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Mimar Sinan, architecte ottoman indémodable

Par Emile Bouvier
Publié le 06/09/2024 • modifié le 05/09/2024 • Durée de lecture : 9 minutes

Mosquée de Soliman le Magnifique construite par Sinan.

THE PICTURE DESK/THE ART ARCHIVE/ALFREDO DAGLI ORTI/AFP

Le point commun entre ces édifices religieux ? Un architecte centenaire ayant commencé sa carrière comme sapeur du génie [2] militaire ottoman et qui, de constructions en constructions, finit par devenir Chef des architectes impériaux (« Mimarbaşı »), traversant les règnes de trois sultans durant l’âge d’or de l’ère ottomane : Sinan, mieux connu sous le nom de Mimar Sinan (« Sinan l’architecte »), né entre 1488/1491 et mort en 1588. Chrétien, il fut enrôlé de force dans l’armée ottomane durant sa jeunesse et y découvrit l’art de la construction à travers l’érection de diverses infrastructures militaires, dévoilant un véritable talent pour l’architecture. Grimpant les échelons de l’armée ottomane au fil des années, il s’initia progressivement à l’édification de bâtiments civils, au premier rang desquels les mosquées, à la demande des autorités puis, bien souvent, sur instruction du sultan lui-même.

Fasciné par l’architecture des Romains et Byzantins qu’il étudia avec un soin tout particulier, il fut profondément influencé par les techniques de construction de ces derniers et s’inspira de leurs édifices encore intacts à son époque, tout particulièrement la basilique Sainte-Sophie ou des aqueducs comme celui de Valens, toujours visible aujourd’hui à Istanbul. Architecte prolifique, ses nombreuses réalisations portèrent ainsi pour la plupart la marque de cette influence qui, aujourd’hui encore, se retrouve dans nombre d’ouvrages réalisés par les disciples ou les admirateurs de Mimar Sinan à travers l’intégralité de l’Empire ottoman, de l’Afrique du Nord à la Transcaucasie et de la Hongrie à La Mecque.

Le présent article entend ainsi exposer la vie de cet homme au parcours atypique et son influence sur l’architecture ottomane. Pour cela, une approche chronologique sera adoptée, en présentant dans un premier temps les cinquante premières années de sa vie, celles de sa montée en puissance, de 1488 à 1538 (I) ; puis, dans un second temps, les cinquante dernières années de sa vie (1538-1588), celles durant lesquelles les sultans laissèrent libre cours à son talent et la fertilité de ses idées, seront étudiées (II).

I. Du janissaire au bâtisseur

Les débuts de la vie de Sinan sont relativement peu connus. Fils de parents chrétiens grecs ou arméniens, Sinan entra dans le métier de son père comme tailleur de pierre et charpentier. En 1512, il fut enrôlé dans le corps des janissaires : suivant le système « devşirme » (littéralement « la collecte »), l’armée ottomane réquisitionnait selon ses besoins de jeunes sujets chrétiens de l’Empire et les faisait se convertir à l’islam, de gré ou de force. Eduqués comme des Turcs musulmans, ils étaient alors versés dans l’administration civile ou, dans leur grande majorité, dans le corps d’élite des janissaires. Sinan, de son nom de baptême Joseph, se convertit ainsi à l’islam et commença à servir la maison ottomane. Fait tout à fait notable, l’éducation de Sinan comme janissaire comporta l’apprentissage de l’art de la charpenterie : il devint ainsi maître charpentier et cette expérience acquise dans le maniement du bois lui resta pendant toute sa carrière. Après une période de scolarité et d’entraînement rigoureux, Sinan devint officier de construction dans le génie militaire ottoman et fut envoyé dans les rangs de l’armée d’active.

L’année 1521 fut celle de la première participation de Sinan à une bataille, début d’une longue série : il rejoignit l’expédition de Belgrade lancée par Soliman le Magnifique (1494-1566) du 25 juin au 29 août, à l’issue de laquelle la ville tomba aux mains des Ottomans. Après la campagne de Belgrade, Sinan participa aux expéditions de Rhodes (1522), Mohács (1526), Vienne (1529), Perse et Irak (1534-1536), Corfou et des Pouilles (1537), ainsi que celle de Moldavie (1538). Au cours de ces campagnes, Sinan se révéla un architecte et un ingénieur compétent. Pendant la campagne en Orient, il participa à la construction de défenses et de ponts, sur le Danube par exemple, et participa à la conversion d’églises en mosquées. Pendant ces campagnes, il se fit remarquer par le sultan en raison de son aisance à mener des actions efficaces de génie militaire : il construisit par exemple trois galères à Tatvan en 1534 pour faire passer des troupes ottomanes et leur matériel, ou encore construisit un pont sur la rivière Prut en 13 jours lors de la campagne de Moldavie en 1538 [3].

Ces campagnes furent d’une importance capitale pour le développement de Sinan en tant qu’architecte, car non seulement fût-il chargé de construire ou de réparer des structures militaires telles que des ponts, des fortifications et des entrepôts, mais il eut également l’occasion de visiter de nombreuses grandes villes de son époque à travers l’Europe et le Moyen-Orient, bien souvent riches d’un patrimoine historique notable. Sinan s’employa ainsi, durant ses campagnes, à examiner les monuments majeurs de ces dernières, prenant note des techniques utilisées et des prouesses architecturales déployées pour leur construction. Pendant son service militaire actif, il restaurait ainsi de vieilles mosquées et des sanctuaires lorsque l’armée s’installait dans une grande ville. Dans les années 1530, alors qu’il était en poste à Constantinople entre deux campagnes, il conçut de petits bâtiments dans et autour de la capitale ; ils consistèrent en mosquées de rue, qui n’ont pas survécu dans leur état d’origine.

En 1538, après que ses talents architecturaux furent remarqués à de nombreuses reprises, le Grand vizir Chelebi Lütfi Pacha - sous les ordres duquel Sinan avait déjà œuvré par le passé - nomma Sinan Chef des architectes impériaux ; il en tira le nom par lequel il est resté célèbre, « Mimar Sinan ». L’accession à ce poste inaugure la deuxième partie de sa vie ; ses cinquante dernières années seront les plus grandioses et prolixes, encouragées par des autorités ottomanes enthousiasmées par ses prouesses architecturales. Durant ce demi-siècle d’activités, il bâtira ou supervisera la construction de la majorité des quelque 375 édifices construits durant sa mandature à la tête des architectes impériaux, parmi lesquels 81 mosquées, 51 salles de prières, 55 écoles coraniques, 26 darülkurra [4], 17 tombeaux, 71 hospices, 3 hôpitaux, 5 aqueducs, 8 ponts, 20 caravansérails, 36 palais, 8 entrepôts et 48 hammams [5].

II. Un architecte prolixe à l’influence toujours forte aujourd’hui

Mimar Sinan inaugura sa carrière à la tête des architectes impériaux en construisant le complexe religieux stambouliote Haseki Sultan (« Haseki Hürrem Sultan Külliyesi ») à la demande de Haseki [6] Hürrem Sultan, l’épouse du sultan ottoman Soliman le Magnifique. Elle avait épousé le sultan vers 1534 et utilisa probablement sa dot pour financer le projet ; si les bâtiments ont été conçus par l’architecte Mimar Sinan, il reste possible que certains éléments aient été planifiés par son prédécesseur, Acem Ali, mort en 1548. Dès lors, la première commande architecturale vraiment importante de Sinan fut la mosquée Şehzade, toujours visible à Istanbul, qui fut achevée en 1548 ; comme beaucoup des constructions de Mimar Sinan, la mosquée de Şehzade se distingue par une base carrée sur laquelle repose un grand dôme central flanqué de quatre demi-dômes et de nombreux dômes secondaires plus petits ; une inspiration directe de la basilique byzantine Sainte-Sophie qui figurait alors toujours comme l’édifice le plus grandiose de Constantinople.

L’influence de Sainte-Sophie sur Sinan, tout comme la volonté des autorités ottomanes de parvenir à faire construire un édifice la concurrençant en prestige, amena le chef des architectes impériaux à initier en 1550, sur ordre de Soliman le Magnifique, l’érection de la mosquée éponyme sur une colline surplombant la Corne d’Or. Sept années furent nécessaires pour construire cette mosquée, considérée par de nombreux spécialistes comme la plus belle œuvre de Mimar Sinan. Celui-ci y a notamment insufflé des innovations architecturales permettant de repousser toujours plus loin les colonnes porteuses, dégageant plus d’espace et de sensation de grandeur à l’intérieur. La mosquée possède un dôme central massif percé de 32 ouvertures, lui conférant un effet de légèreté tout en éclairant abondamment l’intérieur de la mosquée. Les quatre minarets flanquant la mosquée viennent rappeler que Soliman était le quatrième sultan à régner sur Constantinople tandis que leurs dix balcons évoquent la dixième place que le sultan occupe dans la dynastie ottomane. Il s’agit de l’une des plus grandes mosquées jamais construites dans l’Empire ottoman. Outre le lieu de culte, elle comportait un vaste complexe comprenant quatre madrasas, un grand hôpital et une école de médecine, une cuisine-réfectoire, des bains, des magasins et des écuries.

Si la mosquée de Soliman le Magnifique est considérée comme l’œuvre la plus emblématique de Mimar Sinan, celui-ci estimait toutefois que la mosquée Selimiye construite à Edirne (entre 1568 et 1574 sur ordre du sultan Selim II) était son œuvre maîtresse. Cette mosquée est en effet l’aboutissement de ses plans à dôme centralisé, le grand dôme central s’élevant sur huit piliers massifs entre lesquels se trouvent d’impressionnantes arcades en retrait ; le dôme est par ailleurs encadré par les quatre minarets les plus hauts de Turquie. Inscrite depuis 2011 sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO [7], cette mosquée a continué à en influencer de nombreuses autres bien après la disparition de Mimar Sinan, telle que la mosquée Sabancı Merkez à Adana (1998) ou encore la mosquée Nizamiye à Johannesburg, en Afrique du Sud (2012).

S’inspirant résolument de Sainte-Sophie, Sinan a adapté la conception de ses mosquées aux besoins du culte islamique, qui exige de grands espaces ouverts pour la prière en commun. En conséquence, l’immense dôme central est devenu le point central autour duquel le reste de la structure a été conçu. Sinan a été le premier à utiliser des dômes plus petits, des demi-dômes et des contreforts pour guider le regard vers l’extérieur de la mosquée jusqu’au dôme central à son sommet, utilisant de grands minarets élancés aux angles pour encadrer l’ensemble de la structure ; la silhouette donnée ainsi aux mosquées permettait de leur octroyer une impression saisissante de grandeur et de puissance.

Loin de s’arrêter à la construction de mosquées - bien que ces dernières représentèrent l’essentiel de son œuvre -, Mimar Sinan se montra également novateur dans la construction de nombreux autres édifices. Ainsi, s’inspirant des aqueducs romains, encore bien visibles à travers l’Empire ottoman au XVIème siècle, Sinan construisit plusieurs voies d’acheminement de l’eau vers diverses villes, à commencer par Constantinople dont les besoins en eaux ne faisaient qu’augmenter au fur et à mesure de la croissance démographique de la ville. Le projet le plus développé et colossal en la matière devint celui de Kırkçeşme, du nom de la source dont les eaux furent acheminées vers la ville. Il fallut huit ans pour construire ce réseau vaste et complexe d’aqueducs - trente-trois en tout -, de barrages, de bassins et de fontaines - trois cents en tout -, composés de différentes branches et reliés à d’autres édifices hydrauliques construits également durant l’ère architecturale de Mimar Sinan. Ce réseau de structures d’approvisionnement hydrique de la capitale et de ses environs resta en service jusqu’au XIXème siècle. Aujourd’hui encore, de nombreux vestiges de ce réseau hydraulique sont en parfait état, à l’instar de l’aqueduc de Mağlova Kemer, à Istanbul. De nombreuses autres œuvres de Mimar Sinan sont également toujours visibles, voire utilisées, tel le pont de Büyükçekmece, sur la rive européenne d’Istanbul, qui permet de traverser le lac éponyme - et qui devrait connaître de nombreux bouleversements dans le cadre du projet « Kanal Istanbul », ou encore le pont Mehmed Paša Sokolović à Višegrad, en Bosnie-Herzégovine.

Travailleur infatigable, il lança à l’âge de 97 ans les deux dernières constructions de sa carrière, qu’il ne verra pas achevées : les mosquée Mesih Mehmet Pacha et Molla Çelebi, à Istanbul. Il mourut en 1588 et fut enterré dans un tombeau (« türbe ») à Istanbul de sa propre conception, juste au nord de la mosquée de Soliman le Magnifique, près des tombes de ses plus grands mécènes : le sultan Soliman 1er et la sultane Haseki Hürrem. Si son tombeau est toujours visible aujourd’hui, la localisation de sa dépouille est quant à elle inconnue : en 1935, il fut exhumé par des universitaires turcs désireux de prouver, en mesurant la taille de son crâne, qu’il était ethniquement turc. Les autorités turques ont relancé, en 2016, une vaste campagne de recherches de son squelette, restée pour le moment non-concluante [8]. Restes mortels ou non, l’héritage architectural de Mimar Sinan demeure aujourd’hui incontournable en Turquie et, de manière plus générale, au Moyen-Orient. De ponts en pierre en Bosnie-Herzégovine aux remparts de Jérusalem, en passant par des mosquées parmi les plus emblématiques du territoire turc ou l’église de la Dormition-de-la-Sainte-Mère-de-Dieu en Bulgarie [9] ainsi que des complexes funéraires à Bagdad, l’étendue de l’œuvre de Mimar Sinan s’arrête aux frontières géographiques de l’âge d’or de l’Empire ottoman mais continue, aujourd’hui encore, à perdurer au-delà des siècles.

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 Les manifestations visuelles du pouvoir en Islam entre le Xe et le XVe siècle : l’art islamique, un art princier ?
 Empire ottoman
 Cartographie de l’expansion et du démembrement de l’Empire ottoman

Bibliographie :
 BENIAN, Esin. Mimar Sinan ve Osmanlı Cami mimarisinin gelişimindeki rolü. Bilim ve Teknik Dergisi, 2011, vol. 44, p. 40-47.
 DOĞAN, Sema. “Bu fakir’ül hakir’in mescidi” Mimar Sinan Mescidi. Restorasyon ve Konservasyon Çalışmaları Dergisi, 2012, no 8, p. 20-29.
 HARMANKAYA, N. Çiçek Akçıl. Mimar Sinan camilerinde sembolizm üzerine bir değerlendirme. Sanat Tarihi Yıllığı, 2018, no 27, p. 1-37.
 KELLY, Tamara. Ottoman architecture. Architecture and Engineering, 2022, vol. 7, no 2, p. 42-53.
 KUBAN, Doğan et EMDEN, Cemal. Osmanlı mimarisi. Yapi-Endustri Merkezi, 2007.
 KUBAN, Doğan et EMDEN, Cemal. Ottoman architecture. Woodbridge : Antique Collectors’ Club, 2010.
 KURAN, Aptullah. Mimar Sinan. İstanbul : Hürriyet Vakfı Yayınları, 1986.
 KURAN, Aptullah. Mimar Sinan’ın İlk Eserleri. Belleten, 1973, vol. 37, no 148, p. 533-544.
 MUNGAN, I. Hagia Sophia and Mimar Sinan. In : Natural Draught Cooling Towers : Proceedings of the Fifth International Symposium on Natural Draught Cooling Towers, Istanbul, Turkey, 20-22 May 2004. Taylor & Francis, 2004. p. 383.
 NECIPOĞLU, Gülru, ARAPI, Arben N., GÜNAY, Reha, et al. Sinan çağı : Osmanlı İmparatorluğu’nda mimari kültür. İstanbul Bilgi Üniversitesi Yayınları, 2013.
 OUSTERHOUT, Robert. Ethnic identity and cultural appropriation in early Ottoman architecture. Muqarnas, 1995, vol. 12, p. 48-62.
 OUSTERHOUT, Robert. The East, the West, and the appropriation of the past in early Ottoman architecture. Gesta, 2004, vol. 43, no 2, p. 165-176.
 PINARBAŞI, Simge Özer. MİMAR SİNAN’I ROMANLARLA TANIMAK. Art-Sanat Dergisi, 2017, no 8, p. 405-423.
 RABB, Péter. “We are all servants here !” Mimar Sinan–architect of the Ottoman Empire. Periodica Polytechnica Architecture, 2013, vol. 44, no 1, p. 17-37.

Sitographie :
 Turkey’s PM orders hunt for Ottoman architect’s skull, BBC News, 11/04/2016
https://www.bbc.com/news/blogs-news-from-elsewhere-36015767
 Mosquée Selimiye et son ensemble social, UNESCO, date non-indiquée
https://whc.unesco.org/fr/list/1366/gallery/
 Mimar Sinan (1490-1588), T.C. T.C. Edirne Valiliği, date non-indiquée
http://www.edirne.gov.tr/mimar-sinan
 Eserleri çağları aşan büyük mimar : Mimar Sinan, Anadolu Ajansi, 17/07/2023
https://www.aa.com.tr/tr/kultur/eserleri-caglari-asan-buyuk-mimar-mimar-sinan/2947493

Publié le 06/09/2024


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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