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Minorités non-kurdes en Turquie : une mosaïque ethnique riche et discrète (2/3). Etat des lieux social et juridique des droits des minorités en Turquie

Par Emile Bouvier
Publié le 26/11/2020 • modifié le 26/11/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

1. Cadre juridique

Bien que la Turquie n’aient pas encore signé la « Convention internationale des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale » (20 novembre 1963) ni la « Convention-cadre pour la protection des minorités nationales » (1er février 1998), elle s’est en revanche engagée dans plusieurs accords visant à protéger les minorités. Comme vu en première partie de cet article, elle est ainsi signataire du Traité de Lausanne de 1923, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme des Nations unies en 1948 et la Convention européenne de 1950 sur les Droits de l’Homme et les libertés fondamentales. De plus, la Turquie est membre de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui accueille une série de normes visant à protéger les minorités et leurs droits. Enfin, en août 2000, la Turquie a signé le « Pacte international relatif aux droits civils et politiques » ainsi que le « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ».

Toutefois, malgré les obligations de la Turquie envers le régime international de protection des Droits de l’Homme, des ONG et membres de la société civile font état de discriminations régulières sur des bases ethniques, religieuses ou encore linguistiques. Ces dernières se sont toutefois nettement améliorées depuis le sommet atteint en octobre 1983 : un mois avant les élections, la « loi concernant les publications et les diffusions en langues autres que le turc » (loi n°2932) est passée. Elle stipule que la langue maternelle de tous les Turcs et le turc, et que l’usage de toute autre langue est désormais prohibé ; toutes les publications en kurde sont interdites par exemple. Aujourd’hui, les obstacles légaux pour publier en kurde ou d’autres langues que le turc sont inexistants - la loi 2932 ayant été annulée en 1991.

Néanmoins, il existe toujours des lois qui interdisent ou restreignent l’utilisation de certaines langues, à l’instar de la « loi concernant la création et la diffusion de contenus télévisés ou radiophoniques », la « loi sur l’éducation et l’enseignement de langues étrangères » ou encore la « loi administrative sur les registres provinciaux de votants », par exemple. La loi sur la télévision et la radio stipule par exemple que les programmes diffusés doivent l’être en turc ou dans certains langages qui « contribuent au développement universel de la culture et de la science ». En matière éducative, aucune autre langue que le turc ne peut être utilisée pour dispenser les cours ; depuis le 12 juin 2012, certaines écoles autorisées par le ministère turc de l’Education peuvent dispenser des cours de kurde (mais pas des cours « en » kurde, néanmoins) [1].

La politique des autorités turques en matière de droits des minorités est basée, avant tout, sur celle indiquée dans le Traité de Lausanne de 1923 ; celui-ci définit les minorités avant tout selon sur leur appartenance, ou non, à la communauté islamique. Leurs droits leur étaient octroyés suivant ces garanties : libertés de vie, de croyance religieuse et de déplacements ; égalité en politique et devant la loi ; liberté d’utiliser leur langue maternel dans les tribunaux, d’ouvrir leurs propres écoles ou institutions apparentées ; liberté de tenir des cérémonies religieuses. Le traité de Lausanne n’effectue, en revanche, aucune distinction entre les minorités non-musulmanes ; seuls les Grecs, les Arméniens, les Chrétiens et les Juifs ont été officiellement reconnus comme minorités.

Les politiques publiques menées par le gouvernement turc et, surtout, la grande tolérance entre les différentes religions et minorités au sein de la société turque, ont créé un climat favorable à la libre pratique de la foi de chacun et à une certaine forme d’affirmation identitaire, tant que celle-ci ne revêt pas de caractère séparatiste, d’opposition à la citoyenneté turque, ou ne devienne militante [2]. Certaines minorités cristallisent toutefois les tensions identitaires, comme il sera vu plus loin dans cet article.

Alors que les minorités non-musulmanes reconnues par le gouvernement turc jouissent d’un statut autonome légal dans le cadre du Traité de Lausanne, l’Etat est directement responsable des affaires religieuses ayant trait aux musulmans, notamment à travers le Directorat aux Affaires religieuses (Diyanet). Selon l’article 136 de la Constitution de 1982, la Diyanet « devra exercer ses devoirs […] en accordance avec les principes de sécularisme, dépourvus de toute idée ou perspective politique, et devrait viser à accroître la solidarité et l’intégrité nationale ». L’implication de l’Etat dans les affaires religieuses des musulmans en Turquie pose problème aux yeux des minorités non-musulmans, et non sunnites, en cela que la Diyanet semble promouvoir une seule conception de l’islam, le Hanafisme, pratiquée par la majorité des Turcs [3].

L’article 42 soulève un autre problème à cet égard : « la formation et l’enseignement devront être conduites sous la supervision et le contrôle de l’Etat, dans la lignée des principes et réformes d’Atatürk, et selon les standards contemporains de la science et de l’enseignement ». L’enseignement musulman est ainsi essentiellement entre les mains de l’Etat et s’affirme comme un nouveau vecteur d’iniquité pour les minorités non-hanafites, à l’instar des Alévis par exemple [4].

Concernant la formation de partis politiques « ethniques », celle-ci est fermement interdite en Turquie. Selon l’article 81 de la loi sur les partis politiques (24 avril 1983), les partis politiques ne peuvent affirmer qu’il existe sur le territoire de la république de Turquie des minorités fondées sur une différence nationale ou religieuse, culturelle ou confessionnelle ou raciale ou linguistique ; ne peuvent avoir pour objectif ni mener des activités visant à saper l’unité nationale en créant des minorités sur le territoire de la république de Turquie par la protection, le développement et la diffusion d’une langue et d’une culture autres que la langue et la culture turques [5].

2. Point de situation sur la cohabitation et les discriminations

Bien que l’islam soit officiellement reconnu comme religion de la majorité en Turquie (les prérogatives de la Diyanet en étant l’illustration), les discriminations à l’encontre des non-musulmans restent rares, tant en raison de la très petite population concernée que par la tolérance des Turcs et des pouvoirs publics à leur égard. Jusqu’à maintenant, dans la Turquie contemporaine, il n’est fait mention nulle part d’un quelconque emprisonnement motivé par l’appartenance religieuse du captif. Les Juifs et les Chrétiens pratiquent librement leur religion et ne se plaignent qu’épisodiquement de discriminations. Cependant, certains Turcs s’étant convertis au christianisme ont pu rapporter des formes de discrimination ou de harcèlement de la part de leur famille ou de leurs voisins [6].

Le chercheur turc Hakan Yilmaz explique que cette absence globale de discriminations (à l’exception des cas qui seront évoqués plus loin) tient ses origines dans une particularité turque dont il a effectué une étude qualitative et quantitative notablement exhaustive en 2010 [7]. Pour lui, « les bases de la différenciation sociale dans la société turque apparaissent comme une tendance par laquelle les différences identitaires sont davantage perçues comme une menace vis-à-vis des autres styles de vie que comme une source d’enrichissement. Ainsi, compte tenu du faible niveau de tolérance envers la différence et la tendance à la considérer comme une menace, les minorités tendent à dissimuler leurs différences identitaires ou à donner l’impression qu’elles se conforment avec les valeurs et normes de la majorité ». Hakan Yilmaz met ainsi en évidence de nombreux processus d’autosuppression identitaire, d’invisibilisation et de mutisme identitaire à travers la société turque.

Autrement dit, il existerait une forme de « puissance dissuasive » invisible inhérente à la culture politique turque, qui contraindrait les minorités à préférer dissimuler leurs différences plutôt que de les affirmer et porter leurs revendications à cet égard dans l’arène sociopolitique. Ainsi, en raison de cette puissance dissuasive implicite, les minorités optent soit pour le départ, soit pour la conformité forcée, plutôt que d’opter pour le combat démocratique et la reconnaissance de leurs différences.
Dès lors, puisque les minorités préfèrent rester silencieuses quant à leur identité, elles n’entrent que très peu en conflit avec la majorité ou avec ceux qu’elles considèrent hostiles à leurs différences ; la coercition que les minorités s’appliquent à elles-mêmes en raison de la « puissance dissuasive » implicite au sein de la société résulte donc, paradoxalement, en une situation où la discrimination est assez rare.
L’auteur note toutefois dans son étude que les Tucs souhaitent que cette discrimination invisible change ; un nombre croissant aspire à davantage de garanties légales pour vivre leurs différences, tandis que les discriminations à l’encontre des femmes, des Alévis et des Kurdes faisait de plus en plus l’objet d’une prise de conscience au moment de l’étude.

Publié le 26/11/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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