ijtihad. Les terres du Nord-Ouest des Indes auraient ainsi pu devenir un nouveau cœur du monde musulman, lui permettant de se « remettre en mouvement ». Pour reprendre les termes employés par S. B. Diagne, il s’agissait moins de créer un Etat islamique et national que de créer un « Etat des Musulmans », dans lesquels ceux-ci disposent d’un lieu d’expérimentation politique et religieuse devant les porter vers la modernité. Et c’est finalement à l’ensemble de la culture musulmane que devait servir la fondation d’un nouvel Etat au Pakistan, par-delà les frontières imposées par le réalisme politique.

De telles ambitions avaient sans doute quelque chose d’illusoire, et Mohamed Iqbal le confessait lui-même lorsqu’il écrivait dans ses carnets : « les nations naissent dans le cœur des poètes ; elles prospèrent et meurent entre les mains des politiciens [3] ». Sa pensée politique esquisse néanmoins le chemin vers une « troisième voie », entre le modèle de l’Etat laïc occidental et celui de l’Etat islamique caractérisé par l’application stricte de la shari’a. Ceci justifie sans doute le renouveau de l’intérêt porté à cette grande figure de l’Islam du XXe siècle, en particulier au sein de la recherche anglo-saxonne.

Lire également :
Vers un nouveau califat ? Une mise en perspective historique

Bibliographie :
• Diagne Souleymane Bachir, Bergson postcolonial. L’élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal, Paris, CNRS, coll. « Les conférences au Collège de France de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe », 2011.
• Iqbal Mohamed, Stray Reflections. The private Notebook of Muhammad Iqbal, Téhéran, Iqbal Academy Pakistan, 2008.
• Iqbal Mohamed, Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, trad. De Eva Meyerovitch, Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien-Maisonneuve, 1955.
• Leaman Olivier, « Muhammad Iqbal », in Leaman Olivier (ed.), Biographical Encyclopaedia of Islamic Philosophy, t. 1, 2006, pp. 333-335.
• Razzaqi Shahid Hussain (ed.), Discourses of Iqbal, Téhéran, Iqbal Academy Pakistan, 2008.

Publié le 02/09/2014


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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